Comunalidad

Arturo Guerrero Osorio

communalité, Oaxaca, post-développement, le Nous, peuples originaires

« Comunalidad », ou « communalité », est un néologisme qui désigne une manière d’être et de vivre propre aux peuples de la Sierra Norte de Oaxaca et d’autres régions de cet État situé au sud-est du Mexique. Le terme a été inventé à la fin des années 1970 par deux penseurs locaux : Floriberto Díaz Gómez et Jaime Martínez Luna. Il exprime une résistance obstinée à toutes les formes de développement qui sont arrivées dans la région – une résistance qui a dû accepter divers aménagements et un mode de vie contemporain, incorporant ainsi ce qui arrive de loin, sans permettre à ces nouveaux éléments de détruire ou de dissoudre ce qui lui est propre (lo propio). La communalité fait donc appel à ce qui a persisté de meilleur dans la tradition de nos peuples : le fait de changer les traditions de façon traditionnelle, afin qu’elles continuent à être ce qu’elles sont malgré les pressions pour les dissoudre, les marginaliser ou les convertir en quelque chose d’autre, c’est-à-dire les développer1.

La « communalité » est le prédicat verbal du Nous. Elle nomme son action et non pas son ontologie. Elle est comme les verbes incarnés tels que « manger », « parler » ou « apprendre », qui se produisent toujours collectivement, dans un lieu spécifique. Le Nous n’existe que dans son exécution. Il advient dans la « spirale de l’expérience », dont on peut distinguer trois moments.

Reconnaissance/échange/évaluation. L’exercice et la compréhension du Nous ne sont pas des activités épistémologiques, mais des activités qui relèvent du vécu. Elles supposent « la reconnaissance du sol » sur lequel on marche. « Vous vous reconnaissez avec les personnes sur ce sol. Nous reconnaissons ce que nous faisons et ce que nous réalisons. » C’est-à-dire que nous reconnaissons notre potentiel et nos limites.

Nous reconnaissons que notre existence n’est possible avec les autres qu’en construisant un Nous, qui nous distingue ainsi des Autres. Nous nous ouvrons à tous les êtres et à toutes les forces, car même si le Nous se manifeste par l’action de femmes, d’hommes et d’enfants concrets, tout ce qui est visible et invisible sous et sur la terre participe également de ce même mouvement – selon le principe de la « complémentarité » entre tout ce qui est différent. La communauté n’est pas un ensemble de choses, mais une « fluidité intégrale ».

Après la reconnaissance vient l’échange d’expériences, d’outils et de savoirs au sein du Nous et/ou avec les Autres. Il s’agit d’une « hospitalité mutuelle ». Nous hébergeons la vérité de l’Autre tandis que l’Autre héberge la nôtre. Nous nous rencontrons dans le « partage2 », c’est-à-dire la guelaguetza en zapotèque, un principe esthétique communautaire : être avec l’autre dans les moments clés de la vie, partager l’expérience. Les équivalents homéomorphes de la communalité pourraient être le sumak kawsay en langue kichwa et le lekil kuxlejal en tzeltal3. Tous sont nourris par une éthique de la « réciprocité ». L’échange implique aussi bien la critique rationnelle que la confiance et la foi. Cet apprentissage culmine dans une évaluation de la reconnaissance et de l’échange qui ont eu lieu. Il crée en nous une nouvelle reconnaissance, pour un autre échange et une nouvelle évaluation.

Nous/oralité/sédiment. Le Nous se recrée d’abord dans l’espace mental de l’oralité et celui de l’image, même si aujourd’hui ceux-ci sont mêlés aux mentalités textuelles et cybernétiques. Dans l’oralité, le Nous est produit sur un sol concret – un suelo – et sous un ciel concret, en un lieu où se trouvent les corps de tous les présents et disparus, chacun avec l’apparence unique qu’il a précisément au moment de la reconnaissance et de l’échange. La guelaguetza a lieu sur un « sédiment » de vie et de mort. Tout ce qui s’est passé depuis la naissance de la Terre-Mère y est déposé : c’est sur ce faisceau de traces que l’on parle et que l’on écoute.

Quotidien/souvenir/espoir. L’expérience vit dans sa durée ; elle n’est pas mesurée par le temps linéaire. Pour le Nous, elle est un présent prolongé. Dans le quotidien, nous nous souvenons, avec le sédiment comme prise et déclencheur. C’est là que nous abritons nos espoirs pour l’avenir.

