KISS
Keep it simple, stupid. De la simplicité et de ses vertus, mais aussi de ses potentielles limites, dans le champ du design graphique et du webdesign.
Work in progress
Cette proposition de réflexion est un travail en cours. Son champ référentiel est encore à peine esquissé et les perspectives d’explorations gagneront à largement se développer.
Le principe KISS, keep it simple, stupid (en français, mot à mot : « garde ça simple, idiot », dans le sens de « ne complique pas les choses ») ou bien keep it stupid simple (en français, « garde ça super simple », avec l’idée que « même un idiot pourrait comprendre »), est une ligne directrice de conception qui préconise invite à éviter toute complexité non indispensable, dans la mesure du possible. Ce principe est déclinable dans un grand nombre de disciplines : le développement logiciel, le design, le journalisme, l’ingénierie, l’aviation, la planification stratégique1.
Le mot d’ordre aurait été inventée dans les années 60 par Clarence Johnson, alors ingénieur en chef de Lockheed, entreprise états-unienne du secteur de l’aéronautique et de l’aérospatiale. La version originale ne comportait pas de virgule et s’écrivait "keep it simple stupid".
Il rejoint une longue lignée de mantras dédiés à nous engager vers la simplicité, attribués tant à Guillaume d’Ockham qu’à Albert Einstein, Aristote, Ludwig Mies van der Rohe ou Marie Kondō.
Simplicité ←→ complexité
Pour démarrer, un parcours bref des dialectiques historiques entre simplicité et complexité, dépouillement et ornement, minimalisme et maximalisme (etc.) dans l’histoire de l’architecture, avant d’en venir aux questions du design.
L’art roman résonne souvent avec un à priori de simlicté formelle. L’austérité monastique des XIe et XIIe siècles a produit de merveilleux ouvrages, mais n’était pas en reste de controverses.
À Citeaux, par exemple, on tenait les Clunisiens pour des fanfarons dévergondés, et l’on considérait la démesure et la grandiloquence de leur abbaye comme outrageuse (j’exagère à peine).
S’ensuivent de multiples mutations, et l’avènement de l’architecture gothique de style primitif, puis classique, rayonnant et même flamboyant.
Vient la Renaissance et sous l’influence italienne du Quattrocento, l’attrait pour le dépouillement des formes antiques.
Au XVIe siècle, toujorus depuis l’Italie, la Renaissance décadente (?) fait advenir les approches maniéristes, décoratives et exhubérantes du Baroque, avant que dans les arts décoratifs ne se développent les styles Rococo ou rocaille.
Au milieu du XVIIIe siècle, le style néoclassique opère un nouveau retour aux formes antiques.
Au milieu du XIXe siècle, l’architecture Victorienne mélange le tout, avant que n’advienne le style nouille l’Art Nouveau et enfin (?), au début du XXe, le mouvement Moderne et le Bauhaus. Bientôt viendront le Brutalisme corbusien, mais aussi le Postmodernisme, le néo-futurisme d’Archigram et l’art-déco RVB dont notre école est sans doute la seule représentante…
Modernimse
Après ce voyage en dilettante dans les révolutions et contre-révolutions architecturales, portons le regard vers le design graphique (graphische Gestaltung en allemand, il n’est pas encore dénommé ainsi en français : on parle au mieux d’arts appliqués, de maquettes, de réclame ; pour désigner la discipline, le terme graphisme apparaît dans les années 20) au tournant du XXe siècle.
Ornement et crime
Dès 1908, l’architecte viennois Adolf Loos écrivait Ornement et crime dans lequel il postule que l’ornementation n’est rien de moins qu’un crime économique, moral et culturel. Basé sur une idéologie parfois problématique, ré-éditée en 1920 par un Le Corbusier viriliste, cette condamnation définitive de l’ornement (de l’arabesque) rejoint de manière embarassante un ensemble de discours sur la pureté morale enraciné dans un substrat culturel germanique et protestant, parfois bien rigoriste.
Loos établit néanmoins un cadre de pensée qui va influencer de très nombreux architectes, designers industriels, artistes et graphistes et notamment les acteur⋅ices, artistes et enseignant⋅es du Bauhaus ou le mouvement néerlandais De Stijl.
Bauhaus & friends
Fondée à Weimar en 1919 par l’architecte Walter Gropius, l’école du Bauhaus a été un lieu central et majeur de la convergence des pratiques de création artistiques, architecturales, graphiques ou industrielles dans un ensemble de principes relativement unifiés autour des logiques modernistes, agissant autant dans la formes des productions que dans leurs dimensions sociales, politiques ou économiques.
Les explorations artistiques et architecturales de la période De Stijl ou du Bauhaus ont abondamment irrigué les productions du champ du design graphique, notamment via les pionniers du style international, Josef Müller-Brockmann, Max Miedinger, Armin Hofmann ou Emil Ruder.
