Localisation ouverte

Eirini Gaitanou et Giorgos Velegrakis

subjectivité politique, mouvement de réfugiés, sens du lieu, solidarité, praxis transformatrice

Dans son célèbre article du début des années 1990 intitulé « A Global Sense of Place », la géographe féministe Doreen Massey a soutenu que l’idée d’un lieu ayant une seule identité « essentielle » fondée sur l’histoire limitée d’un territoire est erronée. Ce qui confère à un lieu sa spécificité, c’est le fait qu’il est construit « à partir d’une constellation particulière de relations sociales, qui se réunissent et se tissent ensemble en un lieu particulier ». Cette réidentification radicale du lieu permet de comprendre certaines réponses européennes créatives face à l’arrivée de réfugiés en provenance de zones de conflits mondiaux. Alors qu’un nouveau vocabulaire académique est en train d’émerger pour « le lieu, l’articulation des dimensions locales, interlocales et mondiales, et les pratiques socio-spatiales radicales », le terme « localisation ouverte » peut décrire de nouvelles expériences de construction communautaire, de politique radicale et de processus de démocratisation.

La crise capitaliste actuelle et les recettes de relance des élites ne servent qu’à étendre et normaliser de nouvelles formes de répression sociale dans divers contextes géographiques. En réponse à cela, depuis 2011, un modèle commun de protestation populaire est apparu dans le monde entier, axé sur la démocratie radicale et la transparence de la représentation. De plus, des initiatives de solidarité ont émergé sous la forme de réseaux de lutte localisée dans et à travers les espaces urbains. Ces mouvements illustrent une culture politique fondée sur la satisfaction des besoins matériels quotidiens par la mise en commun au niveau local. En cultivant une culture de solidarité créée collectivement et non pré-affectée, chaque mouvement donne du contenu à ce que David Featherstone (2015) appelle « les géographies dynamiques de l’activité politique subalterne et le caractère génératif de la lutte politique ». Par ailleurs, le mouvement des réfugiés en Europe et dans d’autres pays occidentaux en 2015 nous rappelle que la mobilité, et le contrôle de la mobilité, reflètent et renforcent le pouvoir. Les pays occidentaux cherchent à « gérer les flux de réfugiés » et à sécuriser les frontières « interdites » avec des camps de détention militarisés. Pourtant, les réfugiés ont un grand besoin d’abri, de sécurité, de solidarité et de lieux communs – exactement comme les habitants locaux.

Ces dernières années, plusieurs mouvements populaires ont créé des lieux communs pour les réfugiés et les locaux en proposant des logements dignes dans les villes. Les habitants solidaires et les réfugiés improvisent des projets d’auto-organisation et des centres de solidarité fondés sur les principes de l’antiracisme et de l’inclusion, sur le droit à la libre circulation, et sur des conditions de vie décentes et des relations d’égalité. Ils concrétisent une conception de la vie quotidienne et de la lutte commune qui donne du pouvoir à partir de la base, ce qui conduit finalement à la création de localités ouvertes.

De telles initiatives existent depuis longtemps en Italie, en Espagne, en Suède, en Allemagne et dans d’autres pays principalement européens, mais nous nous limitons ici à deux exemples en Grèce. Le premier est City Plaza, un espace d’hébergement et de solidarité qui fonctionne depuis avril 2016 comme un projet de logement auto-organisé pour les réfugiés sans abri dans le centre d’Athènes. City Plaza a émergé comme une réponse pratique aux politiques anti-migratoires dominantes en Grèce et dans l’Union européenne, tout en se développant au cours des derniers mois comme une nouvelle localité ouverte fondée sur les principes d’auto-organisation, d’autonomie et de solidarité. Le deuxième exemple est le Dispensaire social de solidarité de Thessalonique, qui fonctionne depuis décembre 2010 comme un collectif social de soins de santé, offrant un traitement médical et pharmaceutique aux résidents non assurés. Au départ, il s’agissait d’un groupe de militants et de médecins désireux d’apporter un soutien sanitaire aux immigrés, mais cela est rapidement devenu un espace de soutien sanitaire pour toutes celles et ceux – locaux ou immigrés – qui n’avaient pas les moyens d’accéder au système national de santé.

