Sentipensar

Patricia Botero Gómez

généalogies de la rivière, peuples afro-diasporiques, théories socio-territoriales en mouvement, ontologies relationnelles

« Sentipensar » []{.ital role=”ital”} (sentir-penser) est un mot utilisé par les afrodescendants et les pêcheurs dans de nombreuses communautés fluviales de Colombie. Au milieu des années 1980, un pêcheur de la rivière San Jorge, dans les Caraïbes colombiennes, avait expliqué au sociologue Orlando Fals Borda que « sentipensar signifie agir avec le cœur en utilisant la tête » (Fals Borda, 1986 : 25)1.

« Sentipensar » participe d’un lexique affectif développé par ces pueblos (peuples) qui, en liant expérience et langage, créent une promesse révolutionnaire, une grammaire pour le futur. « Le cœur, tout autant et même davantage que la raison, a été jusqu’à présent une défense efficace des territoires des peuples autochtones. Telle est notre force secrète, toujours latente, car un autre monde est possible » (Fals Borda, 2008 : 60).

Le sentipensar incarne une vision du monde et une pratique radicales, dans la mesure où il conteste les séparations imperméables établies par la modernité capitaliste entre le corps et l’esprit, la raison et l’émotion, les humains et la nature, le profane et le sacré, la vie et la mort. C’est un élément puissant du dictionnaire des peuples, que l’on rencontre dans la généalogie des cultures fluviales et amphibies. Il peut être entrevu dans les histoires et les géographies qui survivent au sein de ce que les communautés du fleuve Patía appellent des « bibliothèques vivantes », qui sont inscrites dans le cœur et dans les manières intergénérationnelles d’habiter le monde. Ces formes de vie incarnent des visions du monde enracinées et relationnelles, entre mondes humains et non humains, défendues par ces peuples contre les attaques féroces de l’ontologie moderne de la séparation (Escobar, 2018 [2014]). Comme l’a formulé une des meneuses de la communauté noire de La Toma, dans le sud-ouest de la Colombie, en parlant de la lutte de sa communauté contre le projet de détournement de la rivière Ovejas pour alimenter le grand barrage de Salvajina : « La rivière n’est pas négociable ; nous honorons les traditions reçues de nos grands-mères, ancêtres et aînés, et nous espérons que nos renacientes apprendront les mêmes2. »

Le sentipensar traduit une résistance active contre la triade capitaliste de la dépossession, de la guerre et de la corruption, qui éradique les cosmovisions anciennes, parfois millénaires, qui accompagnent les luttes populaires. Les peuples autochtones ont clairement compris cela. Comme ils l’affirment : « Para que el desarrollo entre, tiene que salir la gente » (« Pour que le développement puisse entrer, les gens doivent partir »). Le Proceso de Comunidades Negras (pcn – Processus des communautés noires), un vaste réseau d’organisations noires, explique cela par l’interrelation qui doit exister entre le fait d’être noir (l’identité), l’espace pour être (le territoire), l’autonomie dans l’existence, et leur propre vision du futur, en liant ces principes à la réparation des dettes historiques causées par la persistance de politiques racistes. Ces principes étaient en jeu lors de la Première Rencontre nationale et internationale des femmes noires gardiennes de la vie et des territoires ancestraux, qui ont déclaré que « [leur] politique est fondée sur l’affection, l’amour et la bonté à l’échelle collective » (pcn, 2016).

La mondialisation a accentué les conflits ontologiques entre les visions du monde ou cosmovisions. Près de la rivière San Jorge, par exemple, les communautés de pêcheurs coexistaient jadis avec l’expansion coloniale de l’élevage ; aujourd’hui, l’exploitation minière légale et illégale détruit les mangroves et pousse les jeunes à abandonner leur savoir et leur métier. Comme ils le disent, ils continueront à planter des mangroves car, sans mangroves, il n’y a pas de poissons, et sans poissons, il n’y a ni pêcheurs ni pêcheuses3.

La sentipensée habite les savoirs ancestraux et les économies populaires, comme en témoignent les projets des jeunes appartenant aux communautés afro-descendantes du sud-ouest de la Colombie, comme celles du fleuve Yurumanguí et de La Alsacia. Dans ces projets autonomes, les jeunes et les femmes affrontent le modèle capitaliste patriarcal de l’éducation et de l’économie, qui a amputé les formes collectives de connaissances incarnées et de mondes vécus. C’est à partir de ces zones d’affirmation de l’être que les gens créent leurs propres théories socio-territoriales en mouvement. Celles-ci permettent d’envisager des autonomies collectives et plurielles enracinées dans les territoires, mais aussi une multitude d’alternatives de transition – que les catégories disciplinaires conventionnelles, propres au fonctionnement du système mortifère de la modernité capitaliste, rendent invisibles.

