L’« écologie de la culture » peut être définie comme un cadre conceptuel et un terrain de lutte qui réunit la soutenabilité écologique et la soutenabilité culturelle des lieux et des espaces dans lesquels les personnes vivent. Le concept a été introduit en 1979 par Dmitri Sergueïevitch Likhatchov, un universitaire et un intellectuel engagé soviétique, qui a survécu au camp de travail pénitentiaire de Solovki et au siège de Leningrad. Considéré comme la « conscience de la nation », Likhatchov faisait preuve d’un remarquable franc-parler et exprimait son opposition à des projets tels que le détournement []{.ital role=”ital”} des []{.ital role=”ital”} cours []{.ital role=”ital”} d’eau de Sibérie – un projet de grande envergure, planifié par le gouvernement soviétique depuis les années 1930, mais finalement abandonné en 1986.
Likhatchov considérait la soutenabilité écologique comme cruciale pour la vie sur Terre et critiquait la conception du progrès synonyme d’expansion industrielle. La continuité de la culture et du patrimoine culturel était tout aussi importante pour lui et faisait partie intégrante de sa conception ouverte de l’écologie. Cet accent mis simultanément sur l’environnement et la culture n’est pas surprenant. La vision productiviste du progrès en Union soviétique et les idéologies qui lui étaient liées ont entraîné non seulement des interventions spectaculaires dans l’environnement naturel, mais aussi dans ce que Likhatchov appelait l’« environnement culturel » – par exemple, l’architecture des espaces urbains, qui renvoyait à l’époque pré-révolutionnaire et devait donc être modifiée pour être plus conforme aux visions soviétiques. Bien que l’ère soviétique ait indubitablement amené dans les paysages urbains des styles architecturaux, un aménagement, des transports publics et des monuments remarquables, de nombreux repères et symboles du passé ont été impitoyablement détruits. Ironiquement, l’héritage culturel soviétique lui-même est souvent menacé aujourd’hui, l’appât du gain rapide étant un trait caractéristique du capitalisme post-soviétique.
L’écologie de la culture, selon Likhatchov, est aussi importante pour la dimension morale de la vie humaine qu’elle l’est pour l’environnement au sens biologique en vue du maintien de la vie physique – les deux étant inséparables : « Il n’y a pas de fossé entre les deux, comme il n’y a pas de frontière claire entre la nature et la culture » (Likhatchov, 2014 [1984] : 90). L’écologie de la culture n’implique pas une vision élitiste ou exclusive de la culture, mais elle embrasse toute la gamme des pratiques culturelles par lesquelles les gens donnent sens à leur vie. Ces pratiques peuvent se manifester dans des constructions architecturales remarquables, comme l’avant-garde russe qui incarne l’une des ambitions et des potentialités exprimées au début de l’ère soviétique, ou l’art populaire qui décore les maisons de village. Il peut également s’agir d’un paysage organisé harmonieusement, qui ouvre une vue sur la rivière ou crée un sentiment d’espace. L’écologie de la culture ne se limite cependant pas aux phénomènes matériels ou physiques. Elle peut aussi inclure, par exemple, la musique (Sonevytsky et Ivakhiv, 2015), la danse et la littérature (Likhatchov, 2000 [1992-1993]).
Bien que l’écologie de la culture ne soit pas mobilisée explicitement par les mouvements sociaux aujourd’hui, elle offre pourtant une référence utile pour les luttes urbaines dans la Russie post-soviétique, qui s’opposent souvent à la destruction du patrimoine matériel et immatériel et à la densification urbaine. Dans tout le pays, la destruction de bâtiments se produit à une fréquence étonnante et suscite une résistance active de la part de mouvements sociaux comme Archnadzor1 à Moscou, ou Zhivoi Gorod2 à Saint-Pétersbourg, et de mouvements similaires à Oufa, Tver, Vologda et dans d’autres villes. Ces mouvements rassemblent des habitants, des ethnographes, des écologistes et bien d’autres personnes.
Lorsqu’un bâtiment est en danger, mettre en lumière qui l’a construit, ce qu’il a de particulier et les personnalités qui lui sont associées devient un moyen de renforcer la campagne de résistance, ce qui montre le rôle central de l’écologie de la culture dans les luttes urbaines. L’une de ces actions concernait la protection d’un bâtiment lié à la famille Tolstoï. La figure de Tolstoï, accompagnée d’une citation de Guerre et Paix (« il est plus honorable d’avouer ses torts que d’en arriver à l’irréparable »), a ainsi été au centre de la campagne militante. Les luttes particulièrement liées à l’écologie de la culture sont souvent en phase avec la soutenabilité écologique, étant donné que l’environnement culturel et l’environnement biophysique sont tous deux menacés par le développement centré sur l’accumulation du capital. C’est le cas de la campagne qui s’oppose à la construction d’un quartier judiciaire et résidentiel au bord de la Neva à Saint-Pétersbourg, près de la forteresse Pierre-et-Paul, et qui propose, à la place, la création d’un parc qui porterait le nom de Likhatchov. Les militants et militantes plaident ici pour un espace vert au centre de la ville, qui s’intégrerait dans le paysage actuel.
Les mouvements qui se réfèrent à l’écologie de la culture mettent fortement l’accent sur l’importance de la justice participative, ce qui rapproche l’écologie de la culture des modèles et des luttes pour la justice environnementale. Certains de ces mouvements construisent des alliances et échangent des informations et des expériences, favorisant ainsi de nouvelles pratiques et démarches d’auto-organisation. Dans la ville de Joukovski, la mobilisation des résidents pour la protection de la forêt a finalement contribué à l’élection du Conseil populaire de Joukovski – une organisation chargée de coordonner le contrôle des résidents sur les pouvoirs officiels de la ville. En réponse aux menaces constantes qui pèsent sur le patrimoine architectural de Moscou, de nombreuses initiatives visant à partager les histoires et les connaissances sur la ville ont vu le jour, notamment des promenades et des conférences animées par des ethnographes et des passionnés de la capitale. Ces initiatives n’ont généralement pas de but commercial, mais sont plutôt de nature conviviale et collective. Elles contribuent à l’écologie de la culture et sensibilisent aux menaces permanentes qui pèsent sur la ville.
L’écologie de la culture a le potentiel d’unir des luttes différentes et quelque peu dispersées, en leur offrant un cadre pour répondre à un problème commun. En raison de son lien avec la soutenabilité écologique, l’écologie de la culture peut également contribuer à ouvrir la voie à une sensibilisation accrue du public aux questions écologiques. Cependant, pour que ce potentiel de transformation se réalise, l’écologie de la culture doit être considérée comme un concept vivant, susceptible de s’enrichir de nouvelles significations et ouvert aux apports de nouvelles personnes qui peuvent contribuer à son développement.