La poursuite du « développement » a favorisé la boucherie sur le continent africain. La notion selon laquelle la voie du développement empruntée par les autres est celle que nous devons suivre est essentiellement impérialiste et utilisée pour justifier le colonialisme, le néocolonialisme et le néolibéralisme. Le fait que cette idée perdure témoigne de la résilience de l’accumulation capitaliste primitive. Les forces qui sous-tendent ces phénomènes promeuvent aujourd’hui l’asservissement de la nature et l’intronisation de la guerre menée avec des armes ultramodernes.
Le développement, dans le modèle linéaire gravé par le Nord global, est une idée truquée qui classe les nations en pays développés et sous-développés. Le développement suggère la croissance, l’expansion, l’élargissement et la propagation, des idées sans lien avec le sens de la justice ou de l’équité, ni avec les limites écologiques d’une planète finie.
La plupart des gouvernements africains n’ont pas interrogé le concept de développement lui-même. Les dirigeants politiques doivent encore passer au crible le fait que le monde industrialisé est arrivé là où il en est aujourd’hui par une exploitation non soutenable de la nature et une exploitation injuste des territoires et des peuples. Des penseurs tels que Walter Rodney (1986 [1972]), Chinweizu Ibekwe (1975) et Frantz Fanon (1961) ont produit d’excellents exposés qui auraient dû déclencher une introspection critique. Ou peut-être que nos dirigeants ne sont pas assez téméraires pour rejeter une voie inacceptable, après avoir vu comment les agents des puissances impériales ont assassiné Thomas Sankara, du Burkina Faso, Amílcar Cabral, de la Guinée-Bissau, ou Patrice Lumumba, du Congo – trois dirigeants qui ont porté des idées alternatives. Le paiement continu de la dette dite coloniale à la France par ses anciennes colonies d’Afrique ne témoigne-t-il pas d’un continent encore colonisé ?
Quels sont les indicateurs de développement en Afrique ? Le premier est le produit intérieur brut (pib), rebaptisé « problème intérieur brut » par Lorenzo Fioramonti (2013). Il est mesuré à partir de l’étendue des infrastructures physiques et du montant des réserves monétaires. Si ces deux données présentent un niveau élevé, cela indique à la fois une surexploitation des ressources naturelles et des ressources humaines. L’accumulation de réserves en devises étrangères témoigne du fait que ces ressources sont destinées à soutenir les industries étrangères et à payer les importations. Lorsque les nations n’ont pas de problème de liquidité, selon les critères de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, elles sont rapidement encouragées à solliciter des prêts extérieurs auprès des détenteurs de leurs « réserves » ; et une fois qu’elles sont dans une situation désespérée, elles se voient proposer des conditionnalités extrêmes qu’elles doivent respecter afin que l’étau se relâche.
Le pillage qui a accompagné le colonialisme est souvent occulté. Certaines personnes considèrent même le colonialisme comme une forme d’aide qui a contribué à apporter la lumière à un continent prétendument « sombre ». Comme l’a noté un commentateur, « le débat sur les réparations est menaçant, car il bouleverse complètement le récit habituel du développement. Il suggère que la pauvreté dans le Sud global n’est pas un phénomène naturel, mais qu’elle a été activement créée. Et il place les pays occidentaux dans le rôle non pas de bienfaiteurs, mais de pilleurs » (Hickel, 2015). Comme le précise encore l’écrivain, il n’y a pas assez d’argent dans le monde pour compenser les méfaits du colonialisme. Aujourd’hui, outre l’aide provenant des relations bilatérales, il existe des fondations philanthropiques qui se sont arrogé le rôle messianique de déterminer la voie et le modèle de développement de l’Afrique, ce qui, ironiquement, n’est pas très différent de ce qui s’est déjà produit au nom du « développement ».
Aujourd’hui, le régime climatique est une arène dans laquelle les pauvres, tant au Nord qu’au Sud, assument toutes les mesures d’atténuation de la crise, tandis que les riches et les puissants aggravent les problèmes. Les sécheresses, les famines et le stress hydrique augmentent à mesure que les gouvernements du monde entier négligent les réalités socioculturelles et écologiques dans leur quête de devises étrangères. Pour récolter plus d’argent, les gouvernements achètent les appâts de la compensation carbone et de l’environnementalisme de marché et, dans le même temps, relâchent les contrôles environnementaux et financiers sur les sociétés transnationales. Celles-ci accaparent les terres et déplacent les communautés forestières, soit pour faire place à des plantations de monoculture orientées vers l’exportation, soit pour verrouiller les forêts en tant que stocks de carbone.
Le nouvel amour du Sud pour les devises étrangères et sa disposition à devenir un déversoir pour les « biens » issus de la mondialisation le rendent oublieux des dégâts commis à l’encontre de la production locale, au moyen d’une prolifération de règles commerciales injustes, de zones franches, de conflits violents et même de guerres. Il est important de noter que tout le sang qui a coulé dans les pays riches en minerais, tel le Congo, n’a pas suffi à stopper l’extraction. Que l’on parle de « diamants de sang » ou de « pétrole de sang », ni l’exploitation de ces ressources ni leur exportation n’ont cessé.
En sortir implique de réaliser que nous sommes dans un jeu truqué et de devenir des agents du changement social. Mais quel changement voulons-nous ? Au risque de paraître romantique, on peut dire que notre avenir pourrait bien se trouver dans notre passé. L’Afrique doit rétablir son histoire et réaffirmer les grandes avancées qu’elle a enregistrées dans les années suivant la fin des périodes coloniales – jusqu’aux années 1980, lorsque la Banque mondiale a imposé ses prétendus « programmes d’ajustement structurel ». Ces programmes ont perturbé les investissements sociaux et ont nui à la productivité manufacturière et agricole. Ensuite, les frontières artificielles qui séparent nos peuples en diverses nationalités et leur imposent des langues étrangères qui les divisent doivent être interrogées, et des solutions doivent être trouvées. Nous ferions également bien de rétablir l’interconnectivité de notre humanité (ubuntu), qui fait du collectif le fondement de l’organisation communautaire.
Le récit de la « montée en puissance de l’Afrique » pourrait bien être un autre moyen d’émousser les réflexions critiques sur la nature des relations économiques entre nos nations (Bond, 2013), ainsi qu’avec les nations du Nord global et la Chine. Si cet « essor » repose sur les chiffres conventionnels du pib, ceux-ci ne reflètent cependant pas les réalités objectives des citoyens et des citoyennes, dans la mesure où ces données chiffrées dépendent principalement du taux d’exportation de matières premières issues du secteur extractif. Pourtant, l’Afrique doit s’élever ! Pour nous élever, nous devons nous accrocher fermement à la Terre, qui nous ouvre les yeux sur nos situations et nos réalités, sur les forces qui ont dominé notre culture, nos croyances et nos schémas de pensée. C’est alors que nous pourrons remettre en question la notion de « développement ». C’est alors que nous pourrons voir les chaînes autour de nos chevilles, et les briser. C’est alors que nous pourrons lancer l’appel à un réveil africain.