Il était une fois, dans un pays pas si lointain, un jeune surdoué désœuvré après avoir acquis ses premiers millions. Daniel Ek, développeur suédois agé de 23 ans crée l’entreprise Spotify avec l’aide de Martin Lorentzon en 2006. Il explique être motivé par la volonté de rendre accessible la musique au plus grand nombre tout en proposant un meilleur service que le piratage, alors massivement pratiqué. Un peu moins de 20 ans plus tard, l’entreprise est devenue le service de streaming musical numéro 1 dans le monde occidental et la probabilité que vous sachiez de quoi il s’agit tend vers 1.
Dans les faits, Spotify rencontre rapidement le succès en atteignant le million d’utilisateur·ices en 2009, seulement 5 mois
après son lancement grand public. Mais voilà, l’entreprise n’engrange pas de bénéfices malgré le nombre d’abonné·es
grandissant par millions au fil des années et les milliards de dollars qu’elle brasse avant d’en reverser une part aux maisons de
disques. Il faut attendre 2024 pour que Spotify dégage un bénéfice annuel et devienne enfin rentable. Et qui dit rentable
dit tactiques de rentabilité. Si on met de côté que les abonnements à Spotify, qui sont aujourd’hui plus chers que ceux de ses
principaux concurrents, cette suprématie s’est aussi construite grâce à différents facteurs tels que les partennariats, une
identité visuelle ainsi qu’un design d’interface reconnaissables et le mystérieux PFC. Le Perfect Fit Content est un
programme lancé par Spotify dont les traces remontent aux alentours de 2016 et qui a été exposé au grand jour en 2025 dans
Mood Machine, un livre de Liz Pelly, après des enquêtes de plusieurs journalistes sur plusieurs années. Ce programme
consiste à acheter à bas prix des morceaux, avant de les rentrer dans des playlists de la plateforme afin de baisser les coûts des royalties dûes
aux artistes et labels. Cette musique produite au kilomètre dans des studios d’enregistrements qui tournent comme des usines est
revendue par des sociétés opaques dirigées par des proches du pôle financier de Spotify avant d’atterrir dans des playlists
d’ambiance chill. L’entreprise suédoise compte en fait sur la passivité de ses client·es qui cherchent à écouter de la musique
en menant une activité parallèle sans être concentré·es pour les gaver de faux artistes, parfois les mêmes musicien·nes de studio
à l’origine de plusieurs pages d’artistes et qui peuvent représenter près de 70% des morceaux de certaines playlists. Cette
production industrielle de musique n’est pourtant pas si discrète lorsqu’on découvre des pages d’artistes à plusieurs millions
d’auditeur·ices mensuel·les qui n’ont
pas de biographie, ni même une quelconque empreinte numérique et dont les pochettes d’albums
sont extrêmement génériques car très probablement générées à l’aide d’intelligences artificielles. On y vient. Parlons-en
d’intelligence artificielle générative puisqu’elle n’est pas qu’utilisée pour des covers. Avec l’avènement des progrès
technologiques actuels, on peut légitimement se demander ce qui empêche Spotify et ses entreprises satellites de doper le
programme PFC à l’aide d’outils de génération de musique et la réponse est sûrement : rien. Quand on comprend le mal que la
société de Daniel Ek se donne pour réduire les sommes versées à l’industrie musicale, on ne peut qu’imaginer le pire dans une
époque où une grande partie de son catalogue est déjà de la musique générée par IA, nouvelle pratique qu’Ek lui-même encense.
Rappelons qu’en février 2025, la première place de la playlist Spotify « Viral 50 », un top des musiques qui circulent sur les
réseaux sociaux, était occupée par Nous sommes les patates, un titre générée à l’aide de l’outil génératif Suno. Nous
sommes les patates/ On se balade en 4x4/ On mange de la caféine/ Car on n’a pas envie/ De finir en purée Mousline...
