Préface

Ce mémoire vise à explorer les relations entre design graphique et musique indépendante, en recentrant le corpus sur la scène rap underground française. Celle-ci, très prolifique, est surtout remarquable par ses différentes façons d’associer imagerie et musicalité. De ces associations naissent des sous-genres, qui évoluent et développent chacun leur esthétique et leurs codes musicaux et visuels, particulièrement par l’usage des technologies numériques. J’ai ainsi réalisé une carte permettant de naviguer plus facilement dans ce réseau dense, tentaculaire, et qui structure en partie l’argumentation.

Introduction

La relation entre art musical et art graphique est la source de nombreuses recherches et ouvrages théoriques, cherchant à comprendre comment le visuel et le sonore interagissent, se complètent, fusionnent. Le chercheur Jean-Yves Bosseur a ainsi étudié cette relation en détail dans le cadre de deux ouvrages : Le sonore et le visuel en 19921, et Musique et arts plastiques en 20152. Dans le premier, Bosseur écrivait déjà ceci : « Les tentatives d’échange, voire d’osmose entre les domaines du visuel et du sonore n’ont cessé, à notre époque, de se ramifier et se diversifier »3. Ces ouvrages mettent cependant l’accent sur la partie artistique issue de cette rencontre, celle qui vise à pousser toujours plus loin une hybridation des médiums, « qui [joue] délibérément sur le paradoxe que suppose toute ambition de classification »4. Même au sein du design graphique, qui sera notre champ d’analyse pourtant peu évoqué par Bosseur, on retrouve ce genre de projet ambitieux. Il ne sera pas ici question d’analyser ces derniers, ni comment les designeur·euses explorent cette relation au travers de projets expérimentaux. Nous nous intéresserons plutôt à la manière dont design graphique et musique collaborent et prennent place dans un contexte bien réel de commande et d’existence dans un écosystème bouillonnant.

En effet, notre corpus se centrera autour d’une scène musicale particulièrement active, où le design graphique prend une place importante : la scène rap souterraine francophone. Resserrer ainsi le corpus sur un univers musical très précis permet de poser un cadre, de prendre des exemples concrets, et d’analyser plus finement les œuvres. Cette scène underground possède cependant ses propres codes, son mode de fonctionnement particulier allant de paire avec la culture rap. C’est pourquoi il est important de d’abord définir ce corpus, le contexte culturel dans lequel il prend place, ainsi que les méthodes de travail autour de celui-ci.

Les contours de cette culture sont en réalité très vagues et difficiles à définir : quelles sont les limites de l’"underground" dans le rap ? Qu’est-ce qui fait que les artistes choisi·es s’inscrivent dans ce contexte ? Enregistrer ses morceaux en studio plutôt que dans sa chambre invalide-t’il ce rejet de l’industrie ? D’un autre côté, underground veut-il dire que la diffusion des morceaux est peu importante ? Comment le design graphique intervient-il dans cette phase de médiatisation, de partage des contenus créés au départ dans des espaces privés ? L’accès de plus en plus aisé aux moyens d’enregistrement et de publication incite en effet les artistes débutant·es à travailler depuis chez eux, dans des chambres, des caves, des appartements. L’esthétique homemade est intimement liée à l’underground, qui s’éloigne des moyens traditionnels de production de musique. De plus, ces nouveaux acteurs semblent désireux d’apporter leur touche personnelle à un univers musical de plus en plus polyvalent depuis 2015. La scène souterraine francophone se caractérise donc par sa capacité à pousser les limites du rap de plus en plus loin, notamment par le biais des nouvelles technologies numériques. De cela résulte une explosion de sous-genres, floutant les frontières avec les autres styles de musique.

Lorsque l’on évoque cette scène underground et son rapport avec les technologies numériques, trois notions peuvent y être associées, définies par Pascal Plantard : braconnage, bricolage et butinage. À l’origine utilisées pour discuter des technologies numériques, ces trois comportements s’appliquent en réalité très bien au milieu underground, si l’on définit plus précisément ces termes. Braconner se réfère ainsi à la façon dont les usagers détournent les outils à leur disposition pour s’extraire des carcans prévus et trouver de nouvelles façons d’utiliser ces outils. Le bricolage est déjà très clairement défini par Plantard, c’est « l’art de faire avec ce que l’on a. C’est exécuter un grand nombre de tâches diversifiées dans un univers instrumental clos, avec un ensemble fini d’outils et de matériaux pour réaliser un projet déterminé ». Ce bricolage est ainsi instinctivement pratiqué par tous les usagers de technologies numériques selon Plantard. Enfin, butiner, c’est prendre inspiration dans diverses cultures et univers créatifs pour s’en approprier les imaginaires. Il s’agit ici d’une définition retravaillée par rapport à celle de Plantard, plus pragmatique, mais qui s’applique de ce fait à la façon dont les créateur·ices trouvent l’inspiration pour faire évoluer leurs esthétiques. À partir de ces trois notions, nous pourrons analyser avec plus de précision la façon dont les artistes et designeur·euses s’approprient de nouvelles inspirations, esthétiques, technologies, et construisent de nouveaux imaginaires. Braconnage, bricolage et butinage seront mentionnés puis explicités dans les parties suivantes, en fonction des usages de chaque sous-genre. La présence de l’esthétique homemade dans les milieux créatifs analysés est essentielle, puisque c’est elle qui permet de rattacher la scène rap underground à ces notions.

Malgré ces critères précis de définition, on retrouve tout de même dans ce corpus une forte activité et une grande diversité de propositions, dues à la forte démocratisation du rap depuis plusieurs années. L’arrivée de technologies numériques facilitant toujours plus la création et la mise en ligne de musique a également joué un rôle important dans cette croissance. Bosseur évoque d’ailleurs parfaitement l’impact de celles-ci sur la création musicale : « Un objet sonore est envisagé sous le double aspect de son apparence visuelle et de ses conséquences acoustiques. Les nouvelles technologies elles-mêmes se situent au croisement de différents modes d’expression. »5. Cette citation résume l’importance des nouvelles technologies dans la création graphique comme musicale. Créer à travers une interface informatique invite déjà à penser la musique visuellement : les ondes sonores sont retranscrites par des spectres audios[fig. 1], les plugins* soignent leur interface et illustrent visuellement leur impact sur le signal sonore[fig. 2]. Au-delà de la conception musicale, ces nouvelles technologies sont aussi omniprésentes lors de la diffusion. Le biais des réseaux sociaux étant aujourd’hui le canal de diffusion privilégié par les artistes underground, l’association d’images à leur musique se fait d’elle-même. Une musique doit impérativement être associée à un contenu visuel avant d’être postée, renforçant encore l’idée que son et image deviennent indissociables, dans une industrie mettant déjà beaucoup en avant cette relation. La mise en image intervient majoritairement à la fin du processus créatif, et les designeur·euses graphiques sont le plus souvent invité·es à réaliser des pochettes. D’autres cas de projets existent aussi, qu’il s’agisse d’affiches de concerts, de soirées ou de festivals, de titres typographiques, de clips, de visualisers*… Dans tous les cas, cette relation implique que le design graphique représente l’œuvre musicale, participe à sa présentation au public et la rend cohérente, de l’objet musical à toute la communication qui l’accompagne.

Ces associations fréquentes entre rappeur·euses et designer·euses contribuent à développer des esthétiques, qui à leur tour prennent plus d’ampleur et évoluent en sous-genres. Ces propagations et évolutions d’esthétiques peuvent se rapporter à la notion de rhizome, définie par les philosophes français Gilles Deleuze et Félix Guattari. Dans cette théorie, l’organisation et la division des branchements n’obéit à aucune hiérarchie, et chaque élément peut en influencer un autre, créant un nouvel embranchement. Selon ce principe, j’ai pu établir une cartographie subjective de cette scène souterraine, afin de rendre compte de ses genres, sous-genres, et sous-sous-genres[fig. 3]. Les données concrètes de la carte sont les albums*, les singles*, et les EP* que j’ai sélectionnés. Ceux-ci sont représentés par leurs pochettes et regroupés en fonction de leurs connexions musicales, de leurs influences, formant des sortes de sous-genres qui n’en sont en réalité pas vraiment. La carte se donne à lire d’une part par des masses cohérentes, et d’autre part par des sortes d’îlots, projets en marge. On ne peut cependant pas parler de cloisonnement entre ces ensembles : il y a des porosités, et des artistes ou des projets peuvent former des ponts entre deux styles différents. D’autres se situent plus en marge, signe d’un détachement particulièrement marqué par rapport à ce qui se produit actuellement. Notre analyse s’appuiera sur cette cartographie, classification non-exhaustive du rap underground et de tous les sous-genres qui en résultent. Nous parcourrons la carte de gauche à droite et donnerons une lecture claire et précise des connexions, nœuds, passages entre ses diverses esthétiques ; ces parcours constituant le plan. Cette carte se présente ainsi comme le point de départ du questionnement sur le comment et pourquoi le design graphique et la musique interagissent dans chaque sous-genre. Si cette rencontre contribue à la création et au développement d’esthétiques, quelles possibilités d’avenir s’offrent à elles au milieu d’une scène déjà surchargée de nouvelles propositions ?

[fig. 1] L’interface du DAW* Reaper, où les prises sons sont placées sur une ligne temporelle, et contrôlées à partir d’une multitude de boutons dont l’apparence imite celle des machines analogiques
[fig. 2] L’interface du plugin très complet Transit 2 par Baby Audio et Andrew Huang
[fig. 3] Cartographie du réseau tentaculaire de la scène rap underground, mise à jour pour la dernière fois en janvier 2025. Liste des projets et artistes répertoriés et numérotés en annexes. Télécharger au format PDF (recommandé pour suivre en parallèle et zoomer dedans)

I) Rimes et peintures

1) Homemade à tout prix : peignez, crackez, samplez !

