Graphisme libre, f/loss design

Outils libres et libre production

Utiliser un smartphone ou une tablette éduque autant à l’informatique que le fait de prendre un taxi éduque à la mécanique et la thermodynamique. […] Pour comprendre ce qu’est un moteur, il faut pouvoir l’ouvrir. L’observer. Le démonter. Il faut apprendre à conduire sur des engins simplifiés. Il faut en étudier les réactions. Il faut pouvoir discuter avec d’autres, comparer un moteur avec un autre. Pour découvrir l’aérodynamique, il faut avoir le droit de faire des avions de papier. Pas d’en observer sur une vidéo YouTube1.

Définition

Un logiciel est considéré comme « libre » s’il confère à son utilisateur quatre libertés fondamentales2 :

  1. la liberté d’utiliser le programme pour n’importe quel usage ;
  2. la liberté d’étudier son fonctionnement ;
  3. la liberté de l’adapter à ses besoins ;
  4. la liberté de modifier le programme et de partager ces modifications.

Cette définition programmatique, si elle s’applique au champ du logiciel, peut être largement ouverte vers les pratiques de l’art et du design, comme cette introduction se propose de le montrer.

L’importance des outils

Arts & craft, évènement fondateur, n’est pas l’alpha et l’omega de la pensée du design. Néanmoins, revenons-y. William Morris3 défendait une vision de la production artisanale, qu’on allait bientôt nommer « design », en opposition au processus de standardisation qu’était en train de déclencher l’industrialisation de la production. Sa vision était fondée sur une valorisation des savoir-faire artisanaux et sur le désir de maîtriser ses outils d’un bout à l’autre de la chaîne de production.

Morris n’avait nullement une approche qu’on puisse qualifier de luddite, mais la question qu’il posait du rapport du designer à ses outils techniques a été au cœur de toute l’histoire du design.

Les évolutions du design sont intimement liées à celles de ses outils. De Gutenberg aux presses Linotype jusqu’à la photocomposition et à l’impression laser, chaque étape de l’évolution technique a permis à de nouveaux moyens de diffusion de l’information de naître et à de nouvelles formes d’émerger4.

Depuis les années 80 et l’avènement des outils numériques dans la pratique du design graphique, cette relation entre l’outil et la production est devenue encore plus “magique”.

Aujourd’hui, à un moment ou à un autre de son processus de création ou de production, l’immense majorité des productions relevant du champ du design graphique est sujette à une médiation des outils numériques.

Nos outils influencent massivement nos pratiques de designers. Ce qui est possible, atteignable, s’entend dans le cadre défini par les possibilités –vastes, certes, mais limitées– que nous offrent nos outils de production.

Une école d’art et de design a deux missions qui peuvent sembler paradoxales : à la fois permettre de vivre d’une activité, et donc d’en maîtriser les outils spécifiques tels qu’ils seront vraisemblablement demandés par le monde professionnel, mais également permettre d’inventer de nouvelles formes, de nouveaux usages, en portant un regard critique sur les pratiques et en explorant de nouveaux espaces de création.

C’est dans cette deuxième hypothèse que se propose de vous emmener cette introduction, en abordant les espaces ouverts depuis de nombreuses années par de nombreux·ses designers.

Quelques points de repère

La notion d’outil convivial a été pensée par Ivan Illich5. Elle s’oppose à l’idée d’outils aliénants. Dans La convivialité6, il écrit :

« J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil. »

Pour Illich, un outil convivial est « générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle, il ne suscite ni esclave ni maître, il élargit le rayon d’action personnel. L’homme a besoin d’un outil avec lequel travailler, non d’un outillage qui travaille à sa place ».

Dans les années 70, la côte ouest des États-unis voit naître la contre-culture hippie. Le rapport à la technique des acteurs de cette période fut un évènement fondateur du monde que nous connaissons aujourd’hui. Norbert Wiener (père de la cybernétique), Marshall McLuhan ou Richard Buckminster Fuller, furent des intellectuels importants de cette période, qui mettaient la technologie au cœur de la transformation culturelle et psychologique de la société.

I like to think (and
the sooner the better!)
of a cybernetic meadow
where mammals and computers
live together in mutually
programming harmony
like pure water
touching clear sky.

Richard Brautigan, All Watched Over by Machines of loving Grace

C’est dans ce contexte que fut créé le Whole earth catalog7, sous-titré Access to tools8, merveilleux manuel de l’autosuffisance créative où se croisent dans une joyeuse cacophonie articles théoriques, reportages, astuces techniques, objets divers, bonnes affaires en tous genres… « Des kits pour tisser à domicile côtoient des reportages sur la science du plastique. Les flûtes en bambou partagent leur espace avec des livres sur la musique générée par ordinateur »9. Pour Stewart Brand, son initiateur, ce catalogue est une « technologie intellectuelle ». Il fut l’un des évènements pionniers de la culture DIY, Do it yourself.

En 1985, associé à Larry Brilliant, Stewart Brand développe l’expérience du catalogue dans le WELL (Whole Earth ’Lectronic Link), réseau numérique et première communauté auto-gérée en ligne. Cette initiative contribuera à constituer l’imaginaire du cyberespace et des utopies électroniques en accueillant en son sein hackers, militants et pionniers de l’internet.

