Une identité collective : les free parties

La mort et le renouveau de la vie sont fêtés depuis des temps insondables, leur commémoration rythme, séquence, organise et structure la vie sociale sous toutes les formes qu’elle peut prendre. Dans un monde où le changement s’accélère, les formes de ces commémorations s’adaptent aux nouvelles représentations culturelles, sont réappropriées, et plus : héritées, afin de coller à une réalité mouvante. Les free parties sont une manifestation de cette réinvention moderne de la célébration rituelle primordiale où tout vient symboliquement mourir et renaître : la société, les individus, les codes, les représentations et les règles qui les unissent. La free se veut une agression pacifique contre le monde contemporain, mais aussi une thérapie ponctuelle contre une pathologie collective : l’angoisse de l’avenir, de l’anomie.

Plus qu’autour d’un discours, l’identité du mouvement débute par la désignation consensuelle d’ennemis communs au groupe (le marché, l’État), tourne autour d’une certaine pratique festive (totale, carnavalesque) caractérisée par une musique spécifique ( acidcore-hardcore), des pratiques ritualisées, une mémoire collective fondée sur une histoire et des mythes internes. Il s’est ainsi construit un bagage symbolique suffisant pour donner au mouvement des repères, un sens collectif.

LES ENNEMIS COMMUNS : L’ÉTAT, LE MARCHÉ

Violemment réprimées par les autorités dès leurs débuts, les raves se déroulent généralement dans une atmosphère d’insécurité potentielle. Le danger vient de la possible répression policière. Les ravers ont goûté aux lacrymogènes et aux passages à tabac; ils savent que l’État peut outrepasser ses prérogatives quand il veut faire respecter son autorité. Un nombre important d’organisateurs ont subi des peines de prison, de lourdes amendes, des confiscations de matériel, les contrôles des Douanes et des Stupéfiants.

L’État mobilise tous ses appareils idéologiques et répressifs pour dénigrer le mouvement. L’existence de mouvements collectifs hors de tout contrôle administratif semble encore trop subversive pour notre époque. Par la résistance au discours et à la contrainte républicaine, le mouvement s’est gagné une légitimité, il a séduit les anti-autoritaires, les libertaires. Il pratique un terrorisme symbolique, qui met le pouvoir face à ses extrémités, l’obligeant à dévoiler son autoritarisme latent et ainsi à se discréditer.

La marchandisation est le second modèle repoussoir de la free. La fête, pour être authentique, doit être désintéressée et spontanée; elle s’accommode donc mal d’une logique commerciale normalisée. La musique techno s’est construite sur un réseau indépendant des majors, autoproduit, underground, et le mouvement tout entier se raccroche à ce gage de sincérité. Les free ont émergé avec la répression, mais elles ont aussi été un exutoire pour tous ceux que l’institutionnalisation des raves a déçus. Le marché est une menace plus subtile, car au lieu de s’opposer au mouvement, elle tente de le récupérer, d’en tirer profit par un jeu de simulacre. La répression est vécue comme un soutien étatique aux marchands, une tentative de rabattre les participants vers des lieux moins subversifs, plus encadrés et réglementés, avec service d’ordre et horaires prédéfinis. La participation aux free devient une résistance apolitique, contestation informulée et globale de la société, qui s’exprime dans une propagande par le fait et fonde l’identité underground et libertaire du mouvement.

LES MYTHES FONDATEURS : LES TRAVELLERS, LE NETWORK 23

Dans le monde des fêtes, se sont créées des légendes qui participent d’un imaginaire collectif, en évoquant la fondation du mouvement par des sortes de pères fondateurs. Pour nous cantonner ici aux icônes qui nous semblent les plus consensuelles, nous n’évoquerons que le mythe du traveller et celui du network 23, le plus populaire des réseaux underground. L’histoire de ces mythes a été déformée mille fois, et s’ils sont bien réels, il est difficile aujourd’hui d’en faire une synthèse fidèle de quelques lignes.

À l’origine, bien avant la première free party, il existait déjà en Angleterre des caravanes de travellers depuis le début des années quatre-vingt.

