Du papyrus à l’hypertexte
Essai sur les mutations du texte et de la lecture

Extrait de l’ouvrage de Christian Vandendorpe, ponctué d’enregistrements de Vera Hall par Alan Lomax et de quelques pas de danse de Peg Leg Sam.

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À la différence de l’écriture hiéroglyphique, qui tient de sa composante pictographique un aspect visuel et spectaculaire, l’écriture alphabétique a été conçue comme transcription de la parole et inféodée dès sa naissance à l’ordre linéaire de l’oralité. Cette linéarité est parfaitement symbolisée dans la disposition adoptée par l’écrit à ses débuts, où l’on alignait les caractères de gauche à droite pour la première ligne et de droite à gauche pour la suivante, et ainsi de suite, en imitant le trajet de la charrue qui laboure un champ, métaphore qui a donné son nom à ce type d’écriture : le « boustrophedon ». Le lecteur était en effet censé suivre des yeux le mouvement ininterrompu que la main du scribe avait tracé.

Vera Hall — Young Speckled Lady

L’oralité étendait aussi son emprise sur le support du texte. Sur la feuille de papyrus, qui était en usage depuis − 3000, le scribe aligne les colonnes de texte en parallèle jusqu’à ce qu’il soit arrivé à la fin du texte. Malgré les qualités du papyrus, qui en feront le Livre par excellence pendant trois millénaires, le fait que celui-ci soit enroulé sur lui-même en un volumen imposera de sérieuses limitations à l’expansion de l’écrit et contribuera à le maintenir sous la tutelle de l’oral. On tenait pour acquis que le lecteur lisait de la première à la dernière ligne et qu’il n’avait pas d’autre choix que de s’immerger dans la lecture du texte, déroulant le volumen tout comme le conteur dévide son histoire, selon un ordre rigoureusement linéaire et continu. En outre, comme le note A. Labarre (p. 12), le lecteur avait besoin de ses deux mains pour dérouler le papyrus, ce qui ne lui permettait pas de prendre des notes ou d’annoter le texte. Pire encore, comme nous l’apprend Martial, le lecteur devait souvent s’aider du menton pour réenrouler le volumen, ce qui avait pour effet de laisser sur la tranche des marques assez malvenues pour les usagers d’une bibliothèque.

L’avènement du codex marquera une rupture radicale avec cet ordre ancien. Il consiste en un ouvrage dont les feuilles pliées et reliées forment ce que nous appelons aujourd’hui un cahier ou un livre. Il est apparu quelques dizaines d’années avant notre ère dans la Rome classique à l’époque d’Horace, qui s’en servait d’ailleurs comme d’un carnet de notes. Plus petit et plus maniable que le rouleau, le codex est aussi plus économique parce qu’il permet au scribe d’écrire des deux côtés, voire de gratter la surface pour récrire par-dessus. Mais en raison de son ancienneté, le rouleau jouissait d’une dignité qui le faisait préférer par l’élite des lettrés et que le codex mettra plusieurs siècles à acquérir. Le passage de l’un à l’autre ne sera vraiment effectué dans l’Empire romain qu’au IVe siècle. Et il faudra encore longtemps avant que le nouveau média se libère du modèle imposé par le volumen — de la même façon que l’automobile a mis plusieurs dizaines d’années avant de se dégager complètement du modèle de la voiture à chevaux: inertie des représentations culturelles dominantes !

Vera Hall — Riding In A Buggy

Les milieux chrétiens seront les premiers à adopter le codex, surtout pour répandre le texte des Évangiles. On suppose que le nouveau format, plus petit, plus compact et plus maniable que le rouleau, avait également l’avantage de marquer une rupture radicale avec la tradition rattachée au texte biblique. Selon les termes de R. Debray, « le christianisme a fait au monde antique de l’écrit le même coup que l’imprimerie lui fera à son tour mille ans plus tard : le coup du léger, du méprisable, du portatif » (1991, p. 132).