Afin de mieux pouvoir observer les pochettes, et les connexions qui se font entre elles, munissez vous de la carte, imprimée sur une feuille à part ou ouverte dans un nouvel onglet afin de pouvoir plonger dedans en détail. Nous commençons notre étude par la partie gauche, celle qui pose des bases encore proches du rap « classique » comme il se définit dans l’inconscient collectif (cf. annexe : Rythmiques dans le rap : contexte et définitions). Après avoir regroupé les projets, on observe sur la carte un premier ensemble avec une forte dominante de pochettes utilisant les arts plastiques. La peinture s’impose comme une incontournable, présente sur une bonne dizaine de pochettes, mais des subtilités viennent s’ajouter au corpus : des collages comme sur la pochette de GOLDMAKER d’Ajna, du papier à gratter sur 3ème cycle de H Jeunecrack, ou même de la couture sur XIII et Brûler la maison d’AsinineAsinine, XIII, 2023. L’illustration se fait ici tangible, avec des matériaux réels, comme pour faire appel à une époque où la matérialité dominait. Le graphisme est utilisé comme sorte d’ancre au réel, pour signaler que ce rap ne se noie pas encore totalement dans l’usage du numérique. Au-delà de sa caractéristique matérielle, l’illustration sur ces pochettes se montre souvent figurative. Les pochettes dépeignent des scènes, des personnages, des éléments renvoyant au contenu de la musique. L’illustration fait souvent le choix de s’appuyer sur le contenu textuel du projet, puisque celui-ci prévaut. On retrouve ainsi très explicitement une jungle illustrée à la manière du Douanier Rousseau sur la pochette de Jungle des illusions vol.1 de Jungle JackJungle Jack, JUNGLE DES ILLUSIONS VOL. 1, 2021, ou un cavalier sans tête référencé plusieurs fois dans les titres de omar chappier de Mairo. Même lorsque la pochette n’illustre pas explicitement le projet, certains artistes font tout de même le choix de peindre leur pochette. Keroué réalisera ainsi lui-même les pochettes de Candela et Eckmühl, empruntant au cubisme et à Basquiat pour donner à ses deux EPs des esthétiques abstraites, non figuratives. Ainsi, de la même façon que la peinture dût se réinventer à l’arrivée de la photographie, cette frange du rap trouve le moyen de faire évoluer sa musique au milieu d’une époque mettant en avant des sonorités numériques, électroniques. Il ne s’agit pas de suivre le progrès pour en faire une tendance, mais bien de perfectionner ce qui existe déjà pour le faire correspondre à l’époque. Peut-être peut-on y voir une sorte de prise de position : les rappeur·euses sont conscient·es de l’époque qui les entoure, et des évolutions technologiques, donc musicales et graphiques qu’elle entraîne. Revendiquer un rap mettant l’accent sur les paroles et le sens et l’associer aux arts plastiques, ce n’est pas un refus ni un rejet de l’innovation mais un hommage qui ravive la flamme du tangible, du réel.

À côté des créations plus plastiques, on retrouve un autre ensemble dans cette partie gauche de la carte. Dans celui-ci, les artistes partagent une pratique commune et prononcée du braconnage, au sens où l’entend Pascal Plantard, notamment par la pratique du sample* qui sera détaillée plus tard. Ce braconnage est en réalité pratiqué par toute la scène underground, où les artistes trouvent des moyens détournés d’accéder aux outils numériques qui sont désormais nécessaires pour créer leur musique, leurs pochettes, leurs affiches. Ainsi, les logiciels crackés sont légion, d’abord par manque de budget mais plus subtilement par revendication. Michel de Certeau, ayant inspiré à Plantard sa notion de braconnage, parlait déjà en 1980 de « micro-résistances », des pratiques quotidiennes et individuelles qui constituent un moyen de s’échapper de son rôle de simple consommateur. Ces résistances se manifestent au travers d’une « créativité cachée dans un enchevêtrement de ruses silencieuses et subtiles, efficaces, par lesquelles chacun s’invente une manière propre de cheminer à travers la forêt des produits imposés »6. Travailler avec un logiciel cracké, que ce soit un DAW* ou la suite Adobe, c’est refuser la domination monétaire, la privatisation générale des outils qui forment la norme créative. Malgré cela, les artistes continuent à utiliser ces logiciels, ce qui constitue en soi un paradoxe. Des piques sont ainsi souvent lancées par les rappeur·euses, soulignant l’absurdité de créer la musique qui les fait vivre sur des logiciels propriétaires piratés : « Ableton cracké, ils devraient m’offrir la licence » (H Jeunecrack, Catenaccio)H Jeunecrack & Mairo, Catenaccio, dans l’EP La solution, 2024.

Comme évoqué précédemment, ce braconnage intervient particulièrement dans cette partie de la carte du fait de l’héritage musical revendiqué par les artistes. Le sample est en effet un procédé de création musicale utilisé depuis les origines de la culture hip-hop, et reste toujours très présent encore aujourd’hui dans le rap. Sampler consiste à extraire quelques mesures d’un morceau déjà existant puis les retravailler, les découper, les réagencer, les boucler, pour qu’au final en ressorte une nouvelle œuvre, dans le cas du rap une instrumentale*. La légitimité du sample, la question des droits d’auteur que cet emprunt soulève, ainsi que la valeur créative de s’appuyer sur une mélodie déjà existante sont des débats infinis tenus depuis des décennies. Les rappeur·euses ne s’encombrent pas de ces débats, et se considèrent dans leur droit de créer à partir de tout ce qui existe. Ce braconnage sert encore une fois un double propos, celui de la liberté créative, mais aussi une position politique. Comme le soulignent Yann Beauvais et Jean-Michel Bouhours dans leur ouvrage dédié Monter Sampler : L’échantillonage généralisé, l’ère du numérique donne un nouveau sens à l’acte de sampler : « la dématérialisation des supports, l’absence de déperdition de qualité entre original et copie mettent en crise leur statut respectif. (…) La reproduction libre et fidèle induit une circulation des œuvres qui échappe à l’industrie ». Cette dernière est ici sous entendue capitaliste et désireuse de garder la mainmise sur les œuvres qui ne sont pour elle que potentielle source de revenus financiers. « Pour [l’industrie], reproduire, télécharger sont des actes de piraterie quand ils ne sont pas accompagnés d’une redevance. Au travers des outils de reproduction et de diffusion se dégagent des zones de libre échange, qui échappent pour le moment aux lois de la performance économique »7. Sampler, braconner, c’est donc s’opposer à l’idée que chaque œuvre est un objet fini, cloisonné. Réutiliser un morceau, comme faire un collage à partir de photos ou de tableaux permet aux artistes d’invoquer un imaginaire, de faire référence, de raconter une histoire sans même mettre de mots dessus. Lorsque Mairo sample la boucle de piano du morceau Intro du duo légendaire Ärsenik, il s’agit d’un véritable hommage. Le duo est en effet source d’inspiration pour beaucoup de rappeur·euses encore aujourd’hui, notamment grâce à leur album phare sorti en 1998, Quelques gouttes suffisent… Ärsenik, Intro dans l’album Quelques gouttes suffisent…, 1998 La citation prend encore plus de sens en la plaçant dans le morceau introduisant à son tour son EP omar chappier, la mouche.Mairo, la mouche, dans l’EP omar chappier, sample à partir de 0:43 secondes, 2024 Mairo revendique d’ailleurs explicitement son inspiration dans un autre morceau : « J’écoute Lino, Calbo et Nakk »8 les deux premiers rappeurs formant le duo Ärsenik. John Oswald, un compositeur pratiquant le sample depuis son enfance, résume cet état d’esprit : « les samples ne remplaceront jamais le piano. Ils ne font que le rappeler. Le sample met davantage en valeur la musique originale qu’il ne la détériore ». Le compositeur va même plus loin, et rejoint Beauvais et Bouhours dans leur vision de l’industrie artistique à l’ère des technologies numériques : « Il est inutile de tenter de passer par l’étroite fenêtre du Copyright, alors que la porte est grande ouverte. Si vous samplez, créditez. Et si vous avez été samplé, dites-vous que c’est un honneur »9.

Ainsi, par l’inspiration et le braconnage d’esthétiques déjà existantes, les artistes de ce courant construisent leur musique comme une sorte d’hommage à leur culture. Cela n’est cependant pas leur seul objectif, puisqu’ils participent à faire évoluer cette dernière. Les nouvelles rythmiques des instrumentales, l’imagerie faisant appel aux arts classiques, sont par exemple absentes des vieux classiques du rap, et sont donc des constructions artistiques datant de cette nouvelle génération. L’association entre graphisme et musique a ici contribué à faire évoluer cette frange du rap.


2) Nouvelle époque, nouvelles mentalités : le rap se sensibilise

Un écosystème dérivé se forme d’ailleurs à partir de ces évolutions, s’éloignant des codes musicaux et graphiques que nous venons d’analyser, mais toujours attaché à un fond proche du rap old-school au sens propre. On pourra trouver cette frange du rap lyrique s’étendant au-dessus des projets évoqués plus tôt, toujours dans la partie gauche. Les artistes y montrent leurs côtés les plus vulnérables, mélancoliques, introspectifs. Cette intimité était jusqu’alors relativement dissimulée dans le rap, peut-être par pudeur mais surtout pour montrer une version de soi idéalisée à un public en quête de personnalités fortes. Ce n’est que récemment que des artistes écrivant sur des sujets plus personnels ont émergé. Khali parle de santé mentale en profondeur, sujet pourtant évité dans les milieux sociaux dont il est issu : « Chez nous le psy ça n’existe pas. Chez nous tu pries pour que la tristesse passe »(Khali, NO PSY) Khali, NO PSY, dans l’album IL ME RESSEMBLE PAS NON PLUS, 2022. Wallace Cleaver, lui, dépeint la nostalgie d’une enfance dans une campagne loin de la capitale10. Ces paroles mélancoliques sont presque toujours accompagnées d’instruments plus organiques que dans les prods trap* actuelles, comme du piano, grand favori, de la guitare, voire du violon. Les percussions restent présentes, nécessaires pour appuyer le rythme et garder une attache au milieu d’origine : le rap. Même ce dernier est sujet à beaucoup d’évolution, puisque la plupart des artistes de cette nouvelle génération se tournent souvent vers le chant, plus mélodieux, pour communiquer des émotions. Se montrer vulnérable et exposer ses pensées les plus intimes est d’abord une thérapie pour les artistes, mais aussi un moyen de lancer une réflexion chez les auditeur·ices rap, qui avant les années 2015 avaient peu l’occasion d’entendre de tels sujets dans le paysage rap. Pour les plus jeunes générations en particulier, ce dialogue revêt beaucoup d’importance, puisque ces personnalités deviennent comme des modèles, des figures de référence.

La mise en image de ces morceaux poursuit cette volonté d’ouverture sentimentale : le design graphique au sens propre s’efface, tout juste le temps d’une typographie discrète. Il laisse ainsi la place à une réalité plus terre à terre, comme pour y ancrer les émotions évoquées dans les morceaux. La photographie est donc le médium privilégié dans la conception de ces pochettes, capturant des instants de vie comme l’étreinte franche de l’EP 41BORO de Wallace Cleaver, ou une simple cigarette sur REGARDE de Henri Bleu. Wallace Cleaver choisira même de pousser le lien entre ses paroles et leur mise en image sur la pochette de son album à la recherche du temps perdu[fig. 4]. En plus de la référence à Marcel Proust qui évoque à la fois la nostalgie et le décor provincial, la photographie constitue en elle-même un souvenir, une référence à cette époque passée. Celle-ci montre en effet quatre enfants sur un blanc, devant un décor campagnard typique où figurent un champ et une ferme. Tous les enfants ont les yeux floutés, à l’exception d’un : le rappeur lui-même. Les couleurs de la photographie, délavées et caractéristiques des scans de photographies imprimées, ainsi que les dégradations présentes dessus ne laissent aucun doute sur l’authenticité de cette photographie de famille. Le lien entre musique et image est ici explicite, et met en scène cette ouverture sentimentale en exposant au public la vie privée de l’artiste.