Ces descendants spirituels des hippies vivent toujours parallèlement à la société, dont ils rejettent normes et valeurs. Souvent excentriques, ils aspirent à un mode de vie libre et communautaire, en opposition avec le monde contemporain. Nomades libertaires et écologistes, ils vivent d’artisanat, de création artistique, et organisent des écoles alternatives pour vivre avec leurs enfants. Bien qu’ils soient résolument pacifistes et non violents, ces anticonformistes sont souvent rejetés par les populations locales qui voient en eux des manouches. Les travellers organisaient l’été des festivals gratuits dans les campagnes, et lorsque les ravers furent exclus des zones urbaines, ils se sont naturellement associés. La techno s’est alors liée à un mode de vie alternatif, pour devenir un mode d’engagement total.

Se forment des sound systems, tribes, qui produisent et diffusent leur musique lors de fêtes gratuites. Ces « tribus » postmodernes, organisées en réseaux d’intersolidarité, s’appuient de plus en plus sur Internet pour entretenir et étendre la vie du mouvement atomisé et underground, qui échappe à toute médiatisation. Le Network 23 est le plus légendaire de ces groupes. C’est un collectif d’artistes qui a participé à l’aventure pionnière des Spiral Tribe, groupe d’expatriés anglais qui a organisé les premières raves gratuites en France en 1992. Ces groupes ont fui la répression tatchérienne en s’implantant en France, puis en évangélisant le monde entier – pénétrant dans les pays de l’Est, en Inde, aux États-Unis, en Asie.

Aujourd’hui encore ils incarnent l’essence du mouvement, l’activisme radical un peu fou de ceux pour qui la techno et la fête deviennent le sens d’une vie. Ils ont à leurs débuts prôné la prise de LSD comme celle d’une hostie techno (mais ils l’ont regretté, car les drogues ont pris depuis une place qu’ils jugent trop centrale). Ils représentent encore à cet égard l’excès du mouvement, qui a laissé de nombreux membres en cours de route, certains se perdant dans l’ivresse toxicomaniaque, la folie ou une socialité qui de primaire peut régresser à primitive. Morts, suicides, séjours psychiatriques, séquelles intellectuelles : tous les groupes de vétérans ont payé à des degrés divers leur lot à la fête. La vie sur un fil, la mise en danger font partie du plaisir de la fête, qui n’est pas un divertissement anodin, strictement ludique, mais comprend aussi une grande charge de violence, une dimension morbide, pendant nécessaire et complémentaire de l’élan vital qui se renouvelle dans la mise en danger.

UNE CERTAINE PRATIQUE FESTIVE

L’esprit de la fête, c’est le carnaval. Le référent explicite du mode festif des free est le carnaval qui incarne la double dimension ludique et sub-versive de la fête totale. La free prétend revenir à l’essence de la fête, c’est ce qui fonde son succès populaire. « La fête, écrit Jean Duvignaud, détruit ou abolit les représentations, les codes, les règles par lesquelles les sociétés se défendent contre l’agression naturelle. Elle contemple avec stupeur et joie l’accouplement de l’homme, du “ça” et du “surmoi”, dans une exaltation où tous les signes admis sont falsifiés, bouleversés, détruits. Elle est au sens propre le carnaval. » Aujourd’hui les fêtes sont des produits de l’industrie du divertissement; elles n’appartiennent plus à ceux qui y participent, mais à des promoteurs de spectacles.

Dans les free, ce rapport producteur-consommateur est refusé. En fait, beaucoup de participants rêvent d’organiser un jour eux-mêmes des fêtes – comme une envie de rendre et de partager ce qu’ils ont reçu, d’aller au-delà de ce qu’ils ont donné, de ce qu’ils sont. Le spectacle n’est pas séparé du public, c’est le dance-floor où les danseurs, les cracheurs de feu et autres performers entrent en représentation, transformant la musique en spectacle visuel. Les danseurs font face aux enceintes, qui cachent généralement le DJ musiquant. L’attention se focalise sur la création musicale, et non sur la personne qui la produit. Certains noms sont plus prestigieux, mais peu de participants connaissent le visage des artistes noyés dans l’anonymat des pseudonymes. Le public et les organisateurs ne sont pas distingués par quelque signe spécifique; il n’y a pas de coulisses interdites aux spectateurs.

Le matériel de sonorisation n’est pas « protégé » des danseurs, qui dans leur enthousiasme montent parfois sur les enceintes pour avoir une vision panoramique de la fête, stimuler la danse de la foule ou se prendre pour le roi de la montagne.