L’expérience du Nous a lieu à l’horizon d’une « spirale intérieure ». Nous y distinguons deux dimensions : l’« Accord » et la « Racine ». L’accord est la rationalisation et la verbalisation de la racine. Il établit l’ordre du Nous dans ses relations internes comme dans ses relations avec l’extérieur. L’expérience se sédimente dans l’accord, et l’accord détermine l’expérience. Les normes établissent les formes de partage du Nous et posent des limites à l’individualisme et la convoitise. De l’accord émergent les institutions communautaires de l’« assemblée » ; les cargos (des fonctions ou des obligations communautaires) ; ainsi que le tequio (le travail collectif pour le bien commun, sans rémunération).

L’assemblée est la forme mise en place par le Nous pour parvenir à un consensus et conclure des accords. C’est la « communocratie » qui y fonctionne, plutôt que la démocratie. L’assemblée se déroule entre les différentes personnes qui partagent le Nous, plutôt qu’entre individus égaux et libres en concurrence les uns avec les autres. Dans l’assemblée, les autorités sont « nommées » – et non élues –, les « griefs » y sont résolus, et il est décidé collectivement de la voie commune à suivre. Les autorités ne gouvernent pas ; elles fournissent un « service » selon les ordres de l’assemblée : c’est le principe du « diriger en obéissant » de l’Armée zapatiste de libération nationale. Les devoirs associés aux positions d’autorité, comme les services, sont accomplis de manière obligatoire, sans paiement et de bon gré – bien que, généralement, les gens les évitent car ils sont pesants. Une activité que l’autorité de chaque Nous organise est le tequio.

Par définition, la Racine est invisible, inconnaissable. Elle est origine et subsistance. Jaguar et serpent. C’est le mythe communautaire, son horizon d’intelligibilité. Nous percevons la forme de la Racine et non son contenu, puisque chaque communauté a la sienne, différente de celle des autres, avec quatre directions ou piliers. Il s’agit des reconnaissances mentionnées : le sol, le peuple, ses efforts et ses réalisations. En d’autres termes : la terre, l’autorité, le travail et la célébration communautaire. Parallèlement, la communalité ne peut être comprise que dans sa relation avec l’extérieur non communautaire, c’est-à-dire avec la société économique. C’est la « spirale extérieure » : elle commence par quelque chose qui est imposé de l’extérieur et qui déclenche, ou non, une « résistance » intérieure, qui évolue vers une « adaptation ». Ce résultat forme deux choses : lo propio – ce qui est propre à la communauté – et le Nous.

Pour aller plus loin

Guerrero Osorio, Arturo (2013), « La comunalidad como herramienta: una metáfora espiral », Cuadernos del Sur, no 34, p. 39-55.

Guerrero Osorio, Arturo (2015), « La comunalidad como herramienta: una metáfora espiral II », Bajo el volcán, vol. 15, no 23, p. 113-129.

Martínez Luna, Jaime (2013), Textos sobre el camino andado, 1, Mexico : cmpio, campo, ceesci et cseiio.

Panikkar, Raimon (1999), El espíritu de la política, Barcelone : Península.

Robles Hernández, Sofía et Rafael Cardoso Jiménez (2007), Floriberto Díaz. Escrito: comunalidad, energía viva del pensamiento mixe, Mexico : unam.

Arturo Guerrero Osorio est né à Mexico en 1971. Pendant deux décennies, il a travaillé avec des intellectuels et des militants de Oaxaca sur l’idée de communalité et a été impliqué dans des projets de radio communautaires dans le sud-est du Mexique et en Colombie. Il est collaborateur de l’Universidad de la Tierra à Oaxaca et de la Fundación Comunalidad. Il est actuellement doctorant en développement rural à l’université autonome métropolitaine de Xochimilco.

  1. J’exprime ma gratitude à Gustavo Esteva qui a révisé ce texte et m’a aidé à le situer dans le cadre théorique du post-développement.
  2. ndt : L’auteur utilise un autre néologisme, compartencia, impossible à traduire intégralement. Il a été traduit ici par « partage ».
  3. Les équivalences homéomorphiques sont des correspondances profondes entre des mots et des concepts appartenant à des religions ou des cultures distinctes. Voir www.raimon-panikkar.org/english/gloss-homeomorphic.html