De la même façon, les artistes en quête d’un rap plus intime regroupés dans cette partie de la carte font le choix d’une esthétique plus proche de la réalité, moins colorée, comme un reflet de leur vision du monde. Cependant, malgré cette ouverture et cette entrée dans l’intimité, on remarque, comme avec les imageries peintes, une mise à distance de l’image du ou de la rappeur·euse. L’artiste n’apparaît jamais véritablement ni entièrement sur les pochettes. Khali montrera ainsi son double modélisé en 3D sur IL NE ME RESSEMBLE PAS NON PLUS, Bupropion. tourne le dos à l’objectif sur haven [fig. 5], et d’autres pochettes mettent en scène des anonymes, dans l’ombre, ou simplement des objets, des paysages… Ici encore, l’image traduit la musique des artistes. En effet, ce n’est pas leur apparence ni leur prestance qui importe mais bien la sensibilité, le message qu’ils et elles livrent aux auditeur·icess. Ce courant du rap underground vient alors se positionner à l’opposé d’une autre évolution, qui elle, n’hésite pas à créer de toutes pièces un personnage grandiose et épique.

[fig. 4] Wallace Cleaver, à la recherche du temps perdu, 2021
[fig. 5] Bupropion., haven, 2023

II) Personnification et egotrip*

1) Une vision digne de réalisateur·ices hollydoowdien·nes…

En naviguant plus à droite dans la carte, nous entrons dans une nouvelle strate du rap underground français, une descendante directe de ce rap lyrique et technique. La plupart des artistes présent·es ici ont fait le choix de mettre en avant leur personnalité forte, reflet de leur ambition mais aussi passion pour cette musique dont ils ont construit l’évolution. Si les artistes précédemment cité·es tiraient leur héritage de la culture hip-hop précédant les années 2010, on pourrait argumenter qu’ici, il s’agit plutôt de faire évoluer la trap plus tardive. Il s’agit moins de faire passer un message social ou politique que d’imposer un style flamboyant, d’attirer le regard et surtout l’oreille. Musicalement, cette volonté se traduit par des instrumentales plus complexes, complètes et parfois évolutives, parfois presque symphoniques. Les boucles de sample et de percussions répétées toutes les quatre mesures se muent en des structures de morceaux plus complexes : intros, couplets, pré-refrains, refrains, ponts, outros… Tant de choix musicaux peu exploités (bien que tout de même présents) par les rappeur·euses précédent·es plus axé·es sur le fond. Ces structures permettent aux artistes de développer des univers imagés plus détaillés, avec une manière différente de ce que feraient les seules paroles. Ainsi, un artiste comme Slimka se met en scène en différents personnages au fil des projets, en passant des inspirations de films d’action comme Old BoySlimka, Rainbow, dans l’album Tunnel Vision. Clip réalisé par le collectif Exit Void ou Kill BillSlimka, Headshot, dans l’album Tunnel Vision. Clip réalisé par le collectif Exit Void pour les clips de son album Tunnel Vision en 2021, jusqu’à développer une personnalité à part entière, apparence physique comprise, pour Le Grand Mystico en 2023. Le lien entre musique et mise en image de ces albums se fait ici de lui-même, mais il est favorisé entre autres par l’attention apportée aux détails des instrumentales. Dans Le Grand Mystico, les cuivres, trompettes, et d’autres instruments typiquement associés aux musiques festives, foraines (comme dans Jamais comme les autres), créent un univers cohérent au fil des morceaux. On les retrouve d’ailleurs dans un détail de la pochette de l’album, comme s’ils étaient indissociables de l’imagerie de celui-ci. Ces instruments, lorsque couplés à des sonorités plus électroniques, comme des basses très fortes et sombres, donnent à l’album une tournure inquiétante, presque malsaine, conçue pour surprendre, voire choquer l’oreille non avertie. Le look adopté par l’artiste semble avoir la même visée : cheveux coiffés en grandes piques et vêtements excentriques, pleins de pointes et de lanières de cuirSlimka dans son accoutrement représentant son personnage décrit dans l’album Le Grand Mystico. La mise en image de ces personnages est très importante pour Slimka mais aussi pour les autres artistes, puisqu’il s’agit d’une projection de leur intention artistique. On retrouve donc les rappeur·euses eux-mêmes sur la grande majorité des pochettes de cette partie de la carte. Les couleurs utilisées sont également parlantes, puisqu’on observe une dominante de rouge vif (sur Solstice de Lala &ce, Deadly Poison Sting de Baby Hayabusa et RECHERCHE&DESTRUCTION de Jolagreen23Jolagreen23, RECHERCHE&DESTRUCTION, 2023), traduisant les émotions fortes que procurent ces morceaux de trap plus assurés, voire agressifs que ce qui se fait ailleurs.

Cette mise en avant des artistes s’accompagne d’un travail graphique plus prononcé, toujours dans une volonté de prolonger l’univers musical le plus loin possible, de lui construire une véritable identité. Pour reprendre l’exemple de l’album de Slimka, la communication autour de ce dernier, coordonnée par le directeur artistique Kenzo RPTG, utilise la police dessinée par Robin Pitchon, la Triliad[fig. 6]. Celle-ci vient s’ajouter à l’univers fantastique construit par les morceaux grâce à ses nombreuses ligatures et boucles extravagantes autour des lettres. L’utilisation d’une police à sérifs comme celle-ci, associée aux instruments évoqués plus tôt, renvoie à un imaginaire de contes, de légendes, où en tout cas à quelque chose de grand, d’épique. Le rapport entre entre le design graphique et la musique est encore une fois essentiel, mais est utilisé différemment de ce que l’on a pu voir auparavant. Il ne s’agit plus ici de se réapproprier des codes existants, ou de faire évoluer une esthétique, mais bien d’en créer une nouvelle, et cette fois-ci à une échelle plus personnelle. Cette volonté se retrouve d’ailleurs dans l’approche qu’ont les artistes trap de la création musicale. Le bricolage, au sens où l’entend Pascal Plantard, est présent en sous-ton dans toute la scène underground comme une composante de celle-ci : « faire avec ce qu’on a », réinventer des façons de créer en dehors des schémas classiques. Les artistes dans la partie précédente revendiquaient une créativité bricolée, indépendante et donc souvent unilatérale : « Je fais la prod, le son, le mix, je crois que j’ai huit bras : la pieuvre »11. À l’inverse, les univers graphiques très travaillés développés par les artistes trap exigent une rigueur ne pouvant être atteinte qu’en faisant appel à d’autres acteur·ices issu·es de différents milieux créatifs. Slimka s’associe donc à Mr.Lacroix pour construire avec lui toute l’esthétique de l’album Le Grand Mystico. Celui-ci sera ainsi crédité sur plusieurs instrumentales, au mix, mais aussi à la « réalisation », un terme typiquement employé pour le cinéma, témoignant de l’importance qu’attachent les artistes comme Slimka à la cohérence de leur univers.

2) … implique un casting soudé

Dans cette partie de la carte, les artistes tendent à peu utiliser ou revendiquer la pratique du bricolage pour construire leurs esthétiques. Les collaborations avec d’autres créateur·ices gravitant autour de cette scène underground aideront à la place à construire une esthétique poussée : rappeur·euses, illustrateur·ices, graphistes, typographes, réalisateur·ices… On retrouve en réalité ce type de collaborations partout dans la cartographie, mais celles évoquées ici sont particulièrement nourries par la volonté de créer des projets aux univers riches. Les rencontres, la création d’un réseau permettent de mutualiser des compétences, des connaissances, palliant le manque de moyens, le bricolage, et le braconnage. Travailler avec d’autres artistes, dans le domaine musical comme graphique, c’est trouver de nouvelles inspirations, de nouvelles esthétiques, mais aussi s’entraider, chacun apportant sa maîtrise de ses compétences. Les featurings sont ici la partie immergée de l’iceberg : les rappeur·euses et beatmaker·euses underground collaborent entre elles et eux au fil des rencontres et des affinités musicales, contrairement à la partie plus industrielle du rap qui vise à faire se rencontrer les plus grosses têtes d’affiche pour générer des succès commerciaux. Au delà de l’aspect musical, on retrouve ainsi des associations de rappeur·euses et de graphistes ou de réalisateur·ices qui contribuent à former ces écosystèmes très soudés. L’exemple le plus notable dans cette partie de la carte serait celui du collectif Holow composé de deux personnes, que l’on retrouvera entre autres sur des projets comme Faded Flower Story et Deadly Poison Sting de baby hayabusa, mais aussi avec d’autres artistes évoluant dans une autre partie de la carte. On retrouvera ainsi le collectif à l’extrémité droite pour la pochette de Nameless Belligerent de FEMTOGO, ou au contraire dans la partie gauche avec La solution, l’EP commun de Mairo et H Jeunecrack, et le clip Deux ailes de cire de AsinineAsinine, Deux ailes de cire, 2024. Clip réalisé par Jules Harbulot, réalisé en partie en stop-motion et inspiré de l’univers de Tim Burton.

Tous ces artistes sont lié·es par un réseau intangible, qui prend sa source dans la volonté de créer un univers propre à chaque nouveau projet, pour mieux immerger le public dedans. Ces associations font le propre de cette culture souterraine, et seront particulièrement prises en exemple dans la partie suivante. Le rôle de ces beatmaker·euses, graphistes, typographes, réalisateur·ices est décisif dans la création musicale, mais leur participation reste bien souvent sous estimée par la majorité du public. Les rappeur·euses occupent presque toujours la tête d’affiche lors de la promotion d’un projet, en tant que tête pensante à l’origine de celui-ci. La part d’implication d’autres personnes lors de la conception musicale et visuelle reste souvent peu définie, et est laissée à explorer aux quelques passionné·es voulant réellement comprendre comment leurs morceaux préférés voient le jour. Ces acteur·ices du rap souterrain sont heureusement très souvent crédité·es et remercié·es par les artistes, bien plus ouvertement que dans le milieu de la scène mainstream par exemple. Il est ainsi plus simple de comprendre comment ces projets sont le résultat de travaux d’équipe, de croisement d’esthétiques et de réseaux de créateur·ices. Pour en revenir aux projets présents dans cette branche du rhizome, on constate tout de même un attachement bien présent à la partie gauche de la carte, précédemment analysée : Lala&ce fait appel pour la pochette de Solstice à l’illustrateur Dexter MaurerLala&ce, SOLSTICE, 2024, qui travaille également régulièrement avec Mairo comme sur les projets omar chappier et Déjeuner en paix, que l’on citait déjà précédemment. La pochette de l’album Le Grand Mystico[fig. 7] reprend, elle, les codes d’un tableau surréaliste. On y aperçoit les éléphants aux pattes filiformes de Salvador Dali, appuyant cette attache, d’ailleurs revendiquée par Slimka, au rap lyrique de la première partie et ses inspirations picturales.

