Féminismes du Pacifique

Yvonne Underhill-Sem

Charte féministe du Pacifique, lgbtqi, relations de pouvoir genrées, îles du Pacifique

Les féministes qui s’identifient comme telles dans le Pacifique continuent à poser publiquement la question simple : « Qu’en est-il des femmes et de l’inégalité de genre ? » La lutte pour faire respecter les droits des femmes et pour garantir des services aux femmes et aux filles – sans parler des personnes de genre non conforme – se poursuit, car l’inégalité de genre dans le Pacifique est un vécu quotidien – et ce, en dépit de l’existence de fémocrates1 et de ministères dédiés aux femmes, ou des travaux de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (Committee on the Elimination of Discrimination against Women – cedaw). La tradition et la culture du Pacifique alimentent les processus d’exclusion et de contrôle des femmes de manière systématique et durable. C’est pourquoi les tragédies individuelles et collectives perdurent, notamment les violences sexuelles quotidiennes, les meurtres de femmes accusées de sorcellerie, les grossesses non désirées, les brimades et les intimidations gratuites, une distribution des ressources injuste, etc. Le résultat est un féminisme aux formes très diverses – des féministes autodéclarées et socialement identifiées à celles dont les pratiques de reproduction sociale sont en phase avec des moyens de subsistance soutenables qui n’ignorent pas la justice de genre. Le mouvement féministe du Pacifique comprend des groupes lgbtqi radicaux (Haus of Khameleon), des collectifs intellectuels (dawn Pacific), des défenseuses qui s’organisent de manière créative (diva for Equality), des défenseuses des droits humains courageuses et compétentes (Voice for Change), des législateurs et des responsables politiques spécialisés (Regional Rights Resources Team), des organisations féministes de défense des droits humains (Fiji Women’s Rights Movement), des organisations menées par des jeunes (Pacific Youth Council), et bien d’autres.

En plus de la diversité culturelle des peuples formant le Pacifique, la politique de l’autochtonie ajoute des complexités supplémentaires. Mais en ce qui concerne les rapports de force genrés, le privilège patriarcal prévaut au détriment des femmes, quelles que soient la couleur de leur peau, la supériorité de leurs compétences ou de leurs connaissances, la qualité de leur éducation ou leur potentiel de leadership.

En novembre 2016, la Charte des principes féministes pour les féministes du Pacifique a été présentée lors du Forum inaugural des féministes du Pacifique à Suva, dans les îles Fidji. Cette charte s’inspire librement de la Charte des principes féministes pour les féministes d’Afrique, mais avec une vraie tonalité du Pacifique. En effet, les féministes d’Océanie soulignent nos liens communs avec la mer (wansolwara), la terre (vanua) et les ancêtres (tauanga). Cette initiative puise dans d’importants sentiments, hérités du passé, d’égalitarisme entre les genres, mais elle remet également en question les systèmes de leadership contemporains omniprésents qui privilégient les hommes.

L’avancée que représente la Charte féministe du Pacifique témoigne d’une nouvelle tentative de s’organiser au-delà des diverses formes de relations de pouvoir genrées, pour remettre en question le privilège patriarcal historique, mais aussi les nouvelles relations de pouvoir genrées asymétriques. La Charte souligne la force principale du mouvement féministe du Pacifique, à savoir son ancrage dans les luttes contemporaines pour la justice sociale et ses diverses manifestations. Elle donne un nouvel élan en faveur du changement, aux côtés, par exemple, de la déclaration féministe du Pacifique sur la santé et les droits sexuels et reproductifs (Pacific Feminist Coalition on Sexual and Reproductive Health and Rights, 2013), et du Pacific Women’s Network Against Violence Against Women. La logique qui sous-tend ces efforts est façonnée par une politique de la connaissance, des pratiques affectives personnelles et une hypothèse partagée selon laquelle l’égalité des sexes dans le Pacifique est impérative.

Les populations du Pacifique sont depuis longtemps confrontées à l’attachement fervent – souvent violent, toujours plus militarisé et profondément dogmatique – aux processus d’accumulation et d’exploitation du capitalisme mondial, qui aggravent les inégalités de genre. Les féministes du Pacifique ont développé des pratiques d’alliances radicales (Fiji Women’s Forum) et des actions délicates mais respectueuses (Kup Women for Peace en Papouasie-Nouvelle-Guinée). Elles font preuve d’une créativité considérable (Women’s Action for Change) et d’un courage ardent face à la guerre civile (Nazareth Centre for Rehabilitation).

