Le terme « mal-développement » est en partie une réaction aux faiblesses et aux effets secondaires néfastes du « développement » en tant que programme. L’expression « sous-développement » est entrée dans le langage public après le discours inaugural du président Truman en 1949, dans lequel prévalait une nette tendance anticommuniste, typique de l’époque. Dans l’utilisation du mot « développement », il y a une métaphore sous-jacente, tirée de la biologie, d’après laquelle les êtres vivants se développent en grandissant selon leur code génétique. Il s’agit d’un processus naturel, graduel, sans irrégularités et bénéfique. Si ce développement ne se produit pas, le médecin peut intervenir, en le réorientant – comme indiqué au quatrième point du discours de Truman – grâce à l’accord entre entreprises et gouvernements des pays développés, de façon à transférer des technologies et à produire de la croissance dans les pays sous-développés. Mais avec une mise en garde : « le vieil impérialisme – l’exploitation pour le profit étranger – n’a pas sa place dans nos plans. Ce que nous envisageons, c’est un programme de développement fondé sur les concepts d’équité démocratique », affirmait Truman.
Comme d’autres métaphores, le développement présente le risque d’une idéologie cachée. C’est d’autant plus vrai s’il se concentre sur l’objectif de croissance, exprimée par le produit intérieur brut (pib), sans aucunement prendre en compte ses limites. L’économie fondée sur le pib implique une croissance illimitée, laissant de côté la deuxième partie de la métaphore biologique, le vieillissement, et oubliant systématiquement la relation entre le processus de croissance et son environnement.
La métaphore du mal-développement est différente. Les êtres vivants souffrent de mal-développement lorsque leurs organes ne suivent pas leur code génétique. Ils deviennent ainsi déséquilibrés et déformés. L’utilisation de cette métaphore dans les sciences sociales semble avoir commencé avec un article de Sugata Dasgupta en 1967. L’ouvrage classique sur ce sujet a été publié par Samir Amin en 1990 et a été cité dans une publication collective dirigée par Jan Danecki en 1993, avec une participation intercontinentale reflétant les discussions du projet « Objectifs, processus et indicateurs de développement » (projet gpid) des Nations unies (1978-1982).
Il s’agit d’une métaphore mais, contrairement au « développement », le « mal-développement » tente de se référer, premièrement, à la vérification de l’échec du programme de développement à l’échelle mondiale, et, deuxièmement, à la vérification du mal-vivre, qui peut être observé dans la structure et le fonctionnement du système-monde et de ses composantes. Si le « développement » implique un élément normatif (le désirable), le « mal-développement » contient une composante empirique (l’observable), voire un élément critique (l’indésirable).
En prolongeant la métaphore, considérons une clinique qui part d’un diagnostic, effectue un pronostic et établit une thérapie en fonction d’une santé idéale, pas toujours bien définie, mais dont l’absence, elle, tend à être clairement définie et classée comme maladie. En ce sens, le mal-développement peut être compris comme faisant partie d’une maladie dont les composantes peuvent être énumérées à partir du tableau suivant. On y trouve, d’une part, les classes de besoins fondamentaux (bien-être, liberté, identité, sécurité) telles que spécifiées par Galtung (1980), et d’autre part, trois ou quatre niveaux (le local dans son rapport à l’État ; l’écosystème ; le monde) à partir desquels un diagnostic peut être effectué.
Le tableau peut être lu horizontalement, pour identifier les cas où la satisfaction des besoins humains fondamentaux fait défaut. Toutefois, une lecture verticale peut s’avérer plus fructueuse. Elle peut partir de la troisième colonne, qui porte sur la relation entre les différents acteurs du système-monde, caractérisée par l’asymétrie de leur capacité et de leur pouvoir de décision et d’influence. Il ne s’agit pas de la relation entre pays développés et sous-développés, distingués par des critères de croissance et de technologie, mais de la relation entre le central et le périphérique, qui diffèrent en matière de pouvoir.
La deuxième colonne fait référence à des thèmes qui ont été présents, au moins à un niveau rhétorique, dans certaines des approches du développement, comme l’écodéveloppement. Ils sont placés ici pour attirer l’attention sur une double réalité : d’une part, les causes de la dégradation des écosystèmes tendent à se trouver davantage dans les pays où le pouvoir est centralisé, mais aussi, plus récemment, dans les pays émergents ; d’autre part, nous nous trouvons confrontés à certains problèmes dont les effets peuvent être plus importants, dans certains cas, dans les pays périphériques que dans d’autres, et cela sous la forme de catastrophes d’origine humaine. Toutefois, ces problèmes pourraient nuire de manière plus générale à la survie de l’espèce et au maintien du système actuel.
Enfin, la première colonne indique les points sur lesquels le mal-développement actuel est le mieux reconnu ou vérifié. Son incidence est maximale dans les pays périphériques, moins élevée dans les pays émergents, et encore moins élevée dans les pays actuellement hégémoniques. Cependant, la pauvreté, la répression, le fondamentalisme ou la violence criminelle ne sont pas le patrimoine exclusif de la périphérie, mais se retrouvent, parfois avec plus d’intensité, dans les pays où le pouvoir est centralisé.
Le mot « mal-développement » n’entraîne pas une classification, plus ou moins artificielle, des pays développés et sous-développés, comme le soulignait le discours de Truman, qui proposait que les premiers viennent en aide aux seconds. La perspective que ce concept offre est différente : tous les pays sont, d’une manière ou d’une autre, mal-développés, et la raison ultime en est leur immersion dans le système-monde qui produit, en un mot, le capitalisme, où semble résider le problème.
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