Les frontières entre les sous-genres sont ainsi poreuses, et la notion de rhizome prend tout son sens : chaque nouvel album apporte son lot de références, de rappels à des œuvres existantes, mais tente aussi de se démarquer et de créer un nouvel univers. Les possibilités sont ainsi démultipliées, et il devient difficile de catégoriser les projets et les artistes selon des genres ou des sous-genres. Malgré cela, les tendances qui se dégagent, à la fois musicalement et graphiquement, aident à percevoir l’ensemble du paysage du rap underground. Si ces affirmations se vérifient en grande majorité, il existe un point de rupture dans cette cartographie. À partir d’un certain degré d’innovation musicale et graphique, des artistes ont une fois de plus réussi à se détacher de courants existants. Ceux-ci se saisissent pleinement de ces nouvelles technologies numériques propres à la nouvelle génération, et en font leur direction artistique, quitte à laisser de côté certains fondamentaux du rap.

[fig. 6] Tracklist* de l’album Le Grand Mystico, composée avec la Trilliad dessinée par Robin Pitchon, 2024
[fig. 7] Slimka, Le Grand Mystico, 2024

III) Entrée dans le virtuel

1) Un bouleversement dans la création musicale

Aux alentours de l’année 2020, un renversement semble s’effectuer dans la scène rap underground française. Comme frappé·es par la conscience que le rap ne pouvait échapper à la numérisation des moyens de créations, les nouveaux·elles artistes se lancèrent à corps perdu dans une esthétique dite « digitale ». La naissance de cette esthétique pourrait être fixée en février 2020, date de sortie de l’album TRINITY de Laylow. Cet album propulsera l’artiste sur le devant de la scène rap, dans laquelle il est aujourd’hui un des acteurs les plus importants. L’esthétique digitale se retrouve dès le nom, emprunté à la célèbre agente du film Matrix. La direction artistique de l’album s’inspirera d’ailleurs plus en profondeur de ce film, avec la dominance de la couleur verte, s’imposant comme symbole du virtuel depuis les sœurs Wachowski. De la pochette avec sa photo retouchée, lisse comme si modélisée en 3D, jusqu’aux morceaux, tout semble robotique, numérique : Laylow couvre sa voix d’effets, d’AutoTune*, et les instrumentales sombres utilisent toujours plus de sonorités métalliques, numériques et agressivesLaylow, TRINITY, 2020. On retrouve dans TRINITY ce qui constituera une base, voire même une inspiration pour la nouvelle vague d’artistes qui émergeront dans les années suivantes. L’album se place comme une pierre angulaire, une porte ouverte sur toutes les nouvelles déclinaisons qui vont naître par la suite de cette numérisation du rap.

Cette partie de la carte regroupe ainsi des artistes ayant fait des choix drastiques dans leur musique pour créer de nouvelles sonorités. Bien que toujours attaché·es aux bases du rap par leur façon de structurer les morceaux, d’écrire, de déclamer, ces artistes remettent en question certains fondamentaux. Dans la continuité de la partie précédente où l’écriture était placée au même plan que la musicalité pour obtenir une fusion des deux, ici, les paroles passent le plus souvent après les instrumentales, et les mélodies. Il devient plus important pour les artistes d’avoir de bonnes toplines* (mélodies chantées) que porter des paroles lourdes de sens. Bien évidemment, il s’agit d’un spectre, où les différent·es artistes prennent place à une extrémité, à l’autre, ou quelque part au milieu. Le rappeur Winnterzuko souhaitera ainsi garder au milieu des sonorités électroniques des textes forts dans lesquels il parle de son vécu difficile : enfant immigré d’un pays en guerre ayant vécu dans la précarité à son arrivée en France, et ce jusqu’à son début de succès dans le rap. De l’autre côté, cette entrée dans la numérisation du rap est caractérisée par des effets de voix toujours plus présents, et des instrumentales toujours plus complexes et complètes. Celles-ci utilisent de moins en moins d’instruments réels, au profits de synthétiseurs et de leurs sons et textures travaillées. L’instrumentale prend parfois le pas sur la voix, qui devient alors un instrument à part entière, comme chez Realo où les paroles sont la plupart du temps indéchiffrablesRealo, Island dans l’album EMOTION, 2020, et justes vectrices d’une énergie et de mélodies fortes. Du côté graphique, cette digitalisation est d’abord traduite par une utilisation omniprésente d’imageries 3D. On constate rapidement cette tendance dans la partie centrale de la carte, particulièrement en bas. Toutes les pochettes de cette partie, à l’exception d’une, sont réalisées en 3D, ou en intègrent des éléments. S’ajoute à cela une présence accentuée du design graphique, dans la continuité de la partie précédente. Les artistes cité·es s’associent en effet plus souvent qu’ailleurs avec des graphistes en particulier, formant des paires créatives de la même manière que pourraient le faire un rappeur et un beatmaker. Ainsi, des créateurs comme Kerning Castle, typographe, ou Yev, artiste 3D, se retrouvent impliqués dans presque tous les projets de Realo, Zoomy, abel31 et Winnterzuko, quatre artistes très proches musicalement et amicalement (beaucoup de morceaux communs, voire des projets comme SEXY TURBO SPEED existent d’ailleurs entre ces artistes). Les imageries 3D et les typographies déformées, extravagantes viennent encore une fois soutenir le propos de la musique, en appuyant l’abondance d’effets et de percussions explosives. Les univers représentés sont irréels, oniriques, comme sur les pochettes de Zoomy avec OBLIV!ONZoomy, OBLIV!ON, 2022 et GATE, ou plongent directement dans le numérique comme Winnterzuko sur WINNTERMANIAWinnterzuko, WINNTERMANIA, 2022. Cette proximité entre graphistes et rappeur·euses finit par créer une esthétique commune, comme un écosystème tournant autour de quelques créateur·ices. C’est d’ailleurs autour de ce milieu que l’on retrouve des affiches de soirées ou DJ sets très poussées graphiquement : les Rêves Party[fig. 8] et les soirées organisées par le label Nava[fig. 9] font appel aux créateurs cités précédemment, les rappeurs pour leur lineup et les graphistes pour la communication. Si la direction artistique change à chaque édition, on retrouve sensiblement la même association entre musiques électroniques et abondance graphique, soit par des couleurs fortes, des formes complexes, des typographies caractérielles…

2) Des artistes conscients de leur propre pratique, et de ses limites

Dans toutes ces directions graphiques comme musicales, un trait commun semble lier les projets de cette partie de la carte : rester à la pointe de l’innovation artistique. En allant chercher plus loin, on observe sur les tracklists* des albums des compositions très actuelles dans le monde du design, cette fois-ci plus sobres que sur les pochettes. Ce contraste est surtout marqué par l’utilisation de polices linéales couplées à une mise en page sobre, avec quelques couleurs distinctives, comme sur les tracklists de OBLIV!ON et DIRTYSPRITE19R[fig. 10] de Zoomy, ou 200[fig. 11] de abel31. Cette volonté de se placer dans un courant graphique contemporain semble être un reflet des ambitions artistiques des rappeur·euses. Comme expliqué plus tôt, le détachement de certains fondamentaux du rap au profit d’une nouvelle liberté créative place ces artistes dans une position d’avant garde. Les outils numériques sont déjà bien implantés dans l’industrie musicale en 2020, mais ces artistes sont les premiers à en faire une utilisation revendiquée, et à les intégrer dans le produit final qu’est leur musique. En se plaçant ainsi comme des pionnier·es de l’utilisation de ces technologies numériques, ces artistes prennent un rôle important dans la diffusion de celles-ci.

En effet, Pascal Plantard cite dans son texte à propos des notions de braconnage, bricolage et butinage, un autre anthropologue ayant théorisé l’insertion sociale de technologies. Victor Scardigli décrit alors en 1992 trois temps à cette démocratisation, qui peuvent être appliqués, en reformant un peu ces notions, à l’utilisation des outils numériques dans le rap underground. D’abord, le temps de l’innovation constitue le point de départ : on y découvre comment utiliser les technologies numériques, et dans le cas du rap, toutes les déclinaisons créatives qu’elles impliquent. Cette partie centrale de la carte représente assez bien la période d’innovation, où des artistes comme Winnterzuko ouvrent une porte en rappant sur des instrumentales se rapprochant de la techno ou l’électro. Ensuite vient le temps de la massification, où les technologies numériques se démocratisent à grande échelle. Dans le rap underground, cette évolution s’apparenterait à l’arrivée de nouvelles et nouveaux artistes cherchant à s’inspirer de ces pionnier·es, formant une nouvelle branche du rhizome se développant vers le haut et à droite, encore une nouvelle évolution musicale que nous évoquerons par la suite. Cette massification cède enfin la place à un temps de banalisation, où le phénomène de nouveauté s’estompe, et l’utilisation de ces technologies rentre dans le quotidien. Chez les artistes placés au centre de la carte, on observe le début de cette tendance, à un moment où le public et les artistes s’habituent à la présence de ces instrumentales et effets numériques très chargés. Dans la relation entre musique et image, cela implique une recherche de renouveau de la part des rappeur·euses. Tant graphiquement que musicalement, certain·es artistes tentent de se détacher de cette esthétique numérique qui pourrait, avec quelques années de recul, devenir clichée. C’est le cas par exemple d’abel31, qui abandonne peu à peu la 3D pour des propositions plus proches du design graphique au sens propre. Kerning Castle transforme ainsi le très célèbre logo I love New-York de Milton Glaser pour 4h16abel31, 4h16, 2023, et abel31 utilise simplement des photographies peu retouchées pour 0010 et mercuriales_. Ces choix de représentations graphiques témoignent d’une certaine prise de maturité sur sa musique, osant désormais associer des sonorités numériques et artificielles à d’autres imageries que simplement des modèles 3D. De la même manière, on constate une évolution progressive du graphisme de ce sous-genre en même temps que la musique des artistes. Alors que Zoomy se rapproche de la rage* américaine dans sa mixtape DIRTYSPRITE19R, il choisit encore une fois de délaisser la 3D au profit d’une photographie, certes encore très retouchée et stylisée pour conserver une touche personnelle.

