La notion de transition(s) civilisationnelle(s) désigne le mouvement complexe allant de la domination d’un modèle de vie unique, dit « globalisé » – souvent désigné comme la « modernité capitaliste hétéropatriarcale » – vers la coexistence pacifique, bien que tendue, d’une multiplicité de modèles, un « monde qui intègre une pluralité de mondes », un plurivers. Elle trouve son origine dans l’affirmation que la crise actuelle multiforme, du climat, de l’énergie, de l’alimentation, de la pauvreté et du sens, est le résultat d’un modelo civilizatorio ou modèle civilisationnel particulier, celui de la « civilisation occidentale ».
Cette pensée trouve écho dans une variété d’espaces sociaux, depuis les luttes autochtones des Afro-Américains et des paysans d’Amérique latine jusqu’à la science alternative et les recherches sur l’avenir, le bouddhisme, l’écologie spirituelle et dans les écrits et le militantisme anticapitalistes, féministes et écologiques, dans les pays du Nord comme dans les pays du Sud. Elle a été anticipée par des penseurs anticolonialistes tels que Aimé Césaire : « Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