Un mouvement mondial pour la justice environnementale contribue aujourd’hui à orienter la société et l’économie vers plus de soutenabilité environnementale. Ce mouvement est né des « conflits écologico-distributifs » (Martínez-Alier, 2014 [2002]), un terme désignant les protestations collectives contre les injustices environnementales. Par exemple, une usine peut polluer une rivière qui n’appartient à personne, ou qui appartient à une communauté qui gère la rivière – comme l’ont étudié Elinor Ostrom et son école des communs. Dans ce cas, il ne s’agit pas d’un dommage qui peut être évalué sur le marché. Il en est de même lorsque le changement climatique fait reculer les glaciers dans les Andes ou dans l’Himalaya, privant ainsi leurs communautés d’eau. Plus qu’une défaillance du marché – ce qui implique que de telles externalités pourraient être évaluées en termes monétaires et internalisées par le système de prix –, il s’agit, comme le dit Karl William Kapp, d’un « succès de transferts de coûts », qui conduit celles et ceux qui les supportent à protester. Si ces protestations portent leurs fruits – ce qui n’est pas le cas en règle générale –, ces activités peuvent se voir interdites.
Aux États-Unis, ces conflits écologico-distributifs ont été perçus comme des injustices persistantes envers les « gens de couleur » et ont donné naissance à un mouvement social dans les années 1980 (Bullard, 1993). Le terme de « justice environnementale » a alors commencé à être utilisé dans les luttes contre le déversement d’énormes quantités de déchets toxiques à proximité des communautés noires pauvres. Dès 1991, lors du National People of Color Environmental Leadership Summit à Washington dc, des liens ont été tissés afin de « commencer à construire un mouvement national et international réunissant tous les peuples de couleur, pour lutter contre la destruction et la spoliation de [leurs] terres et de [leurs] communautés ».
À l’heure actuelle, les conflits écologico-distributifs axés sur l’extraction des ressources, le transport et l’élimination des déchets se multiplient à travers le monde. On observe des protestations au niveau local, mais aussi des exemples de réussites où les projets sont arrêtés, et des alternatives développées. La justice environnementale constitue donc une focale puissante pour donner du sens aux luttes contre les effets négatifs de certains projets. La croissance économique modifie le « métabolisme social » mondial, c’est-à-dire les flux d’énergie et de matières qui ont un effet sur les moyens de subsistance des humains et la conservation de la nature dans le monde entier. L’économie industrielle d’aujourd’hui a un appétit colossal pour les matériaux et l’énergie. Même une économie industrielle qui ne connaîtrait pas de croissance aurait besoin de « nouveaux » approvisionnements en combustibles fossiles – car l’énergie n’est pas recyclée –, mais aussi en matériaux – ceux-ci n’étant qu’en partie recyclés. Ces besoins ne cessent d’augmenter avec la croissance économique.
Avec l’industrialisation, des quantités accrues de dioxyde de carbone ont été rejetées dans l’atmosphère, augmentant ainsi l’effet de serre ou l’acidification des océans. Ce type d’économie n’est donc pas circulaire ; elle est entropique. Les aquifères, le bois et les ressources halieutiques sont surexploités. La fertilité des sols est mise en péril, tandis que la biodiversité s’appauvrit. Ce métabolisme social en mutation donne ainsi lieu à des conflits écologico-distributifs qui se superposent parfois à d’autres conflits sociaux axés sur des questions de classe, d’ethnicité ou d’identité autochtone, de genre, de caste ou de droits territoriaux.
Un mouvement mondial pour la justice environnementale s’affirme aujourd’hui lentement, comme le montre l’Atlas des conflits pour la justice environnementale (Martínez-Alier et al., 2016). Plusieurs types d’épuisement se produisent actuellement, dans la mesure où l’exploitation minière, les barrages, la fracturation hydraulique (pour le gaz), les plantations et les nouveaux réseaux de transport nécessitent une croissance métabolique. Peu à peu, ces développements atteignent chaque recoin restant de la planète, minant l’environnement ainsi que les conditions d’existence des populations locales, qui s’en plaignent en conséquence. L’alliance entre le mouvement pour la justice environnementale et le mouvement de sauvegarde de l’environnement peut être difficile, bien qu’un appel à une convergence entre le mouvement de la décroissance et celui pour la justice environnementale ait été lancé pour la première fois en 2012 (Martínez-Alier, 2012).
