Rivières empoisonnées. Terre violentée. Dauphins morts. Souffrances animales. Forêts mutilées. Jungles dévastées. Air contaminé. Récifs coralliens moribonds. Oiseaux en voie d’extinction. Océans et lacs à l’agonie. Insectes en voie de disparition. Mammifères infertiles. Semences génétiquement modifiées. Pueblos (peuples) en survie. Personnes persécutées et assassinées en défendant la Vie…
Des millions d’êtres vivants ne peuvent exprimer leur douleur nulle part. Les tribunaux conventionnels ont été conçus pour traiter uniquement certains problèmes humains, et n’ont même pas été pensés pour tous les êtres humains. Celles et ceux qui souffrent de la malnutrition, de la faim, de la pauvreté, de la migration forcée, de la vie en hébergement d’urgence, de la guerre et de la solitude n’ont aucun lieu pour faire connaître leur agonie et leurs besoins. Un petit groupe d’humains, ceux qui exploitent les autres en prenant le contrôle de la nature par la propriété, disposent de tribunaux, d’avocats, de lois et de politiques publiques pour les protéger.
Les êtres humains sont l’espèce la plus insensible et la plus meurtrière de la planète. Nous sommes en train de vivre la sixième extinction et nous n’y prêtons même pas attention. Les changements opérés par les humains et leurs technologies sont si rapides que les espèces et la nature sont incapables de s’y adapter. Dans cette extinction, les humains sont à la fois coupables et victimes (Kolbert, 2015 [2014]). Néanmoins, les problèmes causés par l’espèce humaine n’ont pas fait l’objet d’une institution supérieure permettant d’en attribuer la responsabilité. Face à ce vide, les mouvements sociaux menés par des écologistes et des intellectuels ont créé un lieu où la nature est dotée d’une voix et où cette voix est écoutée1. Cet espace permettant d’enregistrer des plaintes – et qui stimule la réflexion – est le Tribunal international des droits de la nature.
Le Tribunal s’est réuni pour la première fois en janvier 2014 à Quito, en Équateur. Ont notamment comparu devant le Tribunal : le golfe du Mexique, le parc national équatorien Yasuní, la grande barrière de corail australienne, la cordillère équatorienne du Condor, le sous-sol où se pratique la fracturation hydraulique aux États-Unis, ainsi que les défenseurs et défenseuses des droits de la nature. Leurs revendications : non aux marées noires ; non à l’exploitation pétrolière ; non à l’exploitation minière ; non au tourisme prédateur ; non au changement climatique anthropogénique ; non aux modifications génétiques ; non à la criminalisation des militants. Des affaires ont été présentées par des militants et des mouvements sociaux pendant que le Tribunal siégeait. D’autres audiences du Tribunal ont suivi en Équateur, aux États-Unis, en Australie, au Pérou et en France.
— Monsieur le Président, je demande au parc national Yasuní de comparaître devant ce tribunal.
— Poursuivez, Madame la Procureure.
Et c’est ainsi que Yasuní s’exprime au travers d’humains qui le connaissent et partagent ses ressentis. Les personnes humaines parlent au nom des forêts, des rivières, des dauphins, des crapauds et des insectes, et les voix des peuples autochtones sont toujours présentes. L’humidité de la forêt, le chant des Waoranis, le supplice du jaguar, la tristesse des arbres abattus, les horreurs de la pollution, les explosions dans les champs pétrolifères, le malheur de l’exploitation économique de la nature, l’impuissance des habitants de la forêt, la lutte entre ceux qui détruisent et ceux qui préservent, et la mort des groupes autochtones dans leur isolement volontaire : tout cela peut être ressenti intensément dans la salle d’audience. Certains pleurent, d’autres crient, d’autres encore revendiquent, interrogent et informent à propos du prétendu modèle de développement et de progrès. Des voix se font entendre ; on discute de rapports scientifiques ; on consulte des photographies, pour qu’un peu de nature puisse apparaître devant le Tribunal. Les juges délibèrent, réfléchissent à leurs votes et rendent finalement leur verdict. Au moins sur le plan éthique, la nature est entendue et la justice est rendue.
Le Tribunal juge des affaires telles que celle du parc national Yasuní, où le gouvernement équatorien a rendu possible l’extraction de pétrole au milieu d’une forêt tropicale riche. Le Tribunal estime que les droits de la nature ont été ici violés et, après avoir examiné les preuves, il dénonce la violation, attribue les responsabilités et propose des mesures de réparation conformément à la Déclaration universelle des droits de la Terre-Mère, à la Constitution équatorienne (articles 70 à 73) et à d’autres droits dérivés de la nature, et sur la base du savoir des peuples de la Terre qui reconnaissent la valeur de cette dernière. La Terre-Mère et tous les êtres vivants qui l’habitent ont le droit d’exister, d’être respectés et de se régénérer sans que les cycles vitaux de celle-ci ne soient altérés, afin de préserver leur identité et leur intégrité et le droit de la Terre-Mère à une restauration intégrale.
Pour chaque audience, le Tribunal est doté d’un secrétariat technique, composé de militants, de scientifiques, de politiques et d’universitaires renommés, toutes et tous conscients des droits de la nature et de la nécessité de les défendre. Parmi celles et ceux qui ont présidé ces audiences figurent Vandana Shiva, Boaventura de Sousa Santos, Alberto Acosta, Cormac Cullinan, George Caffentzis, Anuradha Mittal, Brendan Mackey et Tom Goldtooth.
Le Tribunal constitue une étape nécessaire pour la survie de la planète et de l’espèce humaine. En bref, nous avons besoin d’un tout autre mode de relation avec la nature. L’être humain n’est ni l’unique ni la meilleure espèce sur Terre. Notre sentiment de supériorité et de domination sur la nature a provoqué l’extinction de milliers d’espèces et a mis en danger notre existence même en tant qu’espèce. Nous devons passer d’un type de droit qui considère la nature comme un objet et une ressource physique à un autre type de droit dans lequel la nature est un sujet. En opposition au droit conventionnel « civilisé », ce droit a été appelé « sauvage » (Cullinan, 2003). Cette nouvelle conception de la loi implique une nouvelle compréhension et un nouvel objectif : créer des systèmes de gouvernance qui apportent simultanément un soutien aux humains et à la communauté du vivant tout entière. Ainsi, cette « loi sauvage » (wild law) retrouve le droit de préserver et de sauver ce qu’il y a de sauvage dans nos cœurs, et défend d’autres manières d’être et d’autres façons de faire ce qui est juste ; elle protège la nature sauvage et la liberté des communautés vivantes de s’autoréguler ; et elle accorde de l’importance à la créativité contenue dans la diversité, au lieu d’imposer l’uniformité (Berry, 2003).
Le droit sauvage, dont le détenteur et le législateur sont la nature elle-même et les êtres humains qui en font partie, exige que les humains descendent de leur piédestal afin de trouver leur place sur la planète, en s’affranchissant de ce qui est artificiel et superflu dans la vie, en acceptant leur propre animalité et, enfin, en réapprenant à vivre en harmonie avec le reste de la nature. Le Tribunal est l’un des espaces où cette transformation a lieu. C’est un premier pas vers la consolidation d’un Tribunal international des droits de la nature, conçu, contrôlé et respecté par tous les peuples de la planète.