Production dirigée par les travailleurs et travailleuses

Theodoros Karyotis

autogestion, récupération, coopératives, contrôle par les travailleurs et travailleuses, travail

La production dirigée par les travailleurs et travailleuses fait référence à un ensemble diversifié de pratiques qui visent à donner le premier rôle aux sujets du travail : les travailleuses et travailleurs eux-mêmes. Tout au long de l’ère industrielle, avec les processus de déqualification et de mécanisation qui lui sont associés, les travailleurs ont non seulement demandé une plus grande part des profits par le biais des luttes syndicales, mais ils se sont également battus pour participer aux processus de prise de décision sur leur lieu de travail. Ils ont aussi créé des coopératives fondées sur une autogestion égalitaire. Enfin, ils ont occupé les entreprises et les ont placées sous le contrôle des travailleurs1.

Le mouvement coopératif, qui s’est développé parallèlement au mouvement ouvrier aux 18e et 19e siècles, a constitué une formidable tentative de remise en cause des divisions sociales et économiques fondamentales de la modernité industrielle. Mais il a été absorbé au 20e siècle par le mode de production capitaliste, puisqu’il a largement embrassé et légitimé les relations salariales. Cependant, avec le début de la restructuration capitaliste néolibérale, à la fin du 20e siècle, un nouveau coopérativisme radical a émergé dans de nombreux pays, recoupant dans une certaine mesure le mouvement naissant de l’économie sociale et solidaire.

Plus important encore, depuis le tournant du 21e siècle, dans des pays d’Amérique latine comme l’Argentine, l’Uruguay, le Brésil et le Venezuela, les travailleurs et travailleuses réagissent à la désindustrialisation provoquée par la restructuration de l’économie. Ils et elles occupent leurs entreprises en faillite ou abandonnées, résistent aux tentatives d’expulsion et relancent la production en comptant sur leurs propres forces – une pratique appelée « récupération ». Les conditions économiques qui ont donné naissance au mouvement latino-américain s’étant étendues à la périphérie européenne, un mouvement naissant de récupérations des lieux de travail est apparu après 2011, avec des exemples en Italie, en Grèce, en Turquie, en France, en Espagne, en Croatie et en Bosnie-Herzégovine.

La vision d’une société future dirigée par les « producteurs associés » eux-mêmes traverse tous les courants historiques de la gauche. À ce jour, l’autogestion démocratique sur le lieu de travail est pour beaucoup un moyen efficace de combler le gouffre entre cette vision du futur et la lutte quotidienne au sein de la société ; elle devient ainsi une composante essentielle d’une politique préfigurative, c’est-à-dire une politique qui tente de construire des relations sociales alternatives dans le présent. Le remplacement des hiérarchies existantes par des pratiques décisionnelles horizontales permet non seulement de surmonter l’aliénation inhérente à la production industrielle et de libérer les pouvoirs créatifs des travailleurs, mais aussi de substituer plus facilement à la recherche à courte vue du profit des considérations humaines liées au bien-être des travailleurs et de la société en général.

Cependant, des éléments de la production dirigée par les travailleurs, dépouillés de leur potentiel subversif, ont été progressivement introduits dans la production capitaliste. D’une part, les pratiques contemporaines de gestion des entreprises visent à accroître la productivité en permettant – et en exigeant – que certains groupes de travailleurs dirigent eux-mêmes leur activité. D’autre part, alors que les restructurations économiques démantèlent les services de protection sociale, marchandisent les communs et créent d’importantes « populations excédentaires » de chômeurs et de travailleurs précaires, une « économie sociale » conçue comme une « économie des pauvres » en marge de l’économie dominante est considérée par les élites néolibérales comme un « filet de sécurité ». Il s’agit d’une manière peu coûteuse de fournir des moyens de subsistance aux couches sociales inférieures, et donc de maintenir la paix sociale. En tant que type d’économie sociale, elle ne fait que dissimuler l’incapacité du capitalisme contemporain à assurer la reproduction sociale et écologique.

En effet, dans le contexte d’une telle économie sociale, les travailleuses et travailleurs autogérés sont souvent victimes d’auto-exploitation : si les hiérarchies internes peuvent être abolies, la concurrence au sein du marché capitaliste détermine ce qui doit être produit, ainsi que les prix, les salaires et, en définitive, les conditions et l’intensité du travail. La lutte pour la survie de ces entreprises peut vicier leur caractère émancipateur et reléguer au second plan les considérations environnementales ou sociales.