Pionnier du Style (typographique) international, Müller-Brockmann est présenté avec enthousiasme par Vincent Perrottet2 à l’occasion d’une exposition à Chaumont, Fer à gauche toute :
Lorsque le problème d'information est résolu sur un plan pratique, objectif et esthétique, le langage de la forme fera éclater sa compréhension traditionnelle, pour devenir un langage universel.
— Josef Müller-Brockmann
Parallèlement, après et avant la star internationale Müller-Brockmann, de nombreux graphistes affiliés aux approches modernistes gagnent à être connu⋅es : les suisses, allemands et néerlandais, Piet Zwart (né en 1885), Jan Tschichold (1902), Max Bill (1908), Emil Ruder (1914), Wim Crouwel (1928), Adrian Frutiger (1928), Karl Gerstner (1930), Jost Hochuli (1933) ou Wolfgang Weingart (1941), mais aussi des italiens 3, Franco Grignani (1908), Carlo Vivarelli (1919), AG Fronzoni (1923) ou Massimo Vignelli (1931) et même des français4 !
Outre-Atlantique, notamment du fait des influences liées au déplacement du Bauhaus à Chicago, a émergé un langage graphique spécifique, au service de la société de consommation en pleine expansion.
Art minimal
Sans envisager de parcourir dans l’histoire de l’art le même chemin dilettante qui vient de traverser 10 siècles d’architecture, quelques grands noms doivent néanmoins être cités, tant ils ont concourru à façonner notre regard contemporain sur ces questions. Leur influence ou leur extension dans le champ du design contemporain est majeure.
L’art minimal est un courant apparu au début des années 1960 aux États-Unis. Il s’oppose au lyrisme de l’expressionnisme abstrait et à la tendance figurative, narrative et ironique du pop art. Héritier du modernisme et du Bauhaus, il procède par soustraction, par réduction et par la convocation du moins possible de moyens.
Au delà des enjeux formels, ces artistes (Frank Stella, Carl Andre, Dan Flavin, Donald Judd, Sol LeWitt ou Robert Morris) rejettent l’« illusion » pour déterminer des structures, des lieux. Ils tendent à limiter au maximum leur intervention, usant notamment de matériaux préfabriqués, faisant valoir leur pure matérialité et la présence transcendée de leur fonction. Un langage visuel appuyé sur la forme pure, non siignifiante, non symbolique.
Ces œuvres plastiques minimales trouvent leurs contreparties dans le champ musical et sonore (Steve Reich, Philip Glass, Terry Riley, La Monte Young…) mais aussi dans la littérature (Raymond Carver), et bien évidemment dans le design et la conception industrielle.
– = + ?
Le minimalisme, tout comme sa contestation, sont propices à l’énonciation de grandes tirades sentencieuses, de manifestes définitifs et absolus, de préceptes de coaching feng shui et de punchlines dignes d’être tatouées en caractères gothiques.
Less is more
— Ludwig Mies van der Rohe
Less is a bore
— Robert Venturi
Form follows function
— Louis Sullivan
Form follows fun
— Emigre
Dieter Rams est un designer allemand associé aux produits hifi et électro-ménagers de la société Braun et à l’approche fonctionnaliste du design. On lui doit sa propre punchline, légère évolution de celle de Mies van der Rohe (Weniger, aber besser – moins mais mieux) ainsi que les fameux dix principes du « bon design »5
Good design is innovative
Good design makes a product useful
Good design is aesthetic
Good design makes a product understandable
Good design is unobtrusive
Good design is honest
Good design is long-lasting
Good design is thorough down to the last detail
Good design is environmentally friendly
Good design is as little design as possible
Une controverse particulièrement éclairante est celle qui opposa Jan Tschichold et Max Bill. Dans ses premières années, Tschichold fut un fervent partisan des thèses modernistes et des prtincipes du Bauhaus (lire _Die neue Typographie). Au sortir de la guerre, en 1945, il opéra un retour assez déroutant, se mettant à défendre une approche du graphisme résolument classique, contestant une forme d’autoritarisme du modernisme. Élève de Tsichold, Max Bill s’insurgea contre ce revirement, cette trahison des idéaux progressistes dans le design graphique quer Techichold lui semblait renier au profit d’approches comme délétères et réactionnaires. Lire à ce sujet Max Bill / Jan Tschichold. La querelle typographique des modernes chez B42 et l’article de Charles Gautier sur Strabic.
Aujourd’hui
L’époque contemporaine puise largement ses inspirations dans les travaux de ces pionniers suisses, allemands ou néerlandais. De jeunes (ou déjà plus si jeunes) studios ont pris la relève et déploient en les revitalisant les approches sensibles explorées par leurs aînés.
Post-post-modernisme, post-internet, post-apocalypse
La démultiplication de la circulation des images et des signes graphiques qu’à progressivement permis l’avènement d’internet et du web a rendu floues les frontières et multiplié le mélange des influences. Helvetica est partout, mais les couches de réinterprétations et de citations l’ont dissoute.