Les artistes de cette partie de la carte semblent vite avoir réalisé qu’associer musique et design graphique pouvait autant être efficace que nuisible à l’évolution d’une esthétique. Il s’agissait après quelques années d’exploitation d’imageries 3D, de machinerie et de robotique, d’évoluer vers une nouvelle forme de représentation de leur musique, plus personnelle. La numérisation de la pratique de ces artistes pourrait trouver ici ses limites, en même temps que cette course à l’innovation. Afin d’éviter que leurs morceaux ne vieillissent dans quelques années lorsque les standards technologiques et musicaux auront évolué, les rappeur·euses font le choix de diversifier leur musique et la représentation qu’ils en font. H Jeunecrack constatait d’un œil extérieur ce changement de mouvance en 2023 dans le morceau La preuve : « C’est pas parce que c’est électronique que c’est le turfu : la preuve ». Les artistes cité·es ci-dessus évoluent, mais inlassablement, le rhizome se développe et crée des sous-genres se déplaçant vers la droite sur la carte. Inspiré·es de cette esthétique numérique, certain·es artistes décident volontairement de pousser à outrance les curseurs. Il s’agit pour eux d’intégrer des marqueurs temporels dans leur musique, en utilisant massivement et de nouvellement des outils numériques et leurs caractéristiques, en invoquant des références culturelles présentes ou passées, comme pour témoigner de l’époque dans laquelle ils et elles évoluent.

[fig. 8] Affiche pour la Rêves Party n°10 à Paris en juin 2024
[fig. 9] Affiche pour la soirée I AM HERE à Paris en septembre 2024, organisée par les labels Nava et 1863
[fig. 10] Tracklist de l’album de Zoomy : DIRTYSPRITE19R, 2024
[fig. 11] Tracklist de l’album de abel31 : 200, 2022

IV ) Nostalgie d’une époque glitchée

1) Une musique générationnelle…

Suite au bouleversement culturel amené par le rap aux sonorités numériques que nous venons d’évoquer, on observe une diversification exponentielle d’esthétiques dérivées. L’exploitation de ces sonorités va encore plus loin, menée par une nouvelle génération d’artistes venu·es y mélanger leurs nouvelles inspirations culturelles, graphiquement comme musicalement. Difficile de parler encore de rap ici, tant les mélodies prennent le pas sur les paroles, devenues inintelligibles. Aux instrumentales déjà surchargées, héritage de la partie précédente, s’ajoutent maintenant des bugs et glitchs audios, symptomatiques de ces nouvelles esthétiques développéessnorunt & shaadi, vivienne westwood, 2021. Si les termes pour définir toutes ces évolutions manquent ces dernières années, le grand public généralisera souvent pour les regrouper sous les dénominations d’hyperpop*, ou de glitchcore*. Ces termes, en réalité peu appropriés, font surtout référence à d’anciens mouvements des années 2010 auxquels ces artistes font aujourd’hui appel dans leur façon de rapper et de composer les instrumentales. À partir des années 2020, le terme hyperpop va être utilisé par les auditeur·ices de rap pour englober tous ces germes de nouvelles sonorités. Représentatives d’une génération nourrie aux stimulations visuelles et sonores extrêmes via les technologies numériques et les réseaux sociaux, il est tout à fait normal que ces styles fassent monter les BPM des morceaux à des hauteurs jamais atteintes dans le rap. En moyenne, un morceau de boom-bap* qui tourne autour des 90 BPM fait pâle figure face aux 160 BPM voire plus des morceaux hyperpop. Un article de Cristina Luis, publié dans le journal El Mundo de Madrid et traduit par Courrier International, résume bien la genèse de ce style hybride en osmose avec son époque. Nina Emocional, une artiste hyperpop espagnole définit le genre ainsi : « Il y a dans les morceaux d’hyperpop une sorte d’horror vacui (…) Ils contiennent beaucoup d’informations. Nous vivons à une époque où le flot d’inputs est incessant, captant notre attention en permanence. Pour moi, c’est la musique d’une génération »12. L’artiste conclura même sa définition en confirmant que l’utilisation du numérique est une composante à part entière de cette musique, qui est « une recherche constante d’un moyen d’exprimer [ses] émotions et [son] identité en utilisant les nouvelles technologies ». Il est vrai qu’à mieux écouter les textes des artistes de cette catégorie, certain·es utilisent les nombreux effets sur leurs voix pour cacher un mal-être, une tristesse généralisée. snorunt dévoile ses complications amoureusessnorunt, 0bpm dans l’album glalie, 2021, et 55ASKY évoque son enfermement et son addiction aux sucreries et antidépresseurs dans l’album PILLZ & KANDY KRUSH55ASKY, PILLZ & KANDY KRUSH, 2024. Tous ces questionnements d’une jeune génération sont dissimulés sous des couches d’Autotune, mais aussi par des imageries colorées, et encore une fois très stimulantes visuellement.

Toute la partie centrale supérieure jusqu’à la droite de la carte poursuit donc l’exploration numérique lancée par les artistes de la partie précédente, en utilisant majoritairement des images 3D pour illustrer leurs albums. La plupart des artistes conçoivent également un personnage pour les représenter en ligne, comme Dyspeed, snorunt ou 55ASKY, qui apparaissent dans leur communication au travers de ces alter-egos. Rien de plus logique que toutes ces composantes, esthétiques musicales, images 3D, utilisation d’alter-egos, finissent par se mêler au monde des jeux vidéos. En tant que marqueurs culturels énormes sur ces nouvelles générations, il est normal que ces artistes choisissent d’associer leur musique à des univers graphiques dans lesquels ils et elles ont baigné en grandissant. Intervient alors la troisième notion définie par Pascal Plantard : le butinage. Les artistes piochent dans leur entourage et dans les œuvres culturelles qu’ils et elles connaissent pour créer un amalgame de références personnelles. Ce butinage n’est évidemment pas spécifique à cette partie de la carte, ni au rap, ni même à la musique elle-même, tant chaque artiste prend inspiration dans ce qui l’entoure pour créer. Malgré tout, cette notion reste intéressante à analyser dans le contexte de l’hyperpop, puisqu’elle ancre ce sous-genre dans une génération particulière, ayant grandi avec des bases culturelles en commun. Les références aux jeux-vidéos étaient en vérité déjà présentes un peu partout dans les parties précédentes : Jolagreen23 nomme son projet +99XP (points d’expérience dans les jeux) et fait référence au logo PEGI sur la pochette, et Luther nomme plusieurs morceaux en référence aux jeux cultes Pokémon et Minecraft : Alakazam et MOSSY COBBLESTONE. De manière générale, ces appels aux jeux sont disséminés partout dans la culture rap underground, même lorsque les rappeur·euses sont hors de l’équation : les graphistes de cette nouvelle génération aussi ont été nourri·es à ces références. Les mettre de côté en parlant de la naissance de ces esthétiques serait minimiser leur impact et leur influence. On retrouvera par exemple une proposition d’affiche pour la Rêves Party numéro 10 faisant référence à l’univers des JRPG (Japanese Role Playing Game)[fig. 12], avec une épée très travaillée en 3D entourée de typographies typiques de cette esthétique grandiose japonaise, le tout contribuant à cette ambiance onirique. Des soirées nantaises seront même nommées autour du Pokémon Rayquaza, ce qui orientera la direction artistique de chaque évènement autour de ce dernier : le titrage reprend des caractéristiques physiques de la créature, et on aperçoit toujours celle-ci en fond[fig. 13]. Ces deux soirées réunissent d’ailleurs des artistes présents dans cette partie de la carte, puisque c’est là où cet appui sur l’univers vidéoludique culmine. Certain·es artistes vont même jusqu’à construire leur identité de rappeur·euse autour d’un personnage de licence connue. snorunt prendra ainsi le nom d’un Pokémon (le nom anglais, traduit en français en Stalgamin), et nommera son premier projet glalie, en référence à son évolution (Oniglali en français).

Le butinage de ces artistes, musical comme graphique, est une nouvelle manière de s’adresser au public. Les artistes de la première partie préféraient prendre inspiration dans leur vécu et style de vie, pour aller chercher une résonance dans les auditeur·ices connaissant la même situation qu’eux. Les rappeur·euses hyperpop se servent plutôt d’esthétiques déjà existantes pour susciter les centres d’intérêt communs des auditeur·ices. L’utilisation de ces références sonne comme un nouveau moyen d’expression au sein de cette génération, qui cherche à partager ses propres références avec d’autres personnes. La communication et le partage de morceaux sur Internet permet ce type de rencontre, et contribue à faire de l’hyperpop un style s’étant développé très rapidement ces dernières années. L’artiste Rosa Fernandez confirmera cette relation dans l’article de El Mundo : « c’est un style très associé aux jeux vidéos, au fait de rester dans sa chambre et de créer une communauté sur Internet »13. Ces deux dernières caractéristiques rappellent le caractère underground de notre corpus, commençant tout juste à toucher un public plus large, mais jusqu’ici regroupant essentiellement des communautés en ligne.

Cette manière de partager ses références, d’en trouver des communes avec d’autres personnes sur internet, touche d’autres esthétiques que l’univers du jeu-vidéo. En accord avec la vague de nostalgie des années 2000–2010 actuelle, une sorte d’embranchement se crée sur la carte. Des artistes se servent de ces emprunts à d’anciennes esthétiques, mais se détachent de l’hyperpop pour faire revivre une esthétique qui leur correspond plus. La rappeuse Babysolo33 clame ainsi son amour pour les genres Y2K et Girlypop, ayant dominé les années 2000, pour créer une sorte de temporalité parallèle. L’auditeu·rice se trouve transporté·e au milieu des strass, des paillettes, où tout est rose et brillant, y compris les téléphones à touches et les grosses voitures sous les palmiers de MiamiTracklist de l’album de Babysolo : Radio $ummer Hits, 2023. Comme partout auparavant, cette identité graphique particulière vient solidifier un style musical tout aussi girly, que Babysolo33 développe en se comparant à une princesse, et grâce à sa voix suaveBabysolo33, Leçon2Princess dans l’album SadBaby Confessions, 2022. Si beaucoup de petites filles ont connu et vécu cet univers musical et graphique à cet époque, l’impact culturel de ce dernier est tel que même les garçons se retrouvent dans la musique de Babysolo33, qui fait appel à un imaginaire commun. Résultat d’années d’exposition à ces esthétiques, le caractère générationnel de ces artistes n’est ainsi pas à négliger, expliquant leur succès rapide chez des auditeur·ices relativement jeunes.

2) …qui manque encore de maturité ?