L’élément nouveau que le codex introduit dans l’économie du livre est la notion de page. Grâce à celle-ci, il deviendra possible, au cours d’une évolution lente mais irrésistible, de manipuler le texte beaucoup plus aisément. En bref, la page permettra au texte d’échapper à la continuité et à la linéarité du rouleau : elle le fera entrer dans l’ordre de la tabularité.

Peg Leg Sam

Aussi le codex est-il le livre par excellence, sans lequel notre civilisation n’aurait pu atteindre son plein développement dans la quête du savoir et la diffusion de la connaissance. Il entraîne l’établissement d’un nouveau rapport entre le lecteur et le texte. Comme le relève Labarre, un historien du livre : « Il s’agit d’une mutation capitale dans l’histoire du livre, plus importante peut-être que celle que lui fera subir Gutenberg, car elle atteignait le livre dans sa forme et obligeait le lecteur à changer complètement son attitude physique » (p.12). En libérant la main du lecteur, le codex lui permet de n’être plus le récepteur passif du texte, mais de s’introduire à son tour dans le cycle de l’écriture par le jeu des annotations. Le lecteur peut aussi accéder directement à n’importe quel point du texte. Un simple signet lui donne la possibilité de reprendre sa lecture là où elle avait été interrompue, ce qui contribue également à transformer le rapport avec le texte et en modifie le statut. L’historienne Colette Sirat note fort justement:

Il faudra vingt siècles pour qu’on se rende compte que l’importance primordiale du codex pour notre civilisation a été de permettre la lecture sélective et non pas continue, contribuant ainsi à l’élaboration de structures mentales où le texte est dissocié de la parole et de son rythme. (p.21).

Vera Hall — Rosie Baby

À partir du moment où apparaîtra le potentiel de cette unité de forme et de contenu qu’est la page, on verra lentement se mettre en place dans l’organisation du livre divers types de repères conçus pour aider le lecteur à s’orienter plus facilement dans la masse textuelle, à en faire une lecture plus commode et plus efficace, indexée sur l’ordre du visuel. La page constitue en effet une unité visuelle d’information liée à la fois à celles qui la suivent et à celles qui la précèdent. En outre, comme elle peut être numérotée et recevoir un titre courant, la page dispose d’une autonomie que n’avait pas la colonne de texte du volumen. Désormais, il est possible de feuilleter un livre et d’en appréhender rapidement le contenu, au moins pour l’essentiel.

Surtout, la page, qui peut être exposée à la vue de tous, permet au texte de cohabiter avec des images. Alors que le papyrus se réenroulait sur lui-même, après la consultation du texte, le codex peut rester ouvert à une double page, tels ces grands psautiers du Moyen Âge exposés dans les églises sur leur lutrin.

Vera Hall — Stagolee

La page devient ainsi le lieu où le texte, jusque-là perçu comme une simple transcription de la voix, accède à l’ordre du visuel. Elle va dès lors être travaillée de plus en plus comme un tableau et s’enrichir d’enluminures, chose profondément étrangère au rouleau de papyrus. Le spectacle du codex ouvert devient ainsi emblématique d’une religion qui veut étendre à tous l’idéal de la lecture des textes sacrés et faire partager au monde entier la nouvelle de la Révélation. Diverses innovations favoriseront la mutation du rapport au texte et à la lecture. Parmi celles-ci, il faut mentionner la séparation entre les mots, apparue au VIIe siècle, et qui entraînera des aménagements décisifs dans la mise en forme du texte. Entre le XIe et le XIIIe siècle, on verra se consolider bon nombre des pratiques qui permettent au lecteur d’échapper à la linéarité originelle de la parole, grâce notamment à la table des matières, à l’index et au titre courant. La marque de paragraphe – d’abord simplement signalée dans le texte par le symbole du pied de mouche (¶) – facilitera la gestion des unités de sens en aidant le lecteur à suivre les grandes articulations du texte :