Un autre atout de Spotify est son catalogue de podcast, lui aussi très important notamment grâce aux rachats en 2019 de Parcast
et Gimlet Media, deux services spécialistes du domaine. Il s’agit d’un bon argument en faveur de l’entreprise et elle l’a bien
compris. C’est ainsi qu’en plus de plateformes dédiées, elle s’est mise à acheter des exclusivités telles que The Joe Rogan
Experience en 2021. Mais qui c’est Joe Rogan ? En plus d’être un célèbre commentateur de l’UFC (MMA), il est aujourd’hui le
podcaster le plus écouté au monde d’après Wikipédia, qui ajoute qu’il « est critiqué pour sa promotion de théories
conspirationnistes, de désinformation sur la pandémie de Covid-19 et pour accueillir des invités qui diffusent de la
désinformation et de la pseudoscience ». En 2015, les podcasts de Rogan cumulaient déjà 11 millions d’auditeur·ices mensuel·les, ce qui
peut expliquer les quelques 100 millions de dollars que Spotify a investi en lui quelques années plus tard. Cet investissement
n’a pas été fait au hasard et est intervenu au moment où le New York Times indiquait que le podcast de Rogan était devenu un
« influenceur politique improbable » lors de l’élection présidentielle de 2020. Bien que Spotify ait supprimé en 2022 des
dizaines d’épisodes dans lequel le podcaster star utilise le n-word, ce programme reste un argument phare de la plateforme tant
ses statistiques sont importantes, peu importe ces propos négationnistes durant la pandémie ou sur les attaques chimiques commises
par le régime de Bachar el-Assad en Syrie qu’il qualifie de « gros mensonge ». Bien que se définissant comme libartarien et
n’étant affilié à aucun parti, son soutien s’est tourné vers Donald Trump durant les élections de 2024. Il l’a d’ailleurs
interviewé
pendant la campagne dans un podcast écouté plus de 60 millions de fois, dont 14 millions en seulement 24 heures,
raison entre autres pour laquelle les dirigeant·es de Spotify se seraient félicités du poids de leur entreprise dans la réussite
du 47e président des USA.
Une question se pose maintenant : après avoir fait en sorte d’être la plateforme avec le plus d’abonné·es grâce à nombre de stratagèmes, que fait-on de tous ces deniers ? Tout d’abord quand une entreprise engendre autant de revenus, son principal objectif est d’en faire encore plus, comme nous venons de le voir. Cela passe par des investissements dans d’innombrables secteurs et dont certains sont plus clairs que d’autres. Le 20 janvier 2025 s’est tenu la cérémonie d’investiture de Trump, vous savez celle où Elon Musk a voulu témoigner son amour à la foule en levant son bras bien droit dans un certain angle. Celle-ci bénéficiait d’un don de $150 000, un poisson dans l’océan, de la part de Spotify. Lorsqu’un média suèdois souvent impliqué dans des enquêtes sur l’entreprise, le Dagens Nyheter, s’est penché sur ce financement, la direction de la plateforme s’est défendu : « Le don vise à continuer à étendre notre présence à Washington D.C. tout en favorisant les objectifs de notre plateforme et de nos créateurs », a répondu l’un des porte-parole de l’entreprise, suite à la publication de l’article en question. « Cela s’inscrit dans le cadre du travail que nous effectuons dans les capitales du monde entier pour faire avancer nos questions politiques, quel que soit le pouvoir en place ». Cette dernière phrase est question à débat tant ce genre de dons de Spotify ou de géants de la tech encore plus géants semble surtout dirigé vers des technocraties de plus en plus autoritaires. La veille de cette cérémonie, un brunch était organisé par Spotify afin de célébrer le « pouvoir des podcasts dans cette élection » auquel étaient invités des podcasters stars comme Ben Shapiro, Tim Pool ou encore Joe Rogan bien que ce dernier ne s’y soit pas rendu.
Malheureusement il ne s’agit pas du seul exemple d’utilisation questionnable de l’argent généré par Spotify. Même si l’entreprise n’est devenue "rentable" que récemment, cela ne l’a pas empêché de brasser des sommes astronomiques et d’être arrosée par des fonds d’investissement. Ruisselement oblige (n’est-ce pas ?), la fortune estimée de Daniel Ek s’élève à l’heure de l’écriture de ces lignes à plus de 9 milliards de dollars d’après Forbes. Et même lorsqu’on sait qu’il n’en a en fait pas grand chose à faire de la musique, ses placements financiers personnels peuvent étonner tant ils sont éloignés du monde du streaming musical. En effet, en juin 2025, Ek a investi 600 millions de dollars via son fond d’investissement dans Helsing, une start-up allemande dans le secteur militaire dont il est l’actuel président. Quel rapport avec le streaming musical me demanderez-vous. Je vous répondrai : pas grand chose hormis un intérêt commun pour l’intelligence artificielle. Fondée en 2021 par un ancien entrepreneur dans l’industrie du jeu vidéo, un ancien fonctionnaire du ministère allemand de la Défense et un chercheur en intelligence artificielle, cette entreprise s’attèle aujourd’hui à fabriquer des drones de combat, des sous marins et des avions autonomes. Valuée à 12 milliards de dollars, Helsing a d’abord démarré en produisant des logiciels d’IA capables d’analyses sur le terrain pour le domaine militaire. En 2021, Ek avait déjà investi 100 millions de dollars dans l’entreprise. Aujourd’hui, elle se positionne en leader des technologies défensives européennes, notamment grâce à son produit phare le drone autonome HX-2 qui a déjà servi en Ukraine. Le PDG de Spotify, pour défendre cet investissement, a déclaré : « Alors que l’Europe renforce rapidement ses capacités de défense face à des défis géopolitiques en constante évolution, il y a un besoin urgent d’investir dans des technologies avancées, afin d’assurer l’autonomie stratégique et la préparation de l’Europe en matière de sécurité ». Visiblement lui-même conscient que « Des critiques sont inévitables, et c’est acceptable », il affirme néanmoins une volonté du renforcement de la souveraineté technologique européenne.