Pour ces artistes, généralement récemment lancé·es dans le milieu de la musique, se créer une identité musicale et visuelle représente un défi de taille. Si celles-ci arrivent généralement avec l’expérience et le temps, le caractère de plus en plus impulsif de l’industrie musicale coupe court à ces temps de recherches personnelles. Il s’agit alors pour les rappeur·euses de construire leur début de carrière en s’appuyant sur des univers déjà existants, et ensuite éventuellement s’en détacher après avoir pris en maturité, et développé son propre imaginaire. Des artistes comme snorunt, évoqué précédemment, ou TKKF se trouvent ainsi au début de cette progression, et basent leur esthétique presque uniquement sur les licences qui les ont fait (et qui les font sûrement toujours) vibrer. TKKF est en effet une personnalité évoluant très rapidement depuis ces derniers mois, et ce notamment grâce à sa communication prolifique sur TikTok. Sur ce réseau, il construit un lien entre sa musique et ce personnage en postant ses morceaux superposés à des images tirées de jeux Sonic The Hedgehog, personnage culte de SEGA. Toutes ses pochettes découleront ainsi logiquement de cet univers, faisant apparaître des personnages de Sonic dans différents environnements. Si TKKF n’est pas le premier à faire cette association logique entre la très grande vitesse du hérisson bleu et les rythmes effrénés de l’hyperpop et de la glitchcore (ces deux esthétiques sont souvent associées sur Internet depuis plusieurs années maintenant), il est certainement en France celui qui exploite le plus cette relation. Ce lien entre image et musique deviendra en réalité si proéminent dans sa façon de se représenter, que Sonic deviendra comme une extension de l’artiste lui-même, prenant sa place sur ses pochettesTKKF, SXMMER! l0ng, 2024. Sur sa collaboration avec 55ASKY, TKKF est donc représenté par Sonic, alors que son acolyte possède un personnage propre à son univers : Rosalith, un ami imaginaire rose très souvent cité dans ses morceaux.TKKF & 55ASKY, T55F, 2024. Difficile de dire si ce choix témoigne d’un manque de maturité musicale, l’artiste n’en étant à ce stade qu’au début de ses expérimentations musicales et graphiques, ou bien d’un choix réfléchi sur la durée, impliquant tout un univers graphique à développer pour se différencier de la licence de SEGA.

Ce type de parcours se retrouve chez d’autres rappeur·euses, qui peinent pourtant à tirer leur épingle de cet immense jeu, comme commence à le faire TKKF. En effet, de nombreux et nombreuses artistes débutant·es, absent·es sur la carte, choisissent aujourd’hui l’hyperpop comme porte d’entrée dans le monde du rap. Que ce soit par effet de mode, ou par proximité avec les esthétiques mises en avant par ce sous-genre, il apparaît de plus en plus que ce sous-genre se sature de petits artistes répliquant sensiblement les mêmes sonorités. On retrouve alors les mêmes voix saturées d’effets, les mêmes instrumentales rapides, et donc immanquablement les mêmes idées graphiques s’appuyant parfois à outrance sur les univers vidéoludiques ou numériques. Du fait de leur jeune âge, ou de leur arrivée récente dans le monde de la musique, ces artistes peinent à éviter l’écueil décrit en troisième partie, celui de tomber dans le cliché du sous-genre que l’on représente, tant musicalement que graphiquement, sans arriver à se distinguer par une idée particulière. On pourra par exemple évoquer l’artiste Celebii, s’étant fait remarquer sur TikTok début 2024 par des sons très conformes à l’hyperpop et à la glitchcore, et associant son image au Pokémon dont il tire son pseudonyme. Si ces apparitions marquent un début de carrière très similaire à TKKF, à qui il est très souvent comparé, Celebii annonce pourtant fin 2024 arrêter de produire des morceaux hyperpop pour évoluer vers d’autres styles de rap, plus proches de la trap. Deux chemins distincts se tracent alors ici : celui de Celebii est de tracer une coupure nette, et de bifurquer brutalement vers un rap plus traditionnel. Celui-ci n’ayant cependant que peu d’expérience dans ce domaine (voire aucune, ce dernier annonçant avoir commencé la musique en 2024), les morceaux en résultant peinent à se démarquer des autres artistes performant déjà dans ces styles, et avec bien plus d’expérience. Celebii se place alors dans une position déséquilibrée, induite par des fondations musicales un peu fragiles qui ont pu le conduire à suivre un mouvement musical et graphique comme par réflexe. TKKF au contraire, décide de faire évoluer progressivement sa musique, et délaisse peu à peu les voix aiguës et pleines d’effets pour rapper plus agressivement et frontalement, tout en gardant des instrumentales propres à son styleTKKF & Jima, SSX TRICKY dans l’album W1NT3R! l0ng, 2024. Ses pochettes elles aussi évoluent lentement, laissant place à des dessins digitaux plus proches des parties précédentes de la carte (bien qu’on y retrouve toujours le personnage de Sonic). On observe ainsi chez cet artiste une vision plus globale de son début de carrière, qui semble témoigner d’une meilleure capacité à survivre dans cet environnement musical saturé de propositions en tous genres.

D’autres artistes parviennent heureusement à éviter de tomber dans les clichés qu’amène l’hyperpop, afin de créer leur propre univers musical et graphique. web7, plus ancien dans le milieu musical, est un bon exemple de rappeur arrivant à la fin de cette réflexion sur sa propre musique. Dans ses projets world first et wizard child, celui-ci s’appuie sur des sonorités 8bit plus anciennesweb7, cry online dans l’album world first, 2023, comme sur les morceaux cry online ou tout bas, et intègre des glitchs, conformément au genre dans lequel il se positionne, mais sans se reposer sur des licences particulières. On retrouve ainsi simplement une attache au monde virtuel, à Internet, et à l’amour que l’artiste porte à la vie en ligne, aux jeux-vidéos (déjà tout indiqué dans de nombreux titres de morceaux, référençant cet univers : cry online, afk, wifi, no ui no bullshit, pire 2 pire). En gardant un peu plus ses distances vis à vis d’une licence en particulier, web7 s’assure ainsi de pouvoir faire évoluer sa musique et les représentations graphiques qui l’accompagnent sans se soucier d’une cohérence handicapante. Les pochettes de world first et wizard child sont ainsi complètement différentes, l’une très colorée, tout en 3D et l’autre très sombre, pointilliste, les deux projets étant pourtant sortis à seulement 6 mois d’écart. Ainsi, les artistes de la partie droite de la carte se réapproprient ces courants musicaux et graphiques des années 2010 pour les faire évoluer et emmener le rap dans une toute nouvelle dimension. À ce stade, beaucoup d’auditeur·ices et de journalistes peinent à trouver une définition et un nom à ces sous-genres, expliquant l’emploi généralisant du terme « hyperpop ». Mais la question ne se pose pas pour les créateur·ices musicaux et graphiques, qui se contentent simplement de mêler les esthétiques et influences qui leur sont chères pour se construire leur identité propre.

[fig. 12] Proposition collaborative d’affiche pour la Rêves Party n°10 par plusieurs graphistes
[fig. 13] Affiche pour la première soirée Rayquaza, en mai 2024 à Nantes

Conclusion

Grâce au regroupement de ces projets par proximité musicale, les différents mouvements au sein de cette relation entre design graphique et rap apparaissent plus clairement. On retrouve, à tous les niveaux de la scène underground, cette volonté de faire appel à des graphistes, des photographes, des peintres, pour traduire au mieux une expression musicale de niche. Chaque sous-genre forme comme un écosystème ayant un fonctionnement autonome et rendant lisible leur processus de création. Lorsque certain·es artistes choisissent d’utiliser l’image pour faire appel à des esthétiques qui les ont inspirées, qu’il s’agisse de tableaux de grands peintres dans la partie gauche, de films, ou de licences de jeux-vidéo vers le centre de la carte, certain·es autres préfèrent placer au centre de leur univers graphique un personnage créé de toutes pièces, comme dans la partie droite. Des rappeur·euses montent une équipe de professionnel·les qualifié·es, tandis que d’autres se reposent sur un réseau et des collaborateur·ices régulier·es partageant leurs références et leur vision artistique. Certain·es poussent leur univers plus loin que de simples pochettes à l’aide de clips, visualisers, posts sur les réseaux, affiches, et d’autres enchaînent les projets sans véritable communication.

Le réseau, en somme, croise des professionnel·les et des amateur·ices éclairé·es. Ces rencontres, ces partages libres de références et d’esthétiques entre créateur·ices musicaux et créateur·ices graphiques, pourraient être les déclencheurs de nouveaux sous-genres. Dans la logique du rhizome, il serait attendu qu’ils aboutissent eux-mêmes à la création de nouveaux dérivés. On observe en réalité déjà ce phénomène, que ce soit de la part d’artistes déjà bien implanté·es comme Realo qui rebat constamment les cartes et refuse de se cantonner à un genreRealo & Deelee S, BORDERLINE, 2024, ou d’artistes plus jeunes et nouveaux comme TKKF, qui s’éloignent tous les deux peu à peu des codes de l’hyperpop qui les ont vu naître. Ce processus répété à l’infini rend complexe l’étude de cet écosystème underground, et oblige à prendre certains raccourcis lors des analyses musicales et graphiques afin de rester concis. Beaucoup de sujets restent ainsi à aborder plus précisément concernant cette scène underground, notamment les conséquences de l’explosion du nombre d’artistes grâce aux moyens de création et de publication de musique favorisés. Cette course à l’innovation musicale qui en résulte plus ou moins directement, a un impact sur les artistes ayant peu de visibilité. Ils et elles peuvent peiner à façonner une identité, noyé·es dans la masse, à concevoir une esthétique propre dans la diversité déjà là. Cette soif de nouveauté musicale, tant du côté des artistes que du public, se traduit alors par une ruée vers les nouvelles technologies, comme un far-west où tout est à découvrir et où tout le monde s’arrache son lopin de terre. Le développement des imageries 3D associées à l’Autotune et aux sonorités glitchées cédera inévitablement sa place au profit de la prochaine nouvelle découverte (cf. annexe : Artistes et émergence de l’intelligence artificielle dans le rap). D’un autre côté, cette constante évolution rhizomatique de la scène rap pousse des artistes à recroiser leurs influences, à réutiliser des codes existants en les transformant. Ainsi, un artiste comme Irko, situé à l’extrémité droite de la carte, récupère les sonorités glitchées de l’hyperpop pour les transposer dans son univers froid et métallique, associé à l’imagerie de la guerre et des armesIrko & amne, DANGER RAPPROCHÉ, 2023. Mais un rappeur comme FEMTOGO, d’abord associé à Irko dans ce sous-genre officieusement surnommé « warmusic », s’en démarque récemment. Ses derniers projets évoluent vers un style de rap moins glitché, au sens et au message personnel et profond, que l’on pourrait placer dans la partie gauche de la carte (cf. l’EP Francs-Tireurs Partisans, absent de la carte car sorti après l’écriture de ce mémoire).

La lecture de cette cartographie a fait apparaître aussi le caractère cyclique de cette scène. Des artistes d’aujourd’hui reprennent les éléments bases du rap plus traditionnel après l’avoir poussé presque hors de ses limites. Qu’il s’agisse de Realo, présent dans la partie centrale, ou de TKKF et FEMTOGO dans la partie droite, leurs univers respectifs évoluent en ce sens : moins d’Autotune, de glitchs et d’effets sur les voix pour renforcer le sens et les paroles, ainsi qu’une identité graphique se détachant des images 3D. Peut-on alors parler de la numérisation du rap après les années 2020 comme d’une tendance ? S’agit-il de la suite d’un cycle naturel, alternant entre renaissance, évolutions nombreuses, et oubli, pour ensuite recommencer ? Le rhizome continuera inévitablement à créer de nouveaux sous-genres, tant que les créateur·ices musicaux et graphiques seront désireux·ses de se réapproprier ces esthétiques qui les inspirent.

