Un basculement révolutionnaire hors du développement est une idée dont le temps est venu. Il nous est indispensable pour faire face à la crise sociale et environnementale actuelle ; il est urgent, étant donné l’accélération de la destruction de l’environnement et des moyens de subsistance des populations ; et il est immédiat, dans le sens où il est possible de mettre cette idée en pratique ici et maintenant. Une nouvelle signification de la révolution doit être capable de remettre radicalement en question la base conceptuelle du développement et de dépasser la modernité.
Le concept de révolution évoque un certain nombre de changements politiques et culturels importants. Si l’on considère la Révolution française comme l’exemple le plus connu, la révolution apparaît indispensable pour rompre avec un ordre injuste et transformer les institutions et les formes de représentation politique, y compris le tissu social et économique de la société. Avec des degrés et des accents différents, ce concept a été utilisé pour décrire des changements radicaux au Mexique, en Russie, en Chine et à Cuba, entre autres.
L’idée de révolution a également contribué à promouvoir les pratiques de développement conventionnelles. C’est le cas des révolutions industrielle, technologique et de celles liées à l’Internet et à la consommation. Ces révolutions ont renforcé les idées fondamentales du développement tout en apportant des changements substantiels à la structure de la société.
Des événements plus récents sont facteurs de confusion à propos de ce concept. Dans certaines régions, il existe encore d’importants mouvements sociaux qui défendent les conceptions traditionnelles de la révolution, vue par exemple comme un moyen de rompre avec le capitalisme et d’évoluer vers le socialisme. Bien qu’orientée dans la direction opposée, vers l’économie de marché, la sortie du « socialisme réel » en Europe centrale et en Europe de l’Est a été présentée comme une révolution. Les expériences révolutionnaires socialistes, en Chine ou au Vietnam par exemple, maintiennent à l’inverse le discours socialiste, mais leurs stratégies de développement opèrent finalement dans le sens du capitalisme. Et alors que les révolutions islamiques ont renforcé la critique du développement en s’attaquant à son eurocentrisme, elles défendent la croissance économique.
Depuis le début du 21e siècle, l’Amérique latine a connu un virage à gauche avec plusieurs gouvernements se décrivant comme révolutionnaires – au Venezuela, en Bolivie, en Équateur et au Nicaragua. Mais ces pays ont adopté des styles néo-développementalistes qui ont alimenté la croissance économique à travers l’appropriation intensive des ressources naturelles.
Nous sommes donc confrontés à une variété d’événements qui ont été décrits comme révolutionnaires, en particulier pour leur dimension politique, mais aussi pour leur incidence sur les aspects culturels, économiques et religieux de la société. Dans tous ces cas, cependant, les composantes de base du développement ont survécu, comme la croissance économique, le consumérisme, l’appropriation de la nature, la modernisation technologique et la faiblesse de la démocratie. Il existe une situation paradoxale, dans laquelle les révolutions classiques (comme en Russie ou en Chine) et les révolutions récentes (comme le socialisme du 21e siècle en Amérique du Sud), qu’elles soient laïques ou religieuses, ont toutes gravité autour de l’idée de développement. Certaines de ces révolutions ont montré des résultats positifs en matière de représentation politique et d’égalité sociale, mais elles sont restées enfermées dans des objectifs instrumentaux visant à s’emparer de l’État (en particulier les versions léniniste, trotskiste et maoïste). Elles ont toutes échoué à promouvoir des alternatives au développement.
Cela pourrait s’expliquer par le fait que toutes les traditions politiques modernes partagent le même contexte. En effet, l’idée de révolution a mûri en même temps que d’autres catégories de la modernité, telles que l’État, les droits, la démocratie, le progrès et le développement.
La persistance du développementalisme a fait que de nombreux militants et universitaires ont été désillusionnés par les expériences révolutionnaires. Beaucoup affirment que le concept n’est plus adapté aux réalités actuelles et préfèrent se concentrer sur les pratiques locales. Pourtant, cette position crée un obstacle important, dans la mesure où les propositions d’alternatives radicales au développement impliquent un ensemble de transformations révolutionnaires.
