Kawsak sacha

Patricia Gualinga

forêt tropicale, yachags, Pachamama, Llakta, Allpamama, yakumama, kawsak yaku, peuples autochtones

La forêt tropicale vivante (kawsak sacha) est un espace où circule la vie d’un grand nombre d’êtres divers, du plus petit au plus grand. Ils proviennent des mondes animal, végétal, minéral et cosmique. Leur fonction est d’équilibrer et de renouveler l’énergie émotionnelle, psychologique, physique et spirituelle, qui est une part fondamentale de tous les êtres vivants. Le kawsak sacha est un domaine sacré qui existe dans les forêts primaires, dans lesquelles résident cascades, lagons, marais, montagnes, rivières et arbres millénaires, les êtres suprêmes de la nature, qui régénèrent les écosystèmes, vitaux pour tous les êtres humains. Le kawsak sacha est également un espace où les yachags (chamans) reçoivent des connaissances, où ils se connectent à l’être et au savoir de leurs ancêtres et des lieux de vie. Les yachags maintiennent l’équilibre naturel de l’univers et garantissent la perpétuation de la culture, l’harmonie et la continuité de la vie, liée par les fils invisibles de l’univers entier, en dehors des perspectives dualistes et monoculturelles conventionnelles.

Pour les peuples autochtones qui habitent l’Amazonie, la forêt tropicale est la vie. Le monde entier du kawsak sacha possède de l’énergie et symbolise l’esprit humain. Bien que la perspective de la forêt vivante soit un concept propre aux peuples amazoniens, le peuple de Sarayaku rend son caractère sacré public, en le partageant avec d’autres cultures et sociétés, dans l’intention de contribuer à une connaissance profonde de la nature.

D’autres peuples autochtones du monde ont des concepts similaires, qui se réfèrent à des esprits et non des êtres vivants, lesquels – étant donné leur pureté – habitent des lieux sacrés tels que les forêts primaires d’Amazonie, dont l’existence est menacée par la pollution et l’extraction. La disparition de ces êtres provoque des conflits environnementaux et la disparition des écosystèmes. La différence entre les esprits de la forêt et les êtres de la forêt est que, si les premiers ne meurent pas, les seconds, qui sont des régénérateurs et des gardiens de la nature, peuvent mourir et disparaître, mettant ainsi en danger la vie des peuples autochtones.

Chaque espace et chaque partie de la forêt a ses acteurs. Dans chacun de ces espaces – qui incluent également les lieux d’habitation et d’abri des animaux sacrés –, il existe des runa ayllu llaktakuna (des peuples) []{.ital role=”ital”} parallèles, avec des humains appelés runa. Chaque montagne et les grands arbres communiquent par des réseaux invisibles de fils, où les supay (êtres supérieurs de la forêt) se rassemblent et entrent en conversation à travers la forêt tropicale. Le kawsak yaku (eau vivante) jaillit partout, depuis les chutes d’eau qui servent de passages pour relier les lagunes et les grandes rivières où circulent les yakuruna (êtres de l’eau) et les yakumama (anacondas), jusqu’au grand fleuve Amazone. Les yakuruna conservent l’abondance de l’icthyofaune. Lorsque les yakumama quittent leurs habitations, le fleuve et les lagunes deviennent stériles et déserts.

L’Allpamama (la Terre-Mère) nous donne tout, nous protège, nous nourrit et nous tient chaud. La Terre et la forêt tropicale sont ce qui nous donne l’énergie et le souffle de la vie. C’est d’elles que nous recevons la sagesse, la clairvoyance, la responsabilité, la solidarité, l’engagement et les émotions, qui maintiennent les humains liés entre eux, à leurs familles, à leurs êtres chers, et à ce qu’ils attendent dans le futur comme résultat de leurs efforts et de leurs manières de vivre.

À travers la transmission des muskuy (visions et rêves), l’esprit humain, qui réside dans le kawsak sacha, reçoit l’énergie qui symbolise la vie humaine, tant pour sa force que pour sa grandeur et ses pensées intérieures. Ici, l’âme et la vie ne font qu’un avec la Pachamama ; cela participe de notre éducation dès le début de la conception, de sorte que nous faisons partie du runa kawsay.