DES PRATIQUES RITUELLES

Les lieux. Les free squattent des locaux abandonnés pour leur redonner vie le temps d’une soirée. Elles réinvestissent des lieux désenchantés pour les réenchanter provisoirement. Les organisateurs privilégient les lieux insolites pour apporter une dimension unique à l’ambiance de la soirée. Dans la pénombre, avec les jeux de lumière, ces lieux sont rendus méconnaissables, et sont propices aux distorsions de la perception. Les carrières, grottes, usines, hangars sont à la fois éloignés des habitations et permettent de réunir des milliers de participants sans moyens financiers. Avec les occupations, s’exprime un esprit de revendication, d’activisme, qui transforme l’organisation de fêtes en bras de fer contre les autorités et les propriétaires. Le changement de lieux personnalise les fêtes, mais permet aussi de prendre de cours les gendarmes locaux, qui ne peuvent que constater un attroupement spontané et incontrôlable.

Les séquences liminaires. Pour tout novice, la première fête prend des allures d’initiation. L’organisation illégale de la fête impose des contraintes qui deviennent des étapes rituelles permettant d’accéder au monde perdu, à la terre promise du samedi soir. Le numéro de boîte vocale est la clé qui indique le lieu du rendez-vous. À cet endroit se réunissent des centaines ou des milliers de véhicules dans l’attente d’un mystérieux camion qui prend la tête d’un convoi nocturne irréel. Ou bien le message indique directement le lieu de la soirée, et c’est à chacun d’y parvenir au terme d’un jeu de piste sur les départementales qui peut durer des heures. À l’approche de la soirée, une pulsation se fait sentir, lointaine puis de moins en moins sourde : c’est le signe de l’arrivée. À l’entrée de la fête, les participants sont souvent abordés par une foule de dealers qui leur propose généralement son panel de drogues du moment. Après l’ingestion, le produit met un moment à agir, puis transporte le participant vers les enceintes, le dance-floor. La fête, le son, les regards donnent le sentiment de muer vers une nouvelle réalité. Chacun vit alors intérieurement des émotions qui lui sont propres, mais dans un cadre collectif. La fête paraît ainsi tendue entre l’effet de cohésion rythmique et l’hypersubjectivité favorisée par l’abstraction de la narration musicale. Au lever du soleil, la fête a passé le paroxysme, mais elle dure encore pour accompagner les derniers excités et la redescente des autres. Dans la matinée, c’est le long retour trouble et irréel vers le quotidien, la lumière, le repos bien mérité.

Les drogues. Elles occupent une place prépondérante. Elles apparaissent au grand jour dans la fête. La free est bien un libre marché pour de nombreuses drogues, favorisé par l’absence de policiers. Chacun se fait son cocktail selon ses goûts et la disponibilité des produits, le déroulement de la soirée. Alors que « la » drogue s’apparente, surtout dans l’enfance, au grand tabou, c’est la pratique déviante la plus généralisée en free, qui permet de modifier les perceptions de tout l’environnement : le corps, les autres, la musique. Le choix et la prise des produits varient avec l’expérience; mais l’entourage joue un rôle accompagnateur en conseillant le novice sur la nature, les doses et les effets des psychotropes. Il se crée une certaine culture toxicophile, qui s’accroît avec la prise de produits, et qui s’acquiert en groupe. L’usage de drogues est une pratique initiatrice, qui devient une consommation quasi rituelle. Les produits sont de plus en plus variés, et certains les mélangent pour adapter leur défonce aux différents moments de la fête, pour multiplier les effets ou pour pondérer des effets indésirables.

Comme nous l’avons évoqué, cette culture de l’excès se paye parfois très cher, tant physiquement que psychiquement et socialement. Mais pour la plupart, c’est une pratique occasionnelle, récréative et expérimentale, qui est bien gérée à long terme. On peut voir là s’exprimer un goût du risque, des sensations, du dépassement des limites, propre à la jeunesse – comme dans les sports de glisse qui partagent de nombreuses affinités avec l’esprit des teufeurs (le corps sain en moins).

Le son. On assiste à une sorte de personnification du « son », qui désigne autant le flux sonore que la logistique de sonorisation. Les danseurs semblent lutter contre un miroir opaque qui les repousse et les attire à la fois.