Lélio Barraud-Berdoy
Bibliographie et sitographie

Bibliographie et sitographie

BEAUVAIS Yann, Monter Sampler : L’échantillonage généralisé, Paris : Ed. du Centre Pompidou, 2000

BOSSEUR Jean-Yves, Musique et arts plastiques : Interactions aux XXe et XXIe siècles, Minerve, 2015

BOSSEUR Jean-Yves, Le sonore et le visuel : intersections musique/arts plastiques aujourd’hui, Paris : Dis-voir, 1992

BURTE Laurent, Scratch graphique : Un recherche typographique au plus profond du son, Paris ; PYRAMID ntcv, 2003

Genius, anciennement Rap Genius, site web contributif consacré à l’explication, l’annotation des paroles de chansons. Devenu avec le temps une sorte d’encyclopédie musicale (https://genius.com/)

LUIS Cristina, L’hyperpop fait fureur auprès des jeunes Espagnols, traduit de l’espagnol par Courrier International, 6 août 2024 (en ligne : https://www.courrierinternational.com/article/l‑hyperpop‑fait‑fureur‑aupres‑des‑jeunes‑espagnols_219920 [consulté le 12/11/2024])

OSWALD John, Nomad’s Land n°3, Éditions Kargo, 1998, traduit de l’anglais par Rémi Rousseau.

PLANTARD Pascal, E-inclusion: braconnage, bricolage et butinage. 2013, pp.16–22. hal-01739761 (en ligne : https://hal.science/hal‑01739761/document [consulté le 12/11/2024])

Lélio Barraud-Berdoy
Glossaire

Glossaire

Autotune ou Auto-Tune
Logiciel correcteur de hauteur sonore (pitch), utilisé par les artistes pour chanter juste. Le nom est utilisé par abus de langage pour désigner l’ensemble des logiciels et toutes les sonorités robotiques qui résultent de leur utilisation. Les rappeur·euses se sont en effet réapproprié cet outil en poussant la correction jusqu’à la rendre audible, pour l’utiliser comme un instrument à part entière. L’autotune devient alors le marqueur d’une musique à l’ère des technologies numériques.
Boom bap
Rythmique originelle du rap depuis sa création à la fin des années 1980. Le nom est formé d’onomatopées représentant deux percussions essentielles à cette rythmique : la grosse caisse (boom) et la caisse claire (bap).
Egotrip
Pratique d’écriture inhérente au rap et ce depuis ses origines. Il s’agit pour le ou la rappeur·euse de se mettre en valeur dans ses textes, de faire valoir sa supériorité par rapport aux autres artistes ou concurrents. L’egotrip relève en réalité plus d’un exercice de style que d’une réelle animosité, comme un code ou un rituel repris par toutes les générations.
Glitchcore
Esthétique musicale et visuelle maximaliste, utilisant les glitchs et bugs informatiques comme des effets de style. Le style s’inspire d’esthétiques déjà existantes depuis les années 2000 et début 2010, comme la dance music et la nightcore. Musicalement, cela se traduit par des voix au pitch trafiqué, montant dans les aigus, saturées et glitchées à l’aide de plugins. Les instrumentales au rythme rapide et répétitif utilisent des basses agressives et des synthétiseurs pour jouer les mélodies principales. Visuellement, l’utilisation de couleurs fluorescentes, de bugs visuels et de clignotements se mêlent à des personnages de jeux-vidéos ou d’animes japonais pour créer des images très chargées, en adéquation avec la musique.
Hyperpop
L’hyperpop est en réalité un éventail de plusieurs styles et esthétiques différents, émergeant au début des années 2010 et gagnant en popularité au début des années 2020. Les technologies numériques, la sphère internet, la culture populaire et la musique électronique sont des éléments constitutifs à la fois visuellement et musicalement. On retrouve ainsi sous l’appellation hyperpop des styles de niche tels que la scenecore, la glitchcore, la PC music ou bubblegum bass, et même aujourd’hui des artistes classifié·es comme rap ou pop. Cette difficulté à cerner les limites de ce style démontre qu’il serait peut-être plus juste de définir l’hyperpop comme un état d’esprit, le reflet d’une nouvelle génération numérique.
Instrumentale/Prod/Beat
L’instrumentale d’un morceau, plus souvent appelée beat en anglais ou prod en français, désigne toute la piste musicale sur laquelle le ou la rappeur·euse peut venir poser sa voix. À l’origine assez répétitives (boucles de quatre mesures) pour permettre à la voix et aux paroles de passer au premier plan, elles se complexifient au fil des années. Cette évolution est notamment permise grâce aux nouvelles technologies numériques qui rendent la composition sur ordinateur plus facile et plus libre.
Morceaux : Single / EP / Mixtape / Album
Moyen de regrouper ou non des morceaux lors de leur sortie.

Single : morceau sortant seul, généralement avec une communication importante car avec un potentiel perçu comme intéressant commercialement.

EP (Extended Play) : projet à la durée courte, généralement autour de cinq morceaux, misant sur l’efficacité d’un univers, d’une proposition musicale à transmettre en quelques titres.

Mixtape : format plus complexe car peu défini. Il s’agissait à l’origine de cassettes réalisées par les DJs compilant des morceaux de différent·es artistes. Aujourd’hui, le terme est employé pour des projets plus libres, d’une durée longue mais sans pour autant posséder la cohérence artistique d’un album, comme un regroupement de morceaux avec plusieurs artistes invité·es par exemple.

Album : objet perçu comme important dans le monde de la musique, souvent l’aboutissement de plusieurs années de réflexion, de maturation artistique. Il s’agit d’un évènement important dans la carrière d’un artiste, qui dévoile une proposition musicale et visuelle nouvelle, témoins de son évolution artistique.

Plugin
Logiciel utilisé sur les stations audionumériques servant à traiter le son. Certains peuvent simplement servir à « nettoyer » une voix ou un instrument, comme les égaliseurs (EQ) ou compresseurs, et d’autres, plus caractériels, sont utilisés pour ajouter des effets intéressants artistiquement. On pourra ainsi retrouver des plugins de distorsion, d’écho, de réverbération, de chorus, de phaser etc.
Rage
Prononcé à l’anglaise, ce terme fait référence à un sous-genre de la trap ayant émergé vers le début des années 2020. On y retrouve des courtes mélodies de synthétiseurs et des percussions agressives, le tout saturé et distordu, donnant lieu à des morceaux hautement énergiques.
Sample
Extrait sonore récupéré d’une source existante, et retravaillé (ou non) pour l’intégrer dans une nouvelle composition, comme une sorte de collage musical. Le sample est indissociable du rap à ses origines, puisque les DJs et les beatmakers récupéraient des boucles sur des vinyles pour composer les instrumentales.
Station audionumérique ou DAW (Ableton, Pro Tools, FL Studio…)
Logiciel pour l’enregistrement, le mixage et le traitement du son. Cette interface est désormais devenue un passage obligatoire pour n’importe quel·le musicien·ne désirant enregistrer puis publier sa musique.
Supertrap
Sous-genre de la trap ayant émergé autour des années 2018–2019. Les percussions y prennent encore plus d’importance, de plus en plus agressives et exubérantes, souvent complémentées par une atmosphère sombre. On y retrouve régulièrement des glitchs audios, comme dans l’hyperpop, symptôme d’une musique évoluant encore une fois au coude à coude avec les technologies numériques.
Topline
Mélodie chantée par l’artiste tout au long d’un morceau. Le terme est souvent utilisé pour désigner l’ensemble de l’interprétation d’un artiste, pas seulement les notes mais aussi le rythme et les placements d’une voix sur l’instrumentale.
Tracklist
Liste de morceaux présents sur un projet (album, mixtape ou EP). La tracklist constitue généralement un objet commercial intéressant pour communiquer autour d’un projet : les artistes l’annoncent quelques jours ou semaines avant la sortie afin de générer de l’engagement et de l’anticipation, notamment grâce aux collaborations avec d’autres artistes qui y sont révélées. La mise en image de la tracklist se doit de prolonger l’identité visuelle de la pochette tout en incluant les crédits du projet (production, enregistrement, mixage, graphisme etc.).
Trap
Genre musical, ou sous-genre du rap, né dans le sud des États-Unis vers le début des années 2010. D’abord utilisée par les rappeurs en relation avec le trafic de drogue, la trap perd peu à peu son image de musique violente en se démocratisant et en s’ouvrant à de nouvelles esthétiques vers la fin des années 2010. Les sonorités et surtout les percussions utilisées dans les instrumentales trap sont plus rapides, et plus agressives que dans le boom-bap jusqu’alors, notamment grâce à l’utilisation de basses plus importantes. La trap se place comme un sous-genre important dans la transition du rap vers les nouvelles technologies numériques : les instrumentales sont maintenant composées presque exclusivement sur ordinateur, expliquant les sonorités numériques plus froides.
Visualiser
Courte vidéo, parfois jouée en boucle pour accompagner un morceau. Le visualiser, bien qu’à la définition changeante, se distingue du clip par sa simplicité. Il a plutôt une vocation de soutien visuel que de réelle réalisation : résultat d’un écosystème digital où un morceau sans image pour l’accompagner perd énormément de chances de stimuler, d’attirer l’œil et surtout l’attention d’un·e potentiel·le auditeur·ice.

Annexes

Lélio Barraud-Berdoy
Annexes

Rythmiques dans le rap : contexte et définitions

Dans le rap, la période des années 1980 à 1990, étendue jusqu’au début des années 2000, est particulièrement déterminante et influente pour le genre. L’importance de cet âge d’or est telle qu’on retrouve son influence partout chez les artistes futur·es. Celleux-ci y font référence directement par leurs paroles, samples ou rythmiques utilisées, ou choisissent au contraire de tourner le dos complètement à cette esthétique, ce qui constitue aussi en soi une forme de reconnaissance. Musicalement, le rythme du boom-bap* synthétise bien l’esthétique de ce rap classique : des percussions dominantes, formant une boucle sur laquelle l’artiste peut venir déployer sa technique lyrique. Dans cette partie du rap, l’accent est mis sur les paroles, les rimes, et le sens. Jusque dans les années 2010, le boom-bap dominait le paysage du rap. Son BPM lent permet de former des phrases longues, complexes, et les rappeur·euses s’attardent alors particulièrement sur leurs textes. Si les thèmes, la façon de les aborder, la manière de construire et de placer les schémas de rimes ont évolué au cours des décennies, l’essence reste la même.

