La « politique du corps » a été un projet politique majeur parmi les militantes et les militants féministes et queers depuis les années 1980, à l’échelle transnationale. Dans le cadre de cette politique du corps, les corps sont considérés comme des lieux de résistance culturelle et politique à la conception dominante du corps « normal », blanc, masculin, occidental et hétérosexuel, par rapport auquel toutes les « autres » formes de corps diffèrent. La politique du corps va donc des demandes de justice économique libérale à la reconnaissance de l’intégrité des droits en matière d’orientation sexuelle pour toutes les personnes. Par exemple, la politique du corps a été une force perturbatrice et critique dans les interventions queers et féministes lors des conférences mondiales des Nations unies sur les droits de l’Homme (1993), la population et le développement (1994) et les femmes (1995). Les militantes et militants qui ont participé à ces différentes conférences de l’onu ont attiré l’attention de la communauté internationale sur des questions telles que la violence domestique, le viol en tant qu’arme de guerre, les droits sexuels et reproductifs des femmes, et les droits des autochtones et des personnes homosexuelles et transgenres. Leurs campagnes se sont élevées non seulement contre les inégalités de genre, mais aussi contre le racisme, l’âgisme et les normes hétérosexuelles. De cette façon, la politique du corps a répondu à différentes formes d’oppression corporelle par des formes radicales de démocratie (Harcourt, 2009).
Les exemples d’actions et de campagnes de politique du corps vont des protestations performatives, comme celles qui ont eu lieu en Inde contre les concours de Miss Monde, jusqu’aux grandes actions directes et aux campagnes de long terme, en ligne et sur le terrain – comme les marches des années 1980 contre la criminalisation de l’avortement aux États-Unis, en Australie et en Europe, ainsi que les multiples campagnes mondiales visant à mettre fin aux violences faites aux femmes, telles que le viol, la stérilisation forcée, le féminicide et le trafic sexuel pédophile. Ces exemples s’étendent encore des campagnes féministes visant la reconnaissance des violences domestiques au sein des couples mariés, aux pièces de théâtre telles que Les Monologues du vagin, qui ont débuté à New York et sont maintenant présentées dans le monde entier. On peut également citer d’autres exemples, comme la réclamation, dans les années 2000, du droit au mariage homosexuel, et la demande pour que les transgenres soient reconnus comme un troisième genre à côté du masculin et du féminin dans la documentation officielle, dans les toilettes publiques et dans les écoles. Sexuality Policy Watch1, une institution en ligne dont le siège est situé au Brésil, produit des données qui documentent nombre de ces actions et campagnes, montrant l’importance de la politique du corps dans le paysage politique mondial. Un exemple récent exceptionnel de politique du corps à l’échelle mondiale a pu être observé lors des centaines de marches de femmes organisées dans le monde entier le 21 janvier 2017, le lendemain de la 45e investiture présidentielle aux États-Unis. Des millions de personnes ont défilé pour protester contre les déclarations misogynes, racistes et homophobes de Donald Trump et son comportement envers les femmes.
La politique du corps est incontestablement controversée car elle rend visibles des questions intimes et souvent taboues. En ce sens, la politique du corps « dit » le non-dit dans les espaces politiques et économiques, puisqu’elle remet en question les normes qui cautionnent et institutionnalisent les inégalités de genre et autres. Par exemple, la campagne pour le droit des travailleuses et travailleurs du sexe à un salaire équitable exige que ces personnes soient considérées comme des travailleurs comme les autres. La politique du corps défie l’homophobie, même dans des endroits comme l’Afrique où l’homosexualité est pénalisée et criminalisée. Elle dénonce la discrimination racialisée également au sein des mouvements féministes, où les marques de l’effacement historique associé au colonialisme sont visibles dans le privilège blanc (Harcourt, Icaza et Vargas, 2016). Ces dernières années, la décolonialité est devenue un élément important de la politique du corps à l’échelle mondiale. Par exemple, les campagnes visant à mettre fin à la discrimination violente – y compris la stérilisation – des femmes autochtones en Amérique centrale remettent en question les hypothèses sur le développement et le progrès. Un autre exemple est celui des Rencontres féministes d’Amérique latine et des Caraïbes au début des années 1980, qui se sont opposées aux idées libérales de réussite en matière de genre et de développement, par le biais de dialogues interculturels incluant des personnes non blanches, queers et autochtones (Harcourt, Icaza et Vargas, 2016). Comme ces derniers exemples le suggèrent, la politique du corps est une critique des formes de pouvoir occidental, qui s’expriment dans le sexisme, le racisme, la misogynie et l’hétérosexisme, accompagnant de fait les systèmes de connaissances impériaux et coloniaux qui informent les pratiques de développement (Mohanty, 2003).
La politique du corps ne concerne pas seulement les luttes pour mettre fin à l’oppression, mais aussi les moyens de réimaginer et de refaire le monde. Cela inclut la compréhension de la sexualité, de la diversité et du bien-être du point de vue de l’« autre » marginalisé. Le European Feminist Forum, qui s’est tenu de 2004 à 2008, en est un exemple. Il a réuni des militantes féministes et queers de 20 pays européens. Il a créé un espace numérique où les femmes roms, les jeunes féministes queers d’Europe centrale et d’Europe de l’Est, ainsi que les travailleuses du sexe et les travailleuses domestiques migrantes pouvaient se rencontrer et débattre de l’avenir qu’elles envisageaient – un avenir non informé par les données de la politique européenne dominante, fondée sur des idées individualistes de réussite et de progrès. Liée au Forum social mondial, cette expérience a contribué à l’émergence d’autres modes d’organisation reposant sur une compréhension pluriverselle du soin dans des groupes familiaux sans hétéronormativité ni logique d’exploitation.
Le militantisme de la politique du corps remet donc en question le récit de la modernité qui définit le genre, les corps et la sexualité à travers le prisme du progrès. Dans son militantisme et sa vision des alternatives, la politique du corps ouvre la voie à d’autres manières de voir la politique, au-delà du développement social et économique fondé sur les droits de l’Homme individuels et la prétendue égalité économique, que l’État devrait garantir selon la règle du droit. La politique du corps démonte le système racial/sexuel/genré que la modernité a imposé à la société. Elle remet en question la classification moderne selon la norme des corps hétérosexuels masculins blancs privilégiés. Elle apporte à la théorie et à la pratique du post-développement le défi de remettre en question et de défaire la manière dont les corps sont façonnés par les relations sociales ancrées dans le capitalisme néolibéral. Et elle invite le post-développement à s’appuyer sur les multiples résistances et rébellions exprimées dans les luttes féministes et queers pour la reconnaissance de l’intégrité corporelle des nombreux « autres », étrangers au privilège masculin blanc.
Dans sa revendication de l’altérité, la politique du corps est un point d’entrée essentiel pour repenser le post-développement. C’est aussi un espace d’action collective transformatrice, qui relie le corps aux alternatives radicales des mouvements sociaux, façonnant ainsi des stratégies pour une transformation diversement incarnée (embodied). Le défi du post-développement est de prendre au sérieux l’idée qu’il existe une multiplicité de corps et de formes d’incarnation, afin d’aller au-delà des histoires et des pratiques normalisantes du développement moderne. Et pour les féministes et les queers, il s’agit de comprendre les manières multiples et diverses de se connecter à la dimension spirituelle de la vie, afin d’entrer en relation avec les corps non humains, ceux des « autres terrestres ».