Kyosei

Motoi Fuse

kyosei, symbiose, relations entre humains et nature, convivialité

Au Japon, le mot « kyosei » signifie en langage courant « symbiose », « convivialité » ou « vivre-ensemble ». On peut l’utiliser pour décrire les relations entre sexes, entre différentes cultures, entre personnes handicapées et non handicapées, entre humains et animaux, entre humains et nature, etc. Le kyosei a donc toujours trait aux relations que les humains entretiennent entre eux et avec la nature. Depuis la seconde moitié du 20e siècle, son usage a permis d’aborder les problèmes écologiques et sociaux à travers une approche holistique. Mais en tant qu’idéal sociétal, le concept de kyosei rassemble des partisans au sein et en dehors du milieu universitaire ; en conséquence, toute une série de significations, voire d’ambiguïtés, y sont associées. Ainsi, les partis politiques japonais ont appliqué ce concept de manière fort différente, selon qu’ils sont de droite ou de gauche.

C’est dans ce contexte que l’Association for Kyosei Studies a été créée au Japon en 2006. Son objectif est de mener des enquêtes transdisciplinaires sur les systèmes sociaux. La brochure de l’association détaille les différentes acceptions du concept de kyosei, ainsi que leurs déclinaisons pratiques dans le monde réel. Selon cette association, un dénominateur commun regroupe les différentes conceptions du kyosei : de manière générale, le kyosei vise à renforcer l’égalité et la soutenabilité, en respectant pleinement l’hétérogénéité des langues, des cultures et des climats.

Le philosophe japonais contemporain Shuji Ozeki (2015) a élaboré un cadre conceptuel qui catégorise les acceptions du concept de kyosei en trois classes : celles du « sanctuaire », de la « concurrence » et de la « communalité ». Le kyosei dans sa forme « sanctuarisée » est d’orientation prémoderne ; les idées de l’architecte Kisho Kurokawa en sont une représentation. C’est ainsi que les sanctuaires sont habilités à protéger et soutenir les sociétés et les communautés traditionnelles et conservatrices. La variante « concurrentielle » du kyosei est moderniste et s’inspire des idées du philosophe du droit Tatsuo Inoue. Le principe de concurrence favorise l’hétérogénéité, l’individualisation et réfute la logique des communs. Ces deux formes de kyosei sont donc antithétiques.

La troisième classe – celle de la communalité – est postmoderne ; les idées du philosophe Kohei Hanazaki, du spécialiste des questions éthiques Takashi Kawamoto et du metteur en scène Toshiharu Takeuchi en sont l’expression. Elle oppose la mutualisation, la coopération et la solidarité au principe de concurrence, tel qu’énoncé par le « fondamentalisme de marché », et aux pratiques sociales qu’il suscite. Il ne s’agit plus ici de la simple mise en commun traditionnelle ; l’attention est portée sur les besoins et les opinions des personnes vulnérables et les plus démunies, démasquant ainsi les inégalités et les logiques d’asservissement qui se dissimulent dans certains usages du mot kyosei. Le philosophe et militant Hanazaki, qui vit à Hokkaido, recourt au concept de kyosei pour défendre les droits du peuple autochtone aïnou au Japon.

Au sujet du troisième genre de kyosei, de type communautaire, il est important d’ajouter qu’il existe un autre idéal japonais de communalité, appelé kyodo. Toutefois, si cette dernière forme de mutualisation insiste sur le partage des valeurs, des normes et des objectifs, le kyosei met plus particulièrement en avant les aspects positifs du vivre-ensemble et des expériences d’émulation réciproque par-delà les différences. Ce kyosei qui prône le respect de l’hétérogénéité est à la fois le contrepoint de la communalité traditionnelle, où prévaut l’homogénéisation, et de la lutte moderniste pour l’existence au sein de l’économie de marché. Cette troisième version du kyosei dépasse les deux premières formes. Elle admet que conflit et rivalité constituent des moments historiques.

L’aggravation de la crise écologique a entraîné un réexamen des conceptions classiques du kyosei et des relations qu’entretiennent les humains avec leur milieu naturel ; on préfère de nos jours bâtir des modes de vie soutenables, en accord avec les lois de la nature. Ozeki propose d’appliquer le concept de kyosei comme une alternative en milieux agricoles, où le travail devient une médiation entre l’humanité et la nature et active le métabolisme entre celles-ci. En éthique de l’environnement, la mise en pratique de la logique holistique du kyosei permet de surmonter le conflit entre anthropocentrisme et écocentrisme. Ainsi, humanité et nature sont considérées toutes deux comme sujets.

Pour aller plus loin

Association for KyoseiStudies, www.kyosei-gakkai.jp

Hanazaki, Kohei (2001 [1993]), Aidentiti to kyōsei no tetsugaku, Tokyo : Heibonsha.

Murakami, Yoichiro, Noriko Kawamura et Shin Chiba (dir.) (2005), Toward a Peaceable Future: Redefining Peace, Security, and Kyosei from a Multidisciplinary Perspective, Pullman : Washington State University Press.

Ozeki, Shuji (2015), Tagenteki kyōsei shakai ga mirai wo hiraku, Tokyo : Agriculture and Forestry Statistics Publishing Inc.

Ozeki, Shuji, Yoshio Yaguchi, Sumio Kameyama et Koshin Kimura (dir.) (2016), Kyōsei shakai,Tokyo : Norin Tokei Shuppan.

Motoi Fuse est né en 1981 et a obtenu son doctorat à l’université d’agriculture et de technologie de Tokyo (tuat) en 2011. Il enseigne à l’université de Tokyo ainsi qu’aux universités de Tokyo Kasei et de Musashino, au Japon. Il a publié des articles sur la philosophie de l’environnement dans le Journal of Environmental Thought and Education, édité au Japon.