Vers 2012, l’explosion de la trap chamboule le paysage, avec ses BPM beaucoup plus rapides. Les percussions utilisées sont aussi plus variées, et ont des sonorités très numériques. En effet, celles-ci ci sont désormais produites en majorité sur les nouveaux logiciels de composition : les stations audionumériques (DAW) comme FL Studio, Ableton, Pro Tools… En même temps que s’opère ce glissement vers la trap, les textes des rappeur·euses évoluent, influencé·es par la trap américaine aux propos souvent violents sur les armes et la drogue (sujets déjà présents auparavant, mais moins mis en avant). Ce n’est qu’après quelques années d’expérimentations musicales et l’arrivée d’une nouvelle génération, après 2015, que la trap se diversifie et perd progressivement sa connotation violente. Celle-ci devient alors définitivement la norme dans le rap, et prend de multiples facettes : elle peut désormais se faire mélancolique, associée à du chant, ou simplement servir de base pour qu’un·e rappeur·euse expose sa technique, remplaçant le boom-bap dans le choix d’instrumentale par défaut. Les rythmiques présentes dans la trap sont également très diverses, ce qui en fait un genre difficile à cloisonner. Le boom-bap est de son côté instantanément reconnaissable et qualifiable comme tel.


Artistes et émergence de l’intelligence artificielle dans le rap

Difficile, dans le monde de la création artistique, de passer à côté du débat épineux autour de l’intelligence artificielle. Celle-ci promet de générer des images, des vidéos, et même des voix et des instruments à budget très réduit voire gratuitement. Beaucoup se sont déjà engouffré·es dans la brèche, en majorité des petit·es artistes, n’ayant pas forcément les compétences ou le réseau nécessaire pour réaliser une pochette et un clip pour accompagner leur morceau. D’autres plus gros artistes ont récemment commencé à associer l’IA avec leur musique, parfois plus ou moins bien. Jolagreen23 illustrera ainsi plusieurs morceaux de son projet +99XP par des visualisers entièrement réalisés par IAJolagreen23, KEDOISJEFAIRE, 2024, générant beaucoup de débats et de divisions au sein de ses auditeur·ices. Il faut noter que ces visuels sont en réalité peu inventifs dans l’utilisation qu’ils font de l’IA. On y reconnaît ces mouvements de caméra ralentis, dans une entre-deux étrange entre la stabilité et le tremblement, ces lumières jaunâtres, ces objets dans le fond qui se transforment ou sont simplement indéfinissables. Ces visuels sont le symptôme d’une utilisation plutôt paresseuse de l’IA, qui semble avoir été utilisée pour combler un manque, soit de vision artistique, soit d’équipe technique.

D’un autre côté, d’autres artistes réfléchissent plus en profondeur leur rapport à cette nouvelle technologie, et ouvrent la porte vers une utilisation plus modérée et plus accompagnée de l’IA. Ainsi, Luther, grâce à une équipe de production spécialisée dans le traitement d’images et l’intelligence artificielle, donnera naissance au clip ALED_EXIT_PRORESLuther, ALED_EXIT_PRORES, 2024. Entièrement généré par IA, ces images se basent cependant sur un gros travail de modélisation 3D, de retouche d’image, de génération à partir de photos14. En plus d’utiliser l’IA comme un autre outil dans le processus créatif, et de l’associer à d’autres techniques existantes plutôt que de se baser exclusivement dessus, cette utilisation entre en résonance avec l’univers musical de Luther, abordant sa perte de repères et sa mélancolie au milieu de cette réalité. Comme pour l’utilisation des esthétiques virtuelles lors de leur explosion en 2020, il est nécessaire de réfléchir à l’utilisation de certains outils et certains codes lors de la création musicale et graphique. Si le rap underground français tend autour d’une course à l’innovation, les graphistes et les rappeur·euses prennent malgré tout le recul suffisant pour évaluer les perspectives d’avenir. L’arrivée de l’intelligence artificielle peut chambouler les rapports étroits qu’entretiennent rappeur·euses et graphistes underground, et il ne tient qu’à eux d’utiliser cet outil intelligemment, avec mesure, ou même pas du tout, en accord avec les univers qu’ils et elles souhaitent développer.


Quelques objets de communication autour du corpus

Tracklist de l’EP de FEMTOGO : LA BÊTE, 2024
Affiche pour une release party de Metanoia à Paris en septembre 2024
Tracklist de l’EP commun entre H Jeunecrack et Mairo : La solution, 2024
Post Instagram annonçant la date de concert de Mairo à La Cigale, une salle mythique parisienne
Tracklist de l’album de Luther : EXIT, 2024
Tracklist de l’EP de Ptite Soeur : RED႟UN
Tracklist de l’EP commun entre Mairo et Slimka : QUI A VOLÉ LE SOLEIL ?, 2023

Projets et artistes répertoriés sur la carte

I) Rimes et peintures

1– Osmin, Zinée
2– Cobalt_, Zinée
3– XIII, Asinine
4– Brûler la maison, Asinine
5– KOLAF, La Fève & Kosei
6– GOLDMAKER, Ajna
7– LA COURSE? NeS
8– Global Warming, Bricksy & 3G
9– Tales from Genovie, Bricksy & 3G & Azur
10– 3ème cycle, Hjeunecrack
11– CANDELA, Keroué
12– Eckmühl, Keroué
13– La pieuvre, Hjeunecrack
14– omar chappier, Mairo
15– Jungle des illusions vol.1, Jungle Jack
16– Jungle des illusions vol.2, Jungle Jack
17– La solution, Hjeunecrack & Mairo
18– haven, bupropion
19– merci, Wallace Cleaver
20– à la recherche du temps perdu, Wallace Cleaver
21– REGARDE, Henri Bleu
22– FéérieMusique, Henri Bleu
23– armor, Henri Bleu
24– baiser, Wallace Cleaver
25– 41BORO, Wallace Cleaver
26– IL ME RESSEMBLE PAS NON PLUS, Khali
27– 23, Khali
28– Le jour se lève, Selug & Senar
29– Cascade, Lovarran
30– PREMIERE RENCONTRE, Planaway
31– GARÇON, Luther
32– EXIT, Luther
33– uuSymphonie, Nyluu
34– ego, 6ilverr
35– i see dead birds, 6ilverr
36– 1M NE SE GASPILLE PAS TOUT SEUL, wasting shit
37– les fourmis, wasting shit
38– Terrorisme de proximité, wasting shit & tommy moisi


II) Personnification et egotrip

39– ERRR, La Fève
40– 45 et rouge, Mairo
41– QUI A VOLÉ LE SOLEIL ?, Mairo & Slimka
42– Deadly Poison Sting, baby hayabusa
43– 6KLOP EP, Slimka
44– +99XP, Jolagreen23
45– SOLSTICE, Lala &ce
46– Tunnel Vision, Slimka
47– BORDERLINE, Realo
48– RECHERCHE&DESTRUCTION, Jolagreen23
49– Le Grand Mystico, Slimka

III) Entrée dans le virtuel

50– WINNTERMANIA, Winnterzuko
51– 200, abel31
52– 4h16, abel31
53– VON, Winnterzuko
54– OBLIV!ON, Zoomy
55– GATE, Zoomy & Vilhelm.
56– DIRTYSPRITE19R, Zoomy
57– ONTHEWAYTOTHEWOAYEAH, Zalmad
58– SUPERWOAHYEAH, Zalmad
59– EMOTION, Realo
60– EURO STEP, Realo
61– SEXY TURBO SPEED, Realo & Zoomy
62– Sauce Park, Lovarran

IV) Nostalgie d’une époque glitchée

63– DNB, Gemroz
64– SXMMER! l0ng, TKKF
65– H3LLO! w0rld, TKKF
66– PILLZ & KANDY KRUSH, 55ASKY
67– no arnak, no noob_, snorunt
68– L’histoire de Dyspeed, Dyspeed
69– glalie, snorunt
70– vivienne westwood, snorunt & shaadi
71– world first, web7
72– wizard child, web7
73– Stress & Paillettes, Bricksy & 3G & BabySolo33
74– Radio $ummer Hits, BabySolo33
75– Summer Angels, 09PEAS
76– Rockstar tragedy, 09PEAS
77– Cloud9, 09PEAS

V et plus…) Une vision désabusée

78– karma, Ptite Soeur & Rosaliedu38 & esone & Neophron
79-NOUVELLE ECONOMIE_, Ptite Soeur
80– KAYFABE CHIMERA, Gemroz & Ptite Soeur
81– RED႟UN, Ptite Soeur
82– Dirty Synths and Nice Bars, Meel B & IRKO
83– DANGER RAPPROCHÉ, IRKO
84– Ghillie in the Mist, IRKO
85– HINTERHALT pt1, Douze Déluge
86– LEAVE ME ALONE/OK, Douze Déluge
87– NAMELESS BELLIGERENT, FEMTOGO
88– La Bête, FEMTOGO & Vilhelm.

Lélio Barraud-Berdoy
Remerciements

Remerciements

Merci à Corinne Melin pour ses nombreuses relectures, corrections, et son aide tout au long de la rédaction !

Merci aux professeur·es du pôle Nouveaux Médias pour leur accompagnement !

Merci à ma maman pour ses relectures, corrections et conseils malgré le sujet complètement en dehors de son champ d’intérêt !

Merci les copaines de la classe d’être là et de m’aiguiller quand je doute !

Merci le rap d’être un univers aussi créatif et diversifié !!!


  1. BOSSEUR Jean-Yves, Le sonore et le visuel : intersections musique/arts plastiques aujourd’hui , Paris : Dis-voir, 1992 ↩︎

  2. BOSSEUR Jean Yves, Musique et arts plastiques, Interactions aux XXe et XXIe siècles, Minerve, 2015 ↩︎

  3. BOSSEUR Jean Yves, Le sonore et le visuel, p.5 ↩︎

  4. BOSSEUR Jean Yves, Le sonore et le visuel, p.5 ↩︎

  5. Note de l’éditeur (4ème de couv), BOSSEUR Jean-Yves, Le sonore et le visuel ↩︎

  6. GIARD Luce, préface pour L’invention du quotidien, Michel de Certeau, 1990. ↩︎

  7. BEAUVAIS Yann, Monter Sampler : L’échantillonage généralisé, Paris : Ed. du Centre Pompidou, 2000 ↩︎

  8. H Jeunecrack & Mairo, Catenaccio, 2024 ↩︎

  9. OSWALD John, Nomad’s Land n°3, Éditions Kargo, 1998, p. 9 et 11, traduit de l’anglais par Rémi Rousseau ↩︎

  10. Wallace Cleaver, plus rien n’est grave, dans l’album merci, 2024 ↩︎

  11. H Jeunecrack, La preuve, 2023 ↩︎

  12. Cristina Luis, L’hyperpop fait fureur auprès des jeunes Espagnols, 2024 ↩︎

  13. Cristina Luis, L’hyperpop fait fureur auprès des jeunes Espagnols, 2024 ↩︎

  14. Processus créatif posté sur Instagram par les responsables de la post-production : https://www.instagram.com/p/DAlmoH‑tplF/?img_index=1 [consulté le 21/01/2025] ↩︎