Le féminisme du Pacifique est profondément enraciné dans les luttes pour la justice sociale. Dans les années 1960, la Young Women’s Christian Association a fait campagne pour une fiscalité et des salaires plus justes. Dans les années 1970, le East Sepik Council of Women a mis en place des programmes de nutrition dans les plantations de palmiers à huile. Les féministes du Pacifique ont également reconnu l’importance de travailler au niveau régional pour remettre en question les vestiges du colonialisme, comme la poursuite des essais nucléaires, l’intensification des industries extractives et le manque d’expression des femmes dans les parlements nationaux. Malheureusement, dans ces enjeux régionaux, les relations de pouvoir genrées sont trop facilement soumises au leadership et aux privilèges patriarcaux, malgré les bonnes intentions de quelques-uns et la rhétorique de beaucoup d’autres.

Le féminisme a émergé différemment selon les époques et les lieux. Aux Fidji, le féminisme de la Décennie des Nations unies pour la femme (1975-1985), fondé sur la reconnaissance des droits, a largement supplanté la Pan Pacific and South East Asia Women’s Association, fondée sur l’aide sociale et établie pour soutenir des projets coloniaux immédiats. Plus tard, le féminisme reposant sur les droits a inspiré la création d’un réseau d’organisations telles que le Fiji Women’s Crisis Centre, le Punanga Tauturu Women’s Counselling Centre dans les îles Cook, le Women and Children Crisis Centre dans les Tonga, le Vanuatu Women’s Centre et l’organisation Women United Together Marshall Islands. Certaines d’entre elles ont recentré leurs activités sur des projets de paix et de démocratie, comme dans les Fidji de l’après-coup d’État ou lors de la création du gouvernement autonome de Bougainville en Papouasie-Nouvelle-Guinée.

Dans le Pacifique, les personnes ayant une identité de genre non conforme et les femmes qui ne sont pas mères biologiques sont socialement et culturellement reconnues pour leur contribution à l’éducation des enfants. Cette reconnaissance remet en question les relations de pouvoir asymétriques, toutes liées au genre. Dans la Charte, le féminisme du Pacifique embrasse cette diversité de personnes avec une référence explicite aux lgbtqi et aux jeunes femmes. En outre, les Femmes de foi (Women of Faith), qui ont joué un rôle essentiel dans la construction de la paix, soutiennent également les appels à la dépénalisation des lgbtqi et de l’avortement.

Concernant l’organisation politique, le féminisme du Pacifique est encore faible, et le scepticisme prévaut quant à son intérêt. Cela s’explique par : l’insistance postcoloniale pour le rejet des concepts et des pratiques de désignation non locales, ou « occidentales », dans les luttes du Pacifique ; l’influence croissante des idéologies conservatrices inspirées par la religion, qui prônent un égalitarisme traditionnel entre les genres ; ainsi que l’ignorance, la misogynie et la malveillance observées au niveau personnel.

L’ambition claire des signataires de la Charte est d’obtenir un changement profond qui fasse respecter les droits des femmes, des filles et des personnes de genre non conforme, afin que nous obtenions « la meilleure vie possible pour nous-mêmes et nos communautés du Pacifique ». Il s’agit toujours d’une ambition radicale, mais avec la Charte, elle bénéficie d’un nouvel élan.

Pour aller plus loin

Emberson-Bain, Atu (dir.) (1994), Sustainable Development or Malignant Growth?Perspectives of Pacific Island Women, Suva : Marama Publications.

Mishra, Margaret (2012), « A History of Fijian Women’s Activism (1900-2010) », Journal of Women’s History, vol. 24, no 2, p. 115-143.

Pacific Feminist Coalition on srhr (2013), « Pacific Feminists and Activists: Re-framing, Re-articulating and Re-energizing Sexual and Reproductive Health and Rights! », www.dawnnet.org

Pacific Feminist Forum (2016), « Charter of Feminist Principles for Pacific Feminists », www.fwrm.org.fj

Slatter, Claire et Yvonne Underhill-Sem (2009), « Reclaiming Pacific Island Regionalism: Does Neoliberalism Have to Reign? », dans Bina D’Costa et Katrina Lee-Koo (dir.), Gender and Global Politics in the Asia-Pacific, New York : Palgrave Macmillan.

Teaiwa, Teresia et Claire Slatter (2013), « Samting Nating: Pacific Waves at the Margins of Feminist Security Studies », International Studies Perspectives, vol. 14, no 4, p. 447-450.

Underhill-Sem, Yvonne (2012), « Contract Scholars, Friendly Philanthropists, and Feminist Activists: New Development Subjects in the Pacific », Third World Quarterly, vol. 33, no 6, p. 1095-1112.

Yvonne Underhill-Sem est maîtresse de conférences en études du développement à l’École des sciences sociales de la faculté des arts de l’université d’Auckland, en Nouvelle-Zélande.

  1. ndt : Le concept de « fémocrates » désigne les bureaucrates féministes, autrement dit les féministes travaillant à l’intérieur de l’appareil d’État.