La campagne « Wages for Housework » (« Des salaires pour le travail ménager1 ») des années 1970 a été un moment historique important dans l’émancipation des femmes sous le capitalisme. En soulignant la centralité du travail reproductif, en exigeant que les tâches ménagères soient reconnues comme un travail et rémunérées, elle a ouvert la voie à une stratégie politique internationale pour la libération des femmes, a mis le capitalisme en question et a exposé la superficialité du féminisme conventionnel « fondé sur les droits ».
Selon Dolores Hayden, la campagne trouve son origine à la fin du 19e siècle, lorsque, après la guerre civile, certaines féministes états-uniennes ont réclamé un « salaire pour les femmes au foyer ». Dans les années 1940, Mary Inman, membre du parti communiste, a défendu cette cause dans son livre In Woman’s Defense, mais n’a pas réussi à convaincre le parti de l’adopter dans son programme.
C’est dans les années 1970 que la campagne « Wages for Housework » est passé d’une demande de compensation monétaire du travail domestique à une perspective politique sur la place des femmes et du travail reproductif dans l’accumulation capitaliste. Ce tournant politique est survenu avec la formation d’un réseau féministe international qui s’est mobilisé dans différents pays pour exiger que l’État, en tant que collectivité capitaliste, verse un salaire à toute personne effectuant un travail domestique. Le raisonnement derrière cette stratégie systémique a été fourni par la théoricienne politique et militante italienne Mariarosa Dalla Costa, en 1972. Son essai « Donne e sovversione sociale » (« Les femmes et la subversion sociale »), rapidement traduit et largement diffusé, devint le document fondateur de la campagne.
À l’encontre de la tradition marxiste qui dépeint le travail domestique comme un service personnel, un héritage de la société précapitaliste devant être remplacé par l’industrialisation complète de l’économie, Dalla Costa affirme que le travail domestique est le pilier de l’accumulation capitaliste, et qu’il contribue directement à la plus-value par la production de la force de travail – autrement dit en assurant la capacité de travail des travailleurs.
En tant que construction capitaliste, le travail ménager était invisible et ne pouvait donc donner droit à une rémunération. Cette dévalorisation a profité à la classe capitaliste qui, sans cela, aurait dû fournir des services sociaux pour permettre aux travailleuses de se présenter sur leur lieu de travail. En bref, le capitalisme a construit une immense richesse sur le dos des femmes, qui ont été contraintes de dépendre des hommes pour leur survie ou d’assumer une double charge à l’intérieur et à l’extérieur du foyer.
La revendication d’un salaire pour le travail ménager a dévoilé l’immense quantité de travail non rémunéré que les femmes effectuent pour le capital, mettant au jour tout un champ d’exploitation jusqu’alors naturalisé comme « travail des femmes ». Elle a également révélé le pouvoir social que ce travail confère potentiellement à celles qui l’accomplissent, puisque le travail domestique assure la reproduction du travailleur et est donc la condition de toute autre forme de travail.
En identifiant les bénéficiaires du travail reproductif, la campagne « Wages for Housework » a libéré les femmes de la culpabilité qu’elles éprouvaient à refuser ce travail. Plus important encore, la campagne a constitué une alternative cruciale à la revendication dominante du féminisme libéral pour l’égalité des droits avec les hommes et l’accès aux professions masculines traditionnelles. Ce féminisme conventionnel n’a rien fait pour déstabiliser les hiérarchies et la division sexuelle du travail. Le « don » gratuit des femmes au capital est resté intact.
La campagne « Wages for Housework » n’a jamais généré de lutte de masse, bien que la lutte contemporaine pour les droits sociaux des femmes aux États-Unis et la défense de l’allocation familiale en Angleterre aient démontré l’importance d’un tel mouvement pour les femmes prolétaires. Les féministes libérales et même socialistes se sont opposées à la campagne pour les salaires, arguant qu’elle institutionnaliserait le travail domestique des femmes. Mais trois décennies de restructuration du « travail reproductif » et d’intégration des femmes dans l’économie mondiale en tant que travailleuses salariées ont démontré que la campagne pour les salaires reste toujours pertinente pour la politique des mouvements de justice sociale.
L’accès au travail salarié n’a pas libéré les femmes du travail domestique non rémunéré, pas plus qu’il n’a changé les conditions sur le « lieu de travail » qui rendent incapables les travailleuses de s’occuper de leurs familles et les hommes de partager les tâches ménagères. Les femmes aux États-Unis ne disposent pas encore d’un programme de congé maternité fixé par le gouvernement, comme il en existe dans de nombreux autres pays. Le travail reproductif, principalement effectué par les femmes, n’est toujours pas rémunéré, et comme je l’affirme dans Point zéro (Federici, 2016 [1974-2012]), ce sont désormais des femmes immigrées, mal payées et fortement exploitées qui réalisent en grande partie ce genre de tâches.
Les tenants d’une rémunération pour le travail ménager veulent engager un programme de transformation positif. S’il était mis en œuvre, il entraînerait un transfert massif de richesses du haut vers le bas de la société. Cela est plus que jamais nécessaire compte tenu de la précarisation du travail, du démantèlement de l’État-providence et de la crise de la reproduction à laquelle sont confrontées les communautés prolétariennes du monde entier. En cela, la campagne s’apparente à la revendication d’un revenu de base garanti. Mais la force du mouvement « Wages for Housework » est qu’il fait le procès du capital, en définissant le transfert économique susmentionné comme une réappropriation de la richesse produite par les femmes, et en remettant en question l’injonction capitaliste croissante au travail non rémunéré.
En outre, comme l’écrit Louise Toupin, la revendication pour un salaire au travail ménager ouvre un nouveau terrain de négociations entre les femmes et l’État sur la question de la reproduction, en réunissant les travailleuses domestiques rémunérées et non rémunérées, afin de redéfinir la relation des femmes au travail (à l’intérieur et à l’extérieur de la maison), au mariage, à la sexualité, à la procréation, et leurs identités en tant que femmes.
Enfin, recentrer la lutte anticapitaliste sur la valorisation des activités par lesquelles les vies sont produites est une condition essentielle pour surmonter la logique du capital. Une telle logique qui prospère grâce à une dévalorisation – monétaire et autre – doit être remise en question pour réaffirmer la dimension créatrice du travail reproductif. Pourtant, cette lutte salariale n’est qu’un début. Pour être politiquement transformatrice, elle doit être accompagnée d’une réorganisation du travail ménager, sous une forme moins esseulante et plus coopérative et socialisée.
Si le mouvement pour des salaires contre le travail ménager est fortement investi, alors sa remise en question des formes d’exploitation les plus cachées et naturalisées changera les relations de pouvoir – non seulement entre les femmes et le capital, mais aussi entre les femmes et les hommes, et entre les femmes elles-mêmes –, participant ainsi à l’unification de la classe ouvrière.