Les entreprises récupérées sont généralement confrontées à des obstacles supplémentaires : manque d’accès au crédit, machines obsolètes, part de marché en baisse dans un contexte de récession. Le plus souvent, elles sont engagées dans de longues batailles juridiques contre l’État et les anciens propriétaires, avec très peu d’arguments juridiques en dehors de leur légitimité sociale en tant que solutions pour préserver les moyens de subsistance.

Ainsi, le contrôle des travailleurs sur le processus de production est une condition nécessaire, mais non suffisante, de l’émancipation sociale. Contrairement aux entreprises capitalistes, les entreprises gérées par les travailleurs et travailleuses n’existent pas dans l’isolement social ; elles font généralement partie de mouvements sociaux plus larges, qui compensent le manque d’innovation économique et technologique par une « innovation sociale ». La participation à des communautés de lutte et à des réseaux d’entreprises dirigées par des travailleurs permet de réorienter la production vers des produits socialement utiles et de créer des voies de distribution alternatives, fondées sur la solidarité plutôt que sur la concurrence. La plupart des entreprises nouvellement récupérées en Europe se sont réorientées vers une production respectueuse de l’environnement et de la société : scop-ti et La Fabrique du Sud, dans le sud de la France, se sont orientées respectivement vers les tisanes et les glaces biologiques ; Vio.Me, en Grèce, est passé des matériaux de construction chimiques aux produits de nettoyage naturels ; Rimaflow et Officine Zero, en Italie, se sont tournés vers la récupération et le recyclage de produits électroniques.

C’est précisément l’ancrage des entreprises dirigées par les travailleurs dans des mouvements sociaux plus larges et leur attention aux besoins et aux demandes des communautés qui en font des éléments importants d’une stratégie visant à maximiser la résilience sociale et l’autodétermination. En ouvrant l’entreprise à des préoccupations étrangères à la productivité et à la rentabilité capitalistes, les travailleurs et travailleuses remettent en question la division entre les sphères sociale, économique et politique, sur laquelle repose la modernité capitaliste. En Amérique latine et en Europe, les terrains des usines occupées offrent leur espace aux écoles, aux cliniques et aux centres sociaux ; ils accueillent des marchés de producteurs, des bazars, des concerts et des événements artistiques. En bref, des « écosystèmes solidaires » se forment autour des « communs industriels ». Ils aident à passer de la simple production de marchandises à la production de relations, de sujets et de collectifs, englobent la vie sociale dans son intégralité et agissent comme un rempart contre les processus de dépossession et d’enclosure.

Pour aller plus loin

Azzellini, Dario et Oliver Ressler (réal.) (2014-2018), Occupy, Resist, Produce, www.ressler.at/occupy_resist

Azzellini, Dario (2018), « Labour as a Commons: The Example of Worker-Recuperated Companies », Critical Sociology, vol. 44, nos 4-5, p. 763-776.

Barrington-Bush, Liam (2017), « Work, Place and Community: The “Solidarity Ecosystems” of Occupied Factories », www.morelikepeople.org/solidarity-ecosystems

Karakasis, Apostolos (réal.) (2018 [2015]), Prochain arrêt : Utopia, www.nextstoputopia.com/

Lewis, Avi et Naomi Klein (réal.) (2004), The Take.

Ruggeri, Andrés (2013), « Worker Self-Management in Argentina: Problems and Potentials of Self-Managed Labor in the Context of the Neoliberal Post-Crisis », dans Camila Piñeiro Harnecker (dir.), Cooperatives and Socialism: A View from Cuba, Londres : Palgrave Macmillan.

Theodoros Karyotis est sociologue, chercheur indépendant et traducteur. Il vit en Grèce. Militant social dans les mouvements populaires liés à la démocratie directe, à l’économie solidaire et aux communs, il coordonne le site www.workerscontrol.net, une ressource multi-langues sur l’autogestion des travailleurs et travailleuses.

  1. Voir www.workerscontrol.net, une ressource en ligne multi-langues présentant des actualités, des débats, des analyses et des récits historiques.