Tous ces éléments sont autant de marqueurs révélateurs de l’avènement du technofascisme montant depuis déjà des années. Sans pour autant être la firme la plus diabolique du monde ni même du niveau d’une GAFAM, Spotify reste un exemple de cas qui nous permet d’étudier ces questions. Le problème ce n’est pas la musique fonctionnelle (pour accompagner une activité), ni qu’un outil vienne faire muter l’art. Il se situe dans les volontés qui façonnent notre environnement connecté actuel. Pour un PDG comme Daniel Ek, la musique n’est qu’un outil monnayble et quitte à l’affaiblir et l’essorer encore plus, l’utilisation de l’IA générative peut en être un accélérateur bien pratique. Sous couvert de rendre service à l’auditeur·ice, ces dirigeant·es s’engraissent de manière colossale et ré-injectent les bénéfices dans des investissements encore une fois néfastes pour les individus qui composent une société. Ce capitalisme extractiviste n’est même pas une finalité et tel une IA générative, il se nourrit de lui-même et des données volées pour enrichir une poignée de technocrates qui affirment leur pouvoir et s’aident mutuellement. En contribuant au développement de drones autonomes, Daniel Ek nous montre sans plus de subtilité les enjeux dissimulés que posent ces entreprises de la tech qui nous accompagnent au quotidien. Pour terminer, j’insisterai sur le fait que je n’ai pas écrit ce texte pour faire culpabiliser l’utilisateur et lui rejeter la responsabilité de financer de l’armement en écoutant passivement de la musique mais plutôt dans l’objectif de démontrer la vaste arnaque que constitue ce mastodonte du streaming musical, un domaine où les autres plateformes ne sont que seulement moins pires.
Sources
→ BROWNE, Ryan. Spotify’s Daniel Ek leads $694 million investment in defense startup Helsing. 17 juin 2025. CNBC. https://www.cnbc.com/2025/06/17/spotifys-daniel-ek-leads-investment-in-defense-startup-helsing.html [Consulté le 3 novembre 2025].
→ FANEN, Sophian. Spotify et l'arnaque aux artistes fantômes. 4 février 2025. Les Jours. https://lesjours.fr/obsessions/la-fete-du-stream-6/ep1-bonnes-feuilles-pelly/ [Consulté le 3 novembre 2025]. Extrait traduit de PELLY, Liz. Mood Machine. New-York : Simon & Schuster, 2025.
→ FANEN, Sophian et PELLY, Liz. « Spotify considère la musique davantage comme un outil que comme une forme d’art ». 4 février 2025. Les Jours. https://lesjours.fr/obsessions/la-fete-du-stream-6/ep2-liz-pelly-spotify/ [Consulté le 4 novembre 2025].
→ FANEN, Sophian. « Tu viens pour Taylor Swift et tu te retrouves à écouter de l’IA si tu ne fais pas attention ». 12 février 2025. Les Jours. https://lesjours.fr/obsessions/la-fete-du-stream-6/ep3-ia-intelligence-
artificielle/ [Consulté le 4 novembre 2025].
→ Joe Rogan. 11 octobre 2025. Wikipédia. https://fr.wikipedia.org/wiki/Joe_Rogan [Consulté le 4 novembre 2025].
→ LUCAS, Louise. Investiture de Donald Trump : Spotify a fait don de 150 000 dollars pour la cérémonie. 23 janvier 2025. Les Inrockuptibles. https://www.lesinrocks.com/musique/investiture-de-donald-trump-spotify-a-fait-don-de-150-000-dollars-pour-la-ceremonie-649529-23-01-2025/ [Consulté le 5 novembre 2025].
→ LUCAS, Louise. Le PDG de Spotify investit 600 millions d’euros dans l’armement. 4 août 2025. Les Inrockuptibles. https://www.lesinrocks.com/musique/le-pdg-de-spotify-investit-600-millions-deuros-dans-larmement-677863-04-08-2025/
[Consulté le 5 novembre 2025].
→ Profile : Daniel Ek. 5 novembre 2025. Forbes. https://www.forbes.com/profile/daniel-ek/
[Consulté le 5 novembre 2025].
→ P., Cédric. Pourquoi le fondateur de Spotify investit dans des technologies militaires. 18 juin 2025. Netcost. https://www.netcost-security.fr/actualites/253120/pourquoi-le-fondateur-de-spotify-investit-dans-des-technologies-militaires/ [Consulté le 5 novembre 2025].
Cette étude de cas est une introduction à ce vaste sujet et je vous invite à découvrir les autres contenus très enrichissants du kit pour aller plus loin dans les thématiques abordées ici. Vous pouvez également consulter le glossaire pour préciser certaines notions évoquées dans ce texte (les mots « pixélisés »).
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