Le bonheur national brut (bnb) est une notion contestée au Bhoutan. Elle renvoie à différentes interprétations et mises en application plus ou moins radicales. Pour certains Bhoutanais, le bnb est une « croissance verte » vaguement définie et/ou un nom de marque adapté à chaque occasion – une position que j’appelle « bnb commercial ». Pour d’autres, le bnb est un nouvel indicateur holistique qui devrait remplacer le pib pour guider les politiques de développement – une position que j’appelle « bnb restreint » (Ura et al., 2012). Pour d’autres encore, le bnb n’est pas seulement un nouvel indicateur, mais aussi une philosophie d’épanouissement social qui intègre les besoins extérieurs et intérieurs et recherche la sobriété plutôt que la croissance économique une fois que les besoins fondamentaux de chacun et chacune ont été satisfaits – une position que j’appelle « bnb profond » (Gouvernement royal du Bhoutan, 2013). Actuellement, il semble que le « bnb commercial » tende à dominer l’arène décisionnelle. Mais d’un point de vue général, les politiques du Bhoutan sont le résultat de ces différentes visions en jeu (Hayden, 2015).
Parmi les politiques du Bhoutan axées sur le bnb, on peut citer : la gratuité de l’éducation et des soins de santé pour toutes et pour tous, les restrictions importantes sur les investissements étrangers, la non-adhésion à l’Organisation mondiale du commerce (omc), l’interdiction de la publicité en extérieur, les lourdes taxes sur les importations de voitures, les limites imposées au tourisme de masse et l’interdiction de l’alpinisme, les normes culturelles strictes en matière d’architecture et de vêtements officiels, le classement de la moitié du pays en zones protégées, une couverture forestière minimale de 60 % exigée par la Constitution, la distribution de terres aux agriculteurs et agricultrices qui n’en ont pas, et la volonté de passer à une agriculture 100 % biologique. Bien que les secteurs pro-modernisation de la société bhoutanaise aient fait pression sur ces politiques, il semble qu’elles bénéficient encore d’un large soutien public.
L’expression « bnb » a été inventée par le quatrième roi dans les années 1970. Lorsqu’un journaliste lui a demandé quel était le pnb du Bhoutan, il a répondu : « Le produit national brut ne nous intéresse pas ; c’est le bonheur national brut qui nous intéresse. » Cette réponse faisait peut-être référence à un code juridique bhoutanais de 1729 qui stipule : « Si le gouvernement ne peut pas créer du bonheur pour son peuple, il n’a aucune raison d’exister » (Ura et al., 2012).
Cependant, le concept moderne de bnb a été formulé plus tard, pendant la période turbulente des années 1990. D’une part, la situation interne du Bhoutan était extrêmement tendue. Les élites dirigeantes ngalops (Bhoutan occidental) se comportaient très mal avec les autres groupes linguistiques et culturels du pays – non seulement avec les Lhotshampas (Bhoutan méridional), mais aussi avec les Sharchops (Bhoutan oriental) et les Tibétains –, à tel point qu’une crise violente a éclaté, conduisant à la création de camps de réfugiés lhotshampas au Népal. D’autre part, la situation externe du pays était également tendue. Ses dettes envers l’Inde gonflaient tandis que celle-ci devenait néolibérale. Alors que le gouvernement constatait les multiples effets négatifs du néolibéralisme, le besoin urgent d’un discours alternatif s’est fait ressentir. C’est ainsi que l’idée du bnb a été développée, en partie comme une forme de résistance au néolibéralisme et en partie, peut-être, comme un moyen provisoire de soulager plusieurs blessures intérieures.