Certains danseurs défient la puissance acoustique en mettant carrément la « tête dans les enceintes », pratique répandue mais lourde de séquelles…

Comme il règne toujours un mystère sur l’identité du musiquant, et des organisateurs perdus dans la masse, la musique semble autonome, comme produite par des machines affranchies des humains. Les entassements de châteaux d’enceintes prennent des allures de totem, et la musique rappelle des pulsations telluriques. La fête doit avoir un aspect occulte, secret, interdit, pour faire surgir un monde magique, réenchanté. C’est le style de musique techno qui marque l’identité d’une fête, selon qu’elle est plutôt planante ( transe), mentale ( acid), dansante ( tribe) ou tendue, violente ( hardcore). Certains participants n’apprécient pas également tous ces styles, mais dans beaucoup de free, on débute lentement pour pouvoir « faire péter » le son de plus en plus fort, par une progression maîtrisée du mix vers des paysages sonores de plus en plus rapides, bruitistes et extrêmes. Le son emplit tout l’espace, centralise toutes les sensations, les attentions. Il s’impose à tous, semble n’appartenir à personne; il est l’objet sacré de la fête, pour lequel chacun sacrifie une part de son temps, de son énergie, de son esprit, et par lequel on se laisse posséder pour mieux se libérer du monde. Il suffit de comparer les études anthropologiques de Gilbert Rouget pour se persuader que la techno est bien une musique de transe.

La danse. La rave est une fête où l’on danse. Moyen d’expression privilégié du teufeur, la danse est l’aspect défouloir de la fête. C’est le mode de participation typique, le signe d’une soirée totalement réussie. La danse n’est absolument pas formalisée : il n’existe ni pas, ni figures, ni règles ou codes établis. Il est inutile de savoir danser, et c’est une raison du succès de ces fêtes, à une époque où plus personne ne sait danser. Elle permet une redécouverte du corps, de ses potentialités et de ses limites, dans une expérience qui est vécue collectivement. La danse est solitaire, ou en groupe d’amis, mais le rythme traverse la foule tout entière, le volume acoustique fait vibrer tous les corps. Il se crée sur le dance-floor une communication gestuelle et visuelle qui se substitue ludiquement au verbe.

Le don. C’est l’élément rituel emblématique des free parties, qui sont le plus souvent gratuites, mais soumises à une « donation ». Cette participation du public aux frais engagés par les organisateurs répond à une logique de réciprocité entre sound system et teufeurs. La donation se fait parfois en nature (joints, cigarettes… ) : ce n’est pas directement une logique marchande, car elle « rembourse » plus qu’elle ne « rapporte ». En pratique, même celui qui n’a pas un franc à donner peut rentrer, mais il n’y a pas de fierté à esquiver la donation comme à resquiller dans un concert. La fête s’apparente à un don généralisé, fondé sur le désintéressement et le plaisir de l’être-ensemble. Les danseurs, les cracheurs de feu, les sonorisateurs, tout le monde donne de lui-même pour être présent et pour faire vivre la soirée, déjouer les autorités, mettre l’ambiance jusqu’au bout.

La fête n’est pas une marchandise; fondée sur une inconditionnalité conditionnelle des rapports d’échanges, elle s’exprime on ne peut mieux dans le triptyque du donner-recevoir-rendre. La fête laisse libre cours à l’expression d’une socialité primaire malmenée par la modernité, mais qui se réinvente et donne à des milliers d’individus le sentiment de participer à une histoire collective exceptionnelle.

L’IDÉAL -TYPE DU PARTICIPANT AUX FREE PARTIES : LE TEUFEUR

Le public de base, c’est le teufeur. Le teufeur est le stéréotype du participant chevronné aux free parties. Un teufeur accompli a intégré l’esprit de la fête, il a appris à évoluer dans les soirées de façon autonome, à déchiffrer les codes internes propres aux free parties. Il sait distinguer les bons produits des mauvais, les DJ talentueux des médiocres, les organisateurs sérieux de ceux dont les soirées tombent à l’eau. En l’absence de service d’ordre, les participants doivent adopter une certaine morale pour que la fête se déroule pacifiquement. Une éthique diffuse, non formulée, se fonde sur ce qui semble évident à tous : le respect des règles minimales et consensuelles de notre morale judéo-chrétienne occidentale – tolérance, respect, non-violence, altruisme, honnêteté dans les échanges.

Pour autant les teufeurs ne sont pas des anges, et il leur arrive de faire aux autres ce qu’ils n’aimeraient pas qu’on leur fasse. Certains dealers sont taxés de « racailles », parce qu’ils ne viennent à la fête que dans un but de profit, le plus souvent avec de la marchandise frelatée; certains teufeurs ont alors la mauvaise habitude de se faire justice eux-mêmes, au nom de la défense de l’esprit des fêtes. Les rapports sont francs, rudes, sans fioritures. On se bouscule, on s’apostrophe, on se toise; mais c’est une violence qui doit rester symbolique, canalisée par la participation à une fête; elle correspond à la violence du son. Mais le bon esprit fait de plus en plus défaut, car les valeurs des débuts se perdent avec l’accroissement de la consommation de stupéfiants de plus en plus abrutissants (kétamine).

