Dans sa forme moderne, la « convivialité » est devenue un mot d’usage courant avec la publication de La Convivialité d’Ivan Illich en 1973. Bien que le concept ne soit pas nouveau, le philosophe en a fait un terme technique pour désigner « une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil ». Illich différencie explicitement le sens qu’il donne à ce terme de son acception courante comme « joie », en l’appliquant aux « outils » plutôt qu’aux relations entre personnes. Dans ce contexte, il a également introduit une autre caractéristique fondamentale de cette société : l’austérité, comprise comme « une vertu qui n’exclut pas tous les plaisirs, mais seulement ceux qui dégradent la relation personnelle ». Illich proposait un processus continu de reconstruction conviviale, avec des indications concrètes qui sont encore plus pertinentes aujourd’hui qu’à l’époque.
La convivialité est une plate-forme pour forger une nouvelle société, une société qui transcende les limites profondes de notre monde actuel, pour aller vers un socialisme qui nécessiterait d’« [inverser] les institutions régnantes et [de substituer] à l’outillage industriel des outils conviviaux ». Ce nouveau cadre « [restera] un vœu pieux si les idéaux socialistes de justice ne l’emportent pas ». Illich poursuit en soulignant une position commune à de nombreux mouvements sociaux d’aujourd’hui :
« Il faut saluer la crise ouverte des institutions dominantes comme l’aube d’une libération révolutionnaire à l’égard de celles qui mutilent la liberté élémentaire de l’être humain, dans le seul but de gaver toujours plus d’usagers. […] La société conviviale reposera sur des contrats sociaux qui garantissent à chacun l’accès le plus large et le plus libre aux outils de la communauté, à la seule condition de ne pas léser l’égale liberté d’autrui. »
Ce point est crucial : bien qu’un monde convivial ne conduise pas à une société égalitaire, des dispositifs économiques traditionnels et nouveaux seraient nécessaires pour maintenir « le transfert net de pouvoir dans les limites ».
Dans ce monde, un équilibre doit être recherché entre les personnes, leurs outils et la collectivité. La clé de cette discussion est une compréhension différente des outils, des instruments et des institutions. Dans sa présentation, Illich trace avec soin un processus de refonte afin que les outils fonctionnent pour les personnes et la société, en satisfaisant les besoins plutôt que le contraire, comme c’est le cas actuellement. En avançant ce programme, Illich insiste sur la centralité éthique d’une liberté enracinée dans l’interdépendance, par opposition à la vision atomiste de la société actuelle, si étroitement liée à la dynamique de compétition imposée par la société de classes d’aujourd’hui.
La convivialité, cependant, doit tenir compte de nos structures sociales présentes et des limites planétaires. Les communautés émergentes où elle prend racine ne sont pas des groupes qui décident simplement de se séparer de l’État-nation. Le processus implique bien plus, à savoir un effort pour instaurer une certaine indépendance, une certaine autonomie afin de s’autogouverner, et pour créer de nouvelles institutions qui permettent une véritable participation démocratique et un partage des tâches de gouvernance. Cela est facilité lorsque ces groupes exercent un certain contrôle sur un territoire, une zone à laquelle ils s’identifient et, idéalement, à laquelle ils peuvent prétendre historiquement. La consolidation de l’administration collective du territoire implique la revendication et/ou la reconnaissance des communs en tant qu’institution, en tant qu’outil, si vous voulez, qui transforme les individus en une collectivité délibérante, en des groupes prenant le contrôle de leurs vies et de leurs sources de subsistance.
Les communs sont une source importante de soutien pour cette transformation – ils sont un espace physique où la communauté peut subvenir à ses besoins, un espace historique auquel elle peut s’identifier, et un espace institutionnel qui lui permet de définir les nouvelles relations, facilitant ainsi la capacité des gens à se soutenir mutuellement, et étendant par là même les possibilités de convivialité. Dans leur défense des communs, les communautés sont confrontées au défi d’inverser les tendances historiques de désintégration sociale et de dévastation environnementale, et doivent aussi faire face à l’avancée de nouveaux modèles d’expropriation ou d’appropriation. Ceux-ci fonctionnent par le biais du marché ou du vol pur et simple – comme dans le cas de l’accaparement des terres et de l’eau –, à travers l’utilisation corrompue des institutions dominantes. Ces conflits constituent une part croissante de la dynamique anticapitaliste définie et promue par le « commoning ». Les mêmes processus de défense renforcent l’engagement de ces groupes en faveur d’un objectif commun, ce qui génère une capacité renouvelée à forger des alliances avec d’autres communautés dans des zones d’influence en expansion, mais aussi une plus grande aptitude à proposer de nouvelles formes de gouvernance. Bien entendu, ces communautés et leurs institutions en évolution mettent également en œuvre de nouvelles formes de vie, plus compatibles avec les exigences liées aux frontières planétaires et avec les possibilités des écosystèmes biorégionaux.
Aujourd’hui, la convivialité a beaucoup plus de chances de voir le jour que lorsqu’Illich a formulé sa vision pour la première fois. Dans le monde entier, un nombre croissant de groupes prennent les rênes de leur avenir en main. Ne se laissant plus berner par les promesses d’un avenir prospère de croissance perpétuelle, une myriade d’initiatives fleurissent, à la recherche d’alternatives. Si certaines sont le produit illusoire d’abstractions idéalistes, beaucoup sont fermement ancrées dans des tentatives plus réalistes de tirer les leçons de leur héritage, en adaptant ces leçons aux circonstances concrètes auxquelles elles sont confrontées aujourd’hui. Les communautés sont activement engagées dans des dialogues productifs entre elles, tant localement que mondialement, renforçant les alliances et les réseaux qui permettent de surmonter les limites des écosystèmes individuels et de petite taille. De cette manière, ces groupes se « réapproprient » la communauté, en s’insérant dans une histoire de travail et de savoir collectifs, en assurant le bien-être de leurs sociétés, et en remplaçant le souci du profit par des programmes destinés à renforcer leurs institutions et à préserver leurs écosystèmes.
De nombreuses initiatives visent à construire et reconstruire la communauté, en allant au-delà de la résistance aux forces du marché mondial, comme en témoignent les personnes qui cherchent et forgent de nouvelles alternatives. À la place de la rareté, celles-ci définissent de nouveaux objectifs conviviaux : mettre la production et les institutions au service de la collectivité tout en assurant la santé de leur environnement.