Dans le champ du web, les débuts balbutiants et les audaces graphiques d’une terre vierge ont laissé la place aux templates6 préfabriqués. Les design systems, les tendances (flat design) et les frameworks (Material design, Bootstrap) se sont répandus ad nauseam.
Perspectives
Pour conclure (non) et ouvrir le débat, trois pistes à explorer, trois grandes approches contemporaines d’un (web)design minimaliste, sinon dans la forme, potentiellement dans l’attitude.
Brutaminimalisme
Brutalistwebsites propose une définition formulée ainsi : « Par sa rugosité et l’indifférence aux formes faciles ou confortables, le Brutalisme peut être considéré comme une réaction de la jeune génération à la légèreté, à l’optimisme et à la frivolité du webdesign actuel ».
Sous ce terme, le designer Pascal Deville, rassemble sans hiérarchie un ensemble de sites dont l’affiliation stylistique et esthétique avec le brutalisme architectural est plus qu’incertaine, mais dont les attitudes – moindre intervention du designer, visibilité des structures techniques, etc. – explorent une veine singulière d’une attitude « minimaliste ».
Sobriété, frugalité, éco-conceptions et greenwashing
La crise climatique, la prise de conscience progressive de l’urgence écologique et l’évolution de l’opinion publique comme des marchés ont enfin établi les enjeux écologiques de l’activité des designers comme des questions majeures. 50 ans après Design pour un monde réel de Victor Papanek7, le design se verdit, s’allège, se low-technicise, s’éthicise et parfois se greenwashe.
Les initiatives se multiplient : Web 0, Small web, Slow web ou low tech web. Précurseur dans le champ du web, le site du Low tech magazine est hébergé sur un serveur alimenté par un panneau solaire. Son fonctionnement souhaite demander le minimum de ressources au serveur, mais aussi en bande passante et en « modernité » de l’appareil qui visite le site.
This is a motherfucking website, les 1MB Club, 10 KB Club, 512KB Club, 250kb Club, et de nombreux autres cherchent galement à réduire le poids de leurs pages, afin de lutter contre le bloated mess qu’est devenu Internet.
HTML Energy, énergies DIY du zine à l’écran
HTML energy est un projet initié par Laurel Schwulst, artiste et enseignante new-yorkaise, dans lequel elle interroge des artistes et des designers qui écrivent des pages web en « pur HTML ». Elle y questionne notamment le potentiel poétique du web, mais y éclaire également des logiques esthétiques et philosophiques d’un web « simple ».
Everything should be made as simple as possible, but not simpler.
– Albert Einstein, ou Winston Churchill ?
L’Enseignement de Las Vegas
Learning from Las Vegas est un ouvrage majeur de la critique des approches modernistes, ouvrant la voie au post-modernisme.
Ses auteur⋅ices, Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour s’y attachent à mettre en lumière l’intérêt formel et culturel de l’architecture vernaculaire, des signes et des décorations qui illuminent nos villes. Ils y critiquent la stérilisation esthétique que le modernisme, en particulier dans ses acceptions les moins subtiles, produit dans nos imaginaires. Ils proposent aux architectes –mais aussi aux designers– d’observer et d’analyser toutes les formes culturelles, y compris les plus naïves/embarassantes/ridicules, et d’en nourrir leurs productions.
Variations sur le thème
Keep it simple, stupid (laisse-le simple, stupide)
Keep it stupid simple (laisse-le stupidement simple)
Keep it simple, silly (laisse-le simple, idiot)
Keep it small and simple (laisse-le simple et bref)
Keep it sweet and simple (laisse-le simple et agréable)
Keep it simple and straightforward (laisse-le simple et direct)
Keep it short and simple (laisse-le simple et court)
Keep it simple and smart (laisse-le simple et intelligent)
Keep it strictly simple (laisse-le strictement simple)
Keep it speckless and sane (laisse-le sain et impeccable)
Keep it super-simple (laisse-le super-simple)
Keep it sober and significant (laisse-le sobre et explicite)
Keep it short and sweet (laisse-le court et sympa)
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Lire également l’article de Graphéine qui lui est consacré, et parcourir une galerie sur Flickr. ↩
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Visiter de toute urgence l’Archivio Grafica Italiana ↩
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Patrice (Fabien) Chaminade, ancien enseignant de l’ÉSAD Pyrénées a longuement enquêté sur l’aparition du modernisme en France. En attendant une édition rétrospective, une interview est accessible en ligne. ↩
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Largement diffusés, ces Ten principles for good design font partie d’une immense collection de « principes de design », réunie par Jeremy Keith. ↩
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Lire l’article de Nolwenn Maudet, Une brève histoire des templates, entre autonomisation et contrôle des graphistes amateurs ↩
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Lire Design éthique, éco-design, low-techs, ici-même. ↩