Étant donné qu’aucune des variantes contemporaines du développement n’est soutenable et que toutes sont ancrées dans la modernité, une alternative radicale doit remettre en cause leurs bases conceptuelles partagées. Le radicalisme inhérent à un tel effort exige une pratique et un esprit révolutionnaires. Une révolution au sens moderne du terme pourrait favoriser, par exemple, un changement de régime étatique, ou le remplacement d’une forme de développement par une autre. Il devient donc nécessaire de générer une nouvelle interprétation de l’idée de révolution, qui permettrait de dépasser la modernité et d’imaginer une alternative à son ontologie.
Ce concept de révolution implique une rébellion vis-à-vis de la modernité, qui consiste à en souligner les limites tout en explorant des alternatives. Il fait appel à une imagination innovante afin d’esquisser et d’assimiler d’autres rationalités et sensibilités, et requiert aussi une politique élargie incluant des secteurs sociaux, des pratiques et des expériences multiples.
Cette conception de la révolution présente des similitudes importantes avec l’idée andine de pachakuti. Le pachakuti fait référence à la dissolution de l’ordre cosmologique dominant, alors que s’installe un état de désordre qui permet l’émergence d’une autre cosmovision. Par conséquent, une révolution selon le pachakuti ne vise pas à détruire la modernité, mais à provoquer la désorganisation et la dissolution de ses structures tout en générant d’autres compréhensions et effets. Elle implique une recréation significative.
Les pratiques de ce type de révolution ont de nombreux antécédents. L’expérience du désordre et de la recréation se nourrit à la fois d’idées rationnelles, comme les preuves accablantes de la crise sociale et environnementale, et d’expériences affectives, artistiques, spirituelles et magiques. Cette révolution ne s’appuie pas sur des monocultures, mais sur la diversité des expressions ; elle est collective et nécessite une transformation personnelle, notamment dans la restauration de la valeur de la vie – le Mahatma Gandhi ou Ivan Illich, le zapatisme ou le buen vivir en offrent des modèles. La révolution dans ce sens permet une rupture avec les valeurs utilitaires, en revendiquant de multiples façons d’attribuer de la valeur – esthétique, religieuse ou écologique –, et par l’acceptation de la « valeur intrinsèque » du monde non humain. Alors que le développement est une construction performative, constamment produite et reproduite par chacun et chacune d’entre nous à travers des pratiques quotidiennes, cette révolution interrompt cette performativité, en suspendant par exemple la marchandisation de la société et de la nature. Ces éléments et d’autres caractéristiques de la modernité sont ainsi désorganisés, ce qui entraîne une conséquence inévitable et parfois inconfortable : une révolution qui rompt à la fois avec le capitalisme et le socialisme.
Les pratiques politiques préfigurées de cette révolution s’entrecroisent de manière synergique, tout en se diffusant dans la société, et se concrétisent dans des actions, des affects et d’autres façons de faire de la politique, notamment à travers la rébellion interstitielle qui découle de la dignité et de l’autonomie. Il s’agit d’une révolution avec la coparticipation d’acteurs non humains, y compris les animaux et les autres êtres vivants. Elle réinterprète le sens de la société. Pensez à la possibilité d’un « prolétariat animal ».
Ce type de révolution désorganise la dualité entre la société et la nature, tout en permettant de recréer des visions du monde relationnelles qui réintègrent la société dans la nature et vice versa – la notion de « sujet » étant ainsi étendue aux non-humains.
En somme, alors que la modernité se présente comme un domaine universel autonome, cachant ses limites et neutralisant la recherche d’alternatives, cette révolution désorganise, expose et fracture les limites de la modernité en les ouvrant à d’autres ontologies. L’acte révolutionnaire consiste à créer les conditions de possibilité de nouvelles ouvertures ontologiques.