Post-économie

Alberto Acosta

décroissance, post-extractivisme, progrès, buen vivir, transdisciplinarité, droits de la nature

La civilisation patriarcale capitaliste dominante souffre d’une crise multiforme et systémique. Jamais auparavant n’étaient apparues simultanément autant de questions pressantes. Cette crise de civilisation traverse de nombreux domaines : politique, éthique, énergie, alimentation, culture et vie quotidienne. Nous vivons non seulement avec de graves problèmes environnementaux, mais aussi avec une perte de sens historique. Cela exige de grandes solutions transformationnelles.

L’économie patriarcale capitaliste telle que nous la connaissons ne peut offrir de solutions acceptables. Sa quête ostensible du bien-être ne fait que dissimuler une recherche de pouvoir, qui conduit la vie sur Terre dans un précipice, sans possibilité de retour. Malgré cela, de puissantes forces sociales résistent au changement – un changement matériel et idéologique. Un éventail de think tanks économiques est au cœur de ces obstacles. Il est donc urgent de penser en dehors de l’économie qui constitue le pilier de la modernité.

La discipline de l’économie a une histoire mouvementée. Sa théorie a évolué au travers d’un processus complexe et contradictoire, mais elle a toujours été caractérisée par une recherche incessante du progrès et de son rejeton, le développement. Or, ni l’objectif d’optimisation permanente ni l’équilibre des relations sociales et environnementales ne sont réalisés. Les économistes tentent de comprendre le monde et de le changer par le biais d’une foi instrumentale, que ce soit en maximisant la logique du marché ou en rationalisant les structures étatiques.

Pire, l’économie a une tendance malsaine à chercher sa légitimité en se distanciant des autres sciences dites « sociales », préférant se situer parmi les sciences exactes et naturelles. Le positivisme et le fonctionnalisme de ces dernières sont enviés par de nombreux économistes qui aspirent à imiter leurs méthodes, dont l’utilisation d’un langage mathématique, qui n’a jamais été développé pour comprendre la complexité de la société humaine.

La faible identité de l’économie en tant que discipline a donné naissance à un prix en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel. Cela sert à justifier, voire à purifier, un domaine de la connaissance humaine secoué par une bataille d’intérêts complexe. Cela incite aussi certains praticiens à rechercher l’équilibre, l’exactitude et la mesurabilité, tandis que d’autres se tournent vers des idées nouvelles comme le chaos et la complexité ; d’autres encore finissent vaincus, noyés dans une prose inutile.

Les structures sociales répressives, l’accumulation capitaliste et les dynamiques économiques rationalistes doivent être remplacées si nous souhaitons que la vie sur Terre perdure. Comme l’a concédé Karl Polanyi dans La Grande Transformation (1983 [1944]), celles-ci pourraient même entraîner la mort de la science économique elle-même. Cependant, nous avons besoin d’une post-économie, rassemblant uniquement les idées qui garantiront une vie harmonieuse entre les êtres humains, et entre les êtres humains et la nature.

La post-économie susmentionnée doit abandonner l’anthropocentrisme. Nous devons accepter que tous les êtres aient la même valeur ontologique, quelle que soit leur utilité, ou quel que soit le travail nécessaire pour maintenir leur existence. Nous devons reconnaître les valeurs non instrumentales dans le monde vécu non humain et les célébrer, en surmontant le matérialisme grossier de la pensée économique patriarcale capitaliste.

Comment construire cette post-économie libérée des « valeurs d’usage » et des « valeurs d’échange » ? Il est impossible de répondre en quelques lignes à cette question, mais un élément de réponse clair repose dans la nécessité de créer, dès le départ, des paradigmes, des langages et des méthodologies axés sur la compréhension de l’interconnexion entre la réalité sociale et la réalité naturelle. Nous avons besoin d’une écologie sociale holistique pour surmonter le patriarcat capitaliste, et ce, particulièrement aujourd’hui, à l’heure de sa dégénérescence spéculative.