En 1983, Richard M. Stallman, qui travaillait au laboratoire d’intelligence artificielle au MIT, se fâche avec une imprimante10 et lance le projet du système d’exploitation GNU, auquel viendra plus tard se greffer le noyau Linux, ainsi que la licence GPL qui pose les bases des licences informatiques libres. Il créé également la Free Software Foundation, dont le mandat est de défendre la liberté des utilisateurs d’ordinateurs, le logiciel libre contre le « logiciel privateur ».

Eric Raymond raconte son expérience du logiciel libre dans un livre devenu une référence du mouvement, La Cathédrale et le Bazar compare et oppose deux modes de pensée et d’organisation ; celui de la cathédrale, pyramidal, hiérarchique et vertical, et celui du bazar, horizontal, « désordonné » (et effrayant à première vue), mais dont l’efficacité s’avère supérieure au premier de par sa capacité d’adaptation et de flexibilité. Linux, le système d’exploitation opensource fut conçu et développé par Linus Torvalds et des milliers de contributeurs sur ce modèle du bazar.

Avec le libre, le DIY peut devenir DIWO. La collaboration, le partage et l’amélioration par le dialogue, la participation et les retours d’une communauté d’utilisateurs y sont grandement favorisées.

Torvalds et rms sont deux personnalités qu’on oppose régulièrement selon leurs deux conceptions de l’ouverture. Stallman, militant du libre comme éthique, Linus pragmatique adepte du code ouvert et interopérable. Les deux notions sont associées dans l’acronyme f/loss11.

« Le succès, c’est l’échec de l’échec. »
— Winston Churchill (non…)

Et le design ?

« Adobe Inc. est la société qui édite les cinq applications standard utilisées universellement par l’industrie graphique pour l’édition d’images et de textes, numériques et imprimés : InDesign, Illustrator, Photoshop, Flash et Dreamweaver. Ces programmes sont exemplaires12 et la majorité des designers s’en satisfait très bien, mais ils sont standard et, comme tout outil, ils ont leur empreinte propre. Si l’outil est standard, ce qui est produit a tendance à se standardiser. »13

Le modèle de développement et le modèle économique d’Adobe, tout comme la situation de quasi-monopole de l’entreprise et de ses outils, posent chaque jour de nouvelles questions aux designers graphiques. Faut-il se satisfaire d’outils fonctionnels standards, ou ouvrir de nouvelles perspectives ? Un document créé dans InDesign propose une taille par défaut, un corps de texte et un interligne par défaut, des marges par défaut, une couleur par défaut, une grille par défaut ; peut-on imaginer que l’ensemble des décisions soient alors prises par l’utilisateur de l’outil, ou de nombreuses ne reviennent-elles pas à son concepteur ?

Les émergences des philosophies du libre, du copyleft ou du partage dans le monde de l’art et du design n’ont pas attendu le numérique14, mais la démultiplication des possibilités et de la vitesse de circulation des informations ont rendu cette question plus prégnante, amenant un grand nombre de designers et d’artistes à investir ces questions.

Dès 1995, le projet GIMP est lancé. Au début des années 2000, à la suite de l’enseignement de John Maeda, Casey Reas et Ben Fry publient Processing, outil libre dédié à l’expérience du code comme outil de création. Lawrence Lessig (et al.) fonde l’organisation Creative Commons. En janvier 2002, Antoine Moreau (et al.) initie la Licence Art libre. [Liste à compléter…]

Une capture d’écran de l’élaboration du fanzine de La Balsamine de la saison 2011/2012 mis en forme par le collectif Open Source Publishing avec l’aide du tableur LibreOffice Calc.
Une capture d’écran de l’élaboration du fanzine de La Balsamine de la saison 2011/2012 mis en forme par le collectif Open Source Publishing avec l’aide du tableur LibreOffice Calc. Volé à Étienne Ozeray.

À leur suite, dans les années 2000 / 2010, de nombreux studios, designers et dessinateurs de caractères typographiques, notamment en Belgique, vont faire du libre un espace de création, dépassant la question des outils pour aborder celle des productions.

Ressources

Collectifs, studios & designers

Dans le champ typographique, de nombreux projets se sont également approprié cette philosophie. Signalons notamment :

Évènements

Articles, conférences et publications

Histoire du libre

Outils

La liste définitive et consolidée d’outils libres, utilisables dans le champ de l’art et du design, est encore à construire. Raphaël Bastide (encore, 🙏) maintient Usable, liste d’outils de création F/LOSS. On peut aussi fouiller dans ilovefreesoftware. En attendant on pourra explorer :

Outils bizarres

Outils standards

Outils programmables

Outils indispensables


  1. L’histoire du logiciel : entre collaboration et confiscation des libertés, par Ploum

  2. 0, 1, 2, 3 Poster de Velvetyne 

  3. C’est encore moi…

  4. Pour l’histoire des techniques de l’impression voir, entre autres, Wikipedia

  5. Ivan Illich, La convivialité, Paris: Seuil, Points Essais, 2003 (1re éd : 1973) 

  6. Le 1er numéro est téléchargeable chez Monoskop 

  7. Fred Turner, From Counterculture to Cyberculture […]

  8. L’anecdote est trop récurrente sur le web pour la dupliquer ici. Lire Richard Stallman et la révolution du logiciel libre

  9. Free/libre Open Source Software – inclut le mot “libre” pour signaler "free as in free speech, not free beer".  

  10. Pas toujours… [N.D.L.R.] 

  11. Kévin Donnot, Code = design, GeF 2012 

  12. Enzo Mari