Les conflits écologico-distributifs diffèrent des conflits de redistribution économiques concernant les salaires, les prix et les loyers. Les conflits écologico-distributifs portent sur les conditions de vie, l’accès aux ressources naturelles et la répartition de la pollution. Leurs protagonistes sont moins souvent des travailleurs industriels que des femmes autochtones qui luttent contre les projets de mines à ciel ouvert, des paysans qui s’opposent aux plantations envahissantes de palmiers à huile, ou des citadins et des recycleurs de déchets qui refusent leur incinération (comme dans tant de cas répertoriés dans l’Atlas des conflits pour la justice environnementale). Les conflits écologico-distributifs diffèrent des luttes classiques entre le capital et le travail, bien qu’ils se recoupent parfois.
Ces conflits sont des luttes pour la valuation en deux sens. Le premier sens concerne les valeurs à adopter lors de la prise de décision sur l’utilisation de la nature dans des projets particuliers – par exemple, les valeurs marchandes, dont les valeurs monétaires fictives, établies par le biais d’une valuation contingente ou par d’autres méthodes ; les valeurs liées à la subsistance ; le caractère sacré ; les droits territoriaux des autochtones ; les valeurs écologiques dans leurs propres unités de compte. Deuxièmement, et plus important encore, quel groupe social devrait avoir le pouvoir d’inclure ou d’exclure les valeurs concernées, de les pondérer et de permettre des compromis ? Par exemple, les droits territoriaux sacrés des autochtones sont-ils assortis d’un droit de veto (Martínez-Alier, 2014 [2002]) ?
Depuis le milieu des années 1990, un lien a été établi entre le mouvement pour la justice environnementale aux États-Unis et l’écologisme des pauvres en Amérique latine, en Afrique et en Asie. Cela fait suite à la mort de Chico Mendes en 1988, qui s’opposait à la déforestation au Brésil, et à la mort, en 1995, de Ken Saro-Wiwa et de ses camarades ogonis dans le delta du Niger, qui luttaient contre l’extraction pétrolière et le torchage du gaz par Shell. Toujours au milieu des années 1990, l’ouvrage Cry of the Earth, Cry of the Poor (1997 [1996]) du « théologien de la libération » Leonardo Boff a établi des liens entre la pauvreté et les plaintes environnementales. Son travail a été défendu dans l’encyclique papale Laudato si’ (2015), qui est elle-même un appel à la justice environnementale.
Depuis les années 1980, le mouvement pour la justice environnementale a introduit un ensemble de concepts et a lancé une campagne. Des propositions pour laisser les énergies fossiles dans le sol ont été développées depuis 1997 par Acción Ecológica en Équateur, Environmental Rights Action au Nigeria, et le réseau Oilwatch. La résistance à l’injustice socio-environnementale a donné naissance à de nombreuses organisations de justice environnementale, qui prônent des transformations sociales alternatives et déploient un nouveau vocabulaire de la justice environnementale, avec des termes et des expressions tels que : l’« épidémiologie populaire », les « zones de sacrifice », la « justice climatique », la « justice de l’eau », la « souveraineté alimentaire », la « biopiraterie », les « villages du cancer » en Chine, les « déserts verts » au Brésil, les « pueblos fumigados » en Argentine, les « mafias du sable » en Inde, le « racisme environnemental », la « dette écologique », l’« accaparement des terres et des océans », et le slogan « les plantations d’arbres ne sont pas des forêts ». Plusieurs réseaux utilisent ces concepts dans différentes langues, inventent leurs propres chansons, brandissent leurs propres banderoles et réalisent leurs propres documentaires.