Ces formes de résistance afro-latines informées par le sentipensar constituent une politique d’espoir, qui réimagine le monde à partir de réalités qui n’ont pas été entièrement colonisées par les catégories modernes. Elles sentipiensan (sentipensent) et imaginent des mondes libres de toute dépendance à l’égard de la capitalisation des mondes vécus, de l’État et des discours de progrès.

Entre les silences, l’oubli et l’absence de mots éloquente, la palabra (parole) est chantée par des tambours nés de la douleur des peuples noirs « esclavisés », qui connaissent bien les beaux mondes que contiennent les eaux, les oiseaux et les arbres. De leurs dires, « s’il n’y a pas d’inspiration, il n’y a pas de vie ; c’est pourquoi la musique et la joie viennent des chants et des langues du fleuve4 ». Au rythme du tambour et de la terre, ces groupes constituent des références pour notre époque et permettent de passer des politiques de la mort à des politiques de la vie. Ils nous invitent à sentir-penser avec la terre et à écouter le sentipensamento des territoires et de leurs peuples, plutôt que les catégories décontextualisées du développement et de la croissance.

Le sentipensar a lieu entre mingas et tongas, des formes traditionnelles de travail collectif, respectivement autochtone et afro-descendante, orientées vers le post-développement et le buen vivir. Sentir-penser avec le territoire implique de penser à partir du cœur et de l’esprit ; de co-raisonner, comme le disent les personnes inspirées par l’expérience zapatiste. Ainsi, dans les interstices, et contre les pratiques et les discours racistes et patriarcaux et les connaissances académiques conventionnelles, survit un espace d’affirmation de l’être qui rétablit le lien primaire avec la terre et les territoires. C’est là que se trouve l’une des sources les plus fertiles de la souveraineté alimentaire et de l’autonomie culturelle et politique des peuples.

Pour aller plus loin

Hacia el Buen Vivir – Ubuntu, www.buenvivirafro.wordpress.com

Escobar, Arturo (2018 [2014]), Sentir-penser avec la Terre : l’écologie au-delà de l’Occident, Paris : Seuil.

Fals Borda, Orlando (1986), Historia doble de la Costa, 4: retorno a la tierra, Bogota : Carlos Valencia Editores.

Fals Borda, Orlando (2008), El socialismo raizaly la Gran Colombia bolivariana: investigación acción participativa, Caracas : El Perro y la Rana.

Machado Mosquera, Marilyn, Charo Mina Rojas, Patricia Botero Gómez et Arturo Escobar (coord.) (2018), Ubuntu: una invitación para comprender la acción política, cultural y ecológica de las resistencias afroandina y afropacífica, Buenos Aires : clacso.

pcn – Proceso de Comunidades Negras (2016), « Primer encuentro nacional e internacional de mujeres negras cuidadoras de la vida y los territorios ancestrales: declaración pública », www.renacientes.net

Patricia Botero Gómez est professeure de sciences humaines et sociales à l’université de Manizales, en Colombie. Elle est membre du Grupo de Académicos e Intelectuales en Defensa del Pacifico Colombiano (gaidepac – Groupe d’universitaires et d’intellectuels pour la défense du Pacifique colombien) et collabore avec la campagne « Otro Pazífico Posible » du Proceso de Comunidades Negras.

  1. Le terme a été signalé à l’origine par Fals Borda, comme étant employé par les populations des rivières et des marais de la région de la côte caraïbe. Il a ensuite été popularisé par Eduardo Galeano et utilisé plus récemment par Escobar (2018 [2014]).
  2. « Renacientes » est une catégorie utilisée par les communautés noires qui suggère que tout est en train de renaître de manière constitutive. Ici, elle fait référence aux générations à venir.
  3. Déclaration des femmes de Cejebe (Sucre), un village de pêcheurs, octobre 2016.
  4. Déclaration d’Álvaro Mier (chercheur qui a travaillé avec Fals Borda) à l’occasion du festival de la Tambora, San Martín de Loba, novembre 2016.