Pour montrer son appartenance au mouvement, le teufeur tente d’avoir l’air aguerri, expérimenté. Autant pour se reconnaître entre pairs que pour se distinguer des participants les plus occasionnels, ceux qui participent sans s’intégrer pleinement au paysage de la fête et qui sont taxés de « touristes ». Casquette de travers, percing, tatouages, veste militaire, treillis larges, blouson de montagne, de pompier… Les vêtements doivent avant tout permettre de résister au froid nocturne, supporter les salissures occasionnées par la fréquentation de lieux insalubres (grottes, hangars désaffectés, champs boueux). Le corps est utilisé comme un outil à la recherche de plaisir, et traité comme tel : malmené, poussé à ses extrémités par des heures, des jours de danse et de veille, de jeûne et de défonce. Le corps est marqué par l’usure, mais aussi par les percing, les tatouages qui témoignent de la volonté de réappropriation du corps.

Pour autant, le teufeur ne l’est qu’à temps partiel : il assume généralement une vie professionnelle ou scolaire qui occupe la plus grande partie de son temps. Le teufeur appartient à toutes les couches de la société, tout en privilégiant au moins ponctuellement un état d’esprit plus proche des valeurs populaires. Le degré d’engagement varie selon la fréquence des participations et la densité relationnelle au sein du mouvement. Les teufeurs les plus actifs participent à plusieurs fêtes d’affilée, ou les prolongent lors d’after, qui débutent le matin et durent jusque dans l’après-midi. L’engagement du teufeur est manifeste, par les difficultés qu’il endure, mais reste ponctuel, périodique. Il permet ainsi de marquer une rupture radicale avec le quotidien, de contrebalancer les contraintes subies de la semaine par les contraintes choisies du week-end, en s’inscrivant provisoirement dans des pratiques et des représentations collectives anti-utilitaristes.

L’idéal du teufeur, son modèle d’engagement, c’est le traveller, dont il imite parfois temporairement le mode de vie bohême. Une recherche de mémoire en cours à Paris-X sur les travailleurs saisonniers met l’accent sur la très forte participation de cette population aux free parties, qui correspondent à leurs moyens financiers, à leur nomadisme, à leur socialité communautaire, et contrebalancent leurs difficiles conditions de vie. Les teufeurs les plus engagés deviennent des travellers, et intègrent de façon permanente un groupe d’organisateurs ou de participants. L’engagement peut aussi devenir excessif, certains fêtards ne vivant plus que dans l’attente de la prochaine soirée. Leur vie sociale n’existe plus que dans la fête, par la fréquentation permanente d’un milieu déconnecté de la réalité quotidienne. Pour certains, il est possible d’intégrer un groupe d’artistes, de transformer cette fuite sociale en création; mais il s’agit d’une minorité privilégiée, d’une élite au sein du mouvement.

L’esprit underground est la valeur matrice et motrice qui fonde et organise les représentations et les actes déviants, une légitimation permanente de la contestation sous toutes ses formes. Cet esprit est réapproprié par tous ceux qui sont étiquetés hors normes, dans de multiples musiques. On trouve aisément des affinités entre les participants aux free et ceux d’autres courants musicaux alternatifs ou libertaires : rap, reggae, ragga, punk, rock alternatif. Ces genres musicaux sont également associés à des modes festifs spécifiques, mais ils en ont développé d’autres dimensions, plus fondées sur le discours. La free party répond à la stigmatisation et à l’exclusion sociale dont elle est l’objet en rejetant encore plus les règles institutionnelles de la société. La violence du style de techno qui est joué dépend souvent de l’attitude des autorités à une période donnée. On assiste à une recrudescence des soirées hardcore durant les périodes et dans les régions où la répression est la plus forte. La free vit par rapport à la société, mais elle s’exprime dans son propre langage symbolique, la musique. Elle a récupéré la part de subversion évacuée des raves marchandes pour se construire une identité qui est le noyau dur ( hard core) de la fête techno, mais aussi un pôle extrême du mouvement.

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Lien vers la revue
Texte de Tristan Collette "Une identité collective : les free parties" tiré de la "revue du Mauss" n°19, "Y'a t'ils des valeurs naturelles?", 2002