De telles initiatives donnent un sens à ce que nous pouvons identifier comme une « localisation ouverte », un processus qui transforme les localités existantes en lieux ouverts à la solidarité sociale et politique. Ces lieux communs encouragent des pratiques socio-spatiales spécifiques qui répondent aux exigences de la vie quotidienne, tout en cultivant l’expérimentation sociale, la démocratisation, l’auto-organisation et les formes multiculturelles de coexistence.

Les localités ouvertes sont des paradigmes de « communautés politiques en construction », combinant lutte sociale et politique, et formant les participants en tant que sujets politiques/citoyens. Ces formes de lutte proposent une articulation radicale des intérêts sociaux et des moyens de les faire valoir. Leur projet témoigne d’un nouveau mode de politisation, en exprimant un besoin de réappropriation de la participation collective, et de création d’espaces publics, de lieux d’expérimentation sociale et de contre-institutions alternatives. Ce qui est en jeu ici, c’est le besoin d’un « passage au politique » en dehors de ses formes d’exercice traditionnelles, avec la politique de rue comme composante forte.

Selon le philosophe français Jacques Rancière (2005), le caractère politique d’un mouvement est lié à la recherche d’espaces d’action, de discours et de pensée, dépassant la simple affirmation d’un groupe concret. À cet égard, la sphère publique est élargie, le politique est conceptualisé comme une « détermination active », et les identités comme des « processus politiques en cours ». À cet égard, nous pouvons identifier les initiatives de solidarité susmentionnées comme des localités ouvertes qui font de la politique, et donc de la démocratie, un mode de vie – « un art de vivre ». Il s’agit non seulement d’un moyen de transition et d’organisation de la société, mais aussi d’une auto-transformation, d’une démocratisation et d’un apprentissage constants : des processus de constitution du peuple en tant que sujet collectif. Ce type de militantisme, fortement lié aux pratiques spatiales et aux questions et formes d’organisation de la vie quotidienne, conduit au développement de processus spécifiques d’unification, sans nécessairement induire la construction de nouveaux corps sociaux unifiés, mais plutôt en matérialisant un schéma d’« unité dans la diversité ». Les liens ne se forment pas simplement sur la base de la solidarité, mais à partir d’intérêts communs, de revendications communes et de mobilisation.

Les récits simplistes romancent ces mouvements et initiatives de solidarité, mais ceux-ci comportent de nombreuses tensions, limites et complexités. Les localités ouvertes que ces mouvements génèrent doivent être analysées comme des « phénomènes en mouvement constant », qui transforment leurs pratiques, leurs méthodologies et leurs relations internes. Cependant, de telles initiatives conceptualisent de manière relationnelle, et parfois controversée, « un sens radical du lieu », qui devrait toujours être ouvert et démocratique.

Pour aller plus loin

Dispensaire social de solidarité de Thessalonique, www.kiathess.gr

Refugee Accommodation and Solidarity Space City Plaza, www.facebook.com/sol2refugeesen

Featherstone, David (2015), « Thinking the Crisis Politically: Lineages of Resistance to NeoLiberalism and the Politics of the Present Conjuncture », Space and Polity, vol. 19, no 1, p. 12-30.

Massey, Doreen (1991), « A Global Sense of Place », Marxism Today, no 38, p. 24-29.

Rancière, Jacques (2005), La Haine de la démocratie, Paris : La Fabrique.

Eirini Gaitanou est titulaire d’un doctorat en études européennes et internationales du King’s College de Londres. Ses recherches portent sur les mouvements sociaux, la participation politique, la subjectivité politique et la conscience, dans une perspective marxiste. En tant que militante, elle participe à des débats tant pratiques que théoriques.

Giorgos Velegrakis est un chercheur doctorant en écologie politique au département de géographie de l’université Harokopio d’Athènes. Ses recherches portent sur l’extractivisme et les mouvements socio-écologiques, les géographies urbaines, ainsi que les débats théoriques sur l’écosocialisme, la décroissance et l’écologie politique marxiste.