Les innovations dans la présentation des pages manuscrites sont certainement les auxiliaires les plus utiles dans l’étude au XIe siècle : titres courants, têtes de chapitres en rouge, initiales alternativement rouges et bleues, initiales de tailles différentes, indication des paragraphes, renvois, noms des auteurs cités…

Vera Hall — Yes Ma’am

Il est impossible de situer avec précision le moment auquel chacune de ces techniques fut adoptée de manière générale ; néanmoins leur emploi était devenu la norme aux environs de 1220 et l’on retrouve la plupart d’entre elles dans les bibles glosées ou les manuscrits des sentences de la fin du XIIe siècle.

Au XVe siècle, la révolution de l’imprimerie sera de nouveau l’occasion d’une réflexion intense sur l’organisation du livre. Febvre et Martin notent ainsi que la page de titre fait son apparition – enfin ! – vers 1480. Après une première période d’enfance du livre moderne caractérisée par ce qu’on appelle aujourd’hui les « incunables » et où l’on se contentait d’imiter aussi fidèlement que possible la forme du manuscrit, les imprimeurs vont bientôt apercevoir tout le potentiel de la page comme espace sémiotique discret:

Les premiers livres ne connaissaient ni foliotation ni pagination. La numérotation des cahiers, avec des lettres et non des chiffres, n’est pas destinée au lecteur mais à l’artisan qui fabrique et relie le livre. Pour guider l’usager, à la fin de chaque page se lit le premier mot de la page suivante, la réclame. Il faudra attendre la seconde moitié du XVIe siècle pour que, sous l’impulsion des imprimeurs-humanistes, la pagination devienne chose courante.

Vera Hall — I Got A Home In That Rock

Si la pagination permet au lecteur de mieux gérer la durée et le rythme de sa lecture, elle favorise aussi la discussion sur les textes, en rendant possible aux lecteurs d’une même édition le renvoi à un même passage. Ce pas une fois franchi, le mouvement de tabularisation s’accentuera et l’imprimerie généralisera le recours aux procédés les plus raffinés d’entrées multiples. Il est désormais permis au lecteur de situer précisément le point où il est arrivé dans sa lecture, d’estimer l’importance respective d’une section par rapport à une autre, bref, de moduler sa progression. Il a également le droit d’oublier les détails de ce qu’il a lu plus tôt, car il sait pouvoir les retrouver rapidement en se reportant à une table des matières ou à un index. Il peut donc se contenter d’écrémer les seuls aspects du livre qui l’intéressent.

Dans bien des cas, en effet, le lecteur construit sa compréhension du texte en se basant sur des indices glanés à divers endroits du livre, surtout quand il s’agit d’un texte étendu. Les repères typographiques tels que le gras, les capitales, l’italique ou la couleur lui fournissent des moyens rapides de catégoriser les éléments qu’il est en train de lire et d’éviter des ambiguïtés au moment de la lecture. À titre d’exemple, le fait qu’un mot étranger soit en italique évitera qu’il soit confondu avec son homonyme français. Enfin, lorsque la matière le justifie, un index des noms propres, un index analytique ou une bibliographie permettent au lecteur de choisir le mode d’accès au texte qui convient le mieux à ses besoins d’information du moment.

Ces aides à la lecture ne se mettront pas en place d’un seul coup, mais se raffineront lentement, dans un processus qui culminera au XIXe siècle. Ainsi, il aura fallu longtemps pour qu’apparaisse la table des matières (XIIe siècle) ou que la notion de paragraphe, déjà conceptualisée dans les manuscrits du XIe siècle sous la forme d’un signe particulier, se traduise finalement par un alinéa — opération que l’on rapporte au Discours de la méthode de Descartes, ouvrage dont la parution marque aussi, en 1637, l’avènement du français comme langue du discours philosophique et érudit.

Vera Hall — Trouble In Mind