En ce qui concerne le runakuna kawsay (la vie d’un peuple), les principes sont les suivants : maintenir et soutenir la vie communautaire, comme la cellule familiale ; disposer d’une institution de gouvernement bien organisée, avec une prise de décision participative et collective qui inclut les femmes, les jeunes, les enfants et les personnes âgées ; mettre en pratique, transmettre et perpétuer les connaissances culturelles et spirituelles traditionnelles en toute liberté ; disposer d’établissements humains adéquats, ainsi que d’infrastructures culturelles adaptées aux Kichwas ; et assurer la souveraineté alimentaire de la population.

Ce qui précède implique le développement d’une économie propre aux Kichwas, qui ne repose pas sur l’accumulation de biens, mais sur la solidarité et la réciprocité, une économie qui renforce la production soutenable avec des pratiques et des technologies kichwas appropriées, en respectant toujours l’équilibre de la nature. Cette économie s’exprime par des stratégies de travail collectif et, dans les communautés de pêcheurs, par le troc de produits et de services, même si, actuellement, il s’agit aussi de planifier la mise en œuvre de nouvelles façons de penser l’économie.

Le sumak allpa (Terre saine) nous invite à profiter d’une planète saine avec un écosystème fragile, riche en biodiversité et non pollué, tout en prenant soin de l’abondance de la flore et de la faune dans la forêt, en maintenant un niveau de conscience à ce sujet, et en conservant et respectant les sites sacrés et vivants. En même temps, on préserverait l’intégrité du territoire par des règles de gestion et d’utilisation fondées sur les lois de conservation du peuple kichwa, à travers un zonage territorial établi par le peuple.

Le principe fondamental du sacha runa yachay (savoir kichwa des peuples de la forêt) est de perpétuer nos connaissances ancestrales et nos pratiques culturelles et spirituelles, qui nous permettent de continuer à exercer nos propres pratiques traditionnelles de guérison et à utiliser les plantes médicinales, avec nos yachags ou sages.

Nous accordons de l’importance à l’ingéniosité de notre architecture traditionnelle, en harmonie avec la réalité de notre environnement forestier, et pratiquons l’art de la céramique et la fabrication d’instruments de chasse et de pêche. La musique, les chants sacrés, les tambours et la danse font partie intégrante du sacha runa yachay. Celui-ci passe aussi par la transmission de nos propres techniques de préparation et d’utilisation du sol pour l’agriculture, ainsi que des techniques de chasse, de pêche et de cueillette des fruits. Il est nécessaire de développer une éducation à visage humain et une vision ouverte qui valorise comme point de départ notre propre savoir et entretient des relations respectueuses avec les autres cultures. Nous devons maintenir la solidarité entre les familles des ayllus1, en établissant des relations fondées sur le travail collectif. Il nous faut aussi conserver l’équilibre et la relation entre les êtres humains et la nature, et perpétuer le concept d’une forêt vivante et animée, avec tous ses participants : ses véritables propriétaires et maîtres, ainsi que ses représentants ultimes, les yachags ou sages, véritables hommes de science ayant la plus haute compréhension de la nature et de ses êtres.

La vie et la cosmovision du peuple de Sarayaku sont une partie intégrante et fondamentale de la connaissance nécessaire pour continuer à maintenir notre identité en tant que peuple kichwa.

Patricia Gualinga, née à Sayaraku le 21 septembre 1969, est une autochtone kichwa. Elle est titulaire d’un baccalauréat en commerce et étudie le contentieux des droits de l’Homme, la gestion de l’environnement et la communication. Elle est consultante sur les questions amazoniennes et directrice régionale du ministère du Tourisme en Amazonie. Elle était auparavant directrice chargée des femmes et des relations internationales pour le peuple de Sarayaku en Équateur.

  1. ndt : L’ayllu est une cellule sociale de base composée de plusieurs familles qui se considèrent liées par un ancêtre commun et qui s’engagent dans des actions communes (rituels, travaux) sur une même assise territoriale.