Cette post-économie n’est pas une anti-économie. En fait, une post-économie reconnaîtrait que la société a besoin de production, de distribution, de circulation et de consommation pour reproduire sa vie matérielle et sociopolitique. Néanmoins, ces processus doivent être régulés par une réalité socio-écologique, et non par le capital, qui submerge la planète de ses propres déchets (Schuldt, 2013). Ce changement n’est possible que si nous surmontons l’ouragan du progrès, au sens où l’entendait Walter Benjamin (2017 [1942]). Il est également urgent d’abolir l’obsession de la croissance économique : un monde fini ne supporte pas une croissance infinie. Il est donc impératif de faire appel à la décroissance, dans tout l’hémisphère nord, pour équilibrer physiquement le « métabolisme économique » mondial et supprimer tout centre. Ce que nous voulons, ce sont des relations communautaires, et non individualistes ; des relations plurielles et diverses, et non pas unidimensionnelles ou monoculturelles ; ainsi qu’une décolonisation profonde (Quijano, 2014). Simultanément, un engagement en faveur du post-extractivisme est requis dans l’hémisphère sud. Une convergence entre la décroissance et le post-extractivisme (Acosta et Brand, 2017) signifie que les pauvres cesseront de soutenir l’opulence des riches.

Une post-économie exige :

- la démarchandisation de la nature et des biens communs ;

- la reconnaissance des droits de tous les êtres vivants, et des relations harmonieuses entre tous ;

- des critères d’évaluation fondés sur la communauté ;

- une production décentralisée et déconcentrée ;

- un changement profond des modes de consommation ;

- une redistribution radicale des richesses et du pouvoir ;

- et bien d’autres actions qui seront considérées collectivement. Il est crucial de retrouver des épistémès alternatives comme le buen vivir, l’éco-swaraj, l’ubuntu ou la perspective communautarienne – pour comprendre et réorganiser le monde sans tomber dans des impératifs tels que celui du développement.

Enfin, il est particulièrement important qu’une post-économie soit transdisciplinaire – et non pas uniou multidisciplinaire –, et qu’elle s’appuie sur une connaissance aussi complète que possible grâce aux dialogues ouverts avec diverses sagesses humaines : une connaissance qui contemple le monde comme une question, une aspiration. Nous devons, de manière critique, apprendre des sciences sociales aussi bien que des sciences naturelles, pour les intégrer dans une compréhension systématique du monde en tant que totalité à multiples facettes et constitutionnellement diverse – et ce, sans aucun sentiment de supériorité (Acosta, 2015). La tâche implique de construire et de reconstruire le plurivers dans une discussion sans dogme ni diktat. Soit nous continuons à être dominés par des visions économiques erronées, soit nous construisons une autre économie pour une autre civilisation, en nous appuyant sur une subversion épistémique permanente.

Pour aller plus loin

Acosta, Alberto (2015), « Las ciencias sociales en el laberinto de la economía », POLIS, no 41, www.polis.revues.org

Acosta, Alberto et Ulrich Brand (2017), Salidas al laberinto capitalista: decrecimiento y postextractivismo, Barcelone : Icaria.

Benjamin, Walter (2017 [1942]), Sur le concept d’histoire, Paris : Payot & Rivages.

Polanyi, Karl (1983 [1944]), La Grande Transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris : Gallimard.

Schuldt, Jürgen (2013), Civilización del desperdicio: psicoeconomía del consumidor, Lima : Universidad del Pacífico.

Quijano, Aníbal (2014), Cuestiones y horizontes: de la dependencia histórico-estructural a la colonialidad/descolonialidad del poder, Buenos Aires : clasco.

Alberto Acosta, économiste équatorien, est l’ancien directeur du marketing de la Corporation pétrolière d’État équatorienne. Il est membre de l’Organisation latino-américaine de l’énergie (olade), consultant international, ancien ministre de l’Énergie et des Mines de l’Équateur et ancien président de l’Assemblée constituante de Montecristi. Il est aussi professeur et auteur de nombreux livres et articles, compagnon d’armes des luttes populaires et membre du groupe de travail permanent sur les alternatives au développement.