Le bonheur national brut prend de nombreuses formes. Ici, nous examinerons brièvement deux formes de bnb « restreint » et deux formes de bnb « profond ». Premièrement, l’indice du bnb, en tant que nouvel indicateur intégré, a été développé au milieu des années 2000 sous la direction de Karma Ura du Centre for Bhutan & gnh Studies. Il couvre 9 domaines : le niveau de vie, l’éducation, la santé, l’environnement, la vitalité de la communauté, l’usage du temps, le bien-être psychologique, la bonne gouvernance, ainsi que la résilience et la promotion culturelles. Ces dimensions sont mesurées à travers 33 indicateurs. Le bnb a été utilisé jusqu’à présent dans le cadre d’une pré-enquête (2006) et de trois enquêtes complètes à travers le pays (2008, 2010, 2015). Son objectif est de mesurer le bien-être de manière holistique, afin d’évaluer son évolution et de guider la prise de décision. Il est aussi intéressant de noter que l’indice du bnb comprend un « seuil de suffisance » pour chaque indicateur. Ces seuils sont des repères permettant de déterminer ce qui est suffisant pour une « vie bonne » ; ils reposent sur des normes internationales ou nationales, des jugements normatifs ou encore sur le résultat de réunions participatives. Par exemple, on considère que les citoyens et citoyennes travaillant plus de huit heures par jour manquent de temps et n’atteignent pas les seuils requis.
Deuxièmement, l’outil d’évaluation de la politique du bnb a été conçu pour aider la Commission bnb. Il s’agit d’un organe puissant qui orchestre le processus de planification de l’économie du Bhoutan en évaluant les politiques et les projets par leurs effets, à travers 22 variables reflétant les 9 domaines mentionnés précédemment. Cet outil de sélection a joué un rôle important dans le refus du Bhoutan d’adhérer à l’omc, ainsi que dans la limitation de l’exploitation de ses réserves minérales.
Comme exemple de « bnb profond en pratique », on peut citer la Samdrup Jongkhar Initiative (sji), lancée en 2010 par un enseignant religieux progressiste, Dzongsar Jamyang Khyentse Rinpoche, dans une zone rurale négligée du pays. La sji, qui est actuellement dirigée par une femme influente de la région, Neten Zangmo, a été conçue comme une initiative ascendante pouvant être étendue à l’ensemble du pays. Elle vise à instaurer la souveraineté et l’autosuffisance alimentaires grâce à l’agriculture biologique ; à protéger l’environnement grâce à une campagne « zéro déchet » ; à renforcer les communautés ; à éduquer les jeunes ; et à encourager la participation des citoyens et des citoyennes au processus décisionnel.
Un autre exemple de « bnb profond » pourrait être la formation aux valeurs humaines universelles – remarquablement cohérente avec les approches de l’éthique bouddhiste et de la psychologie des profondeurs –, qui est proposée dans tous les établissements d’enseignement supérieur du pays. Cette formation de plusieurs jours propose une méthode systématique encourageant les participants et participantes à mieux se comprendre et à mieux comprendre leur relation avec les autres et l’environnement. Elle vise à montrer en quoi cette compréhension, un sentiment juste en soi, l’absence de peur dans la vie en société et la coexistence avec la nature sont la base de l’harmonie et donc du « bonheur ». Malheureusement, une confusion profondément enracinée règne, de sorte qu’il est affirmé que l’argent et l’accumulation de biens matériels occupent une place centrale, ce qui conduit à diverses formes de domination, de peur et d’exploitation.
Dans une perspective post-développement, je dirais que la principale contribution originale du bnb – et peut-être aussi le défi le plus difficile qu’il doit relever – est d’incorporer les questionnements existentiels « intérieurs » en relation avec la psychologie et la spiritualité. À une époque où la plupart des problèmes « extérieurs » urgents sont relativement bien compris par de nombreuses personnes, les interrogations « intérieures » – comme celles qui concernent les « besoins réels », l’« épanouissement existentiel », la « fausse conscience » et le « conditionnement social » – sont beaucoup plus complexes et largement sous-exploitées, et pourtant essentielles pour une recherche et une action efficaces. Le militantisme radical a un besoin crucial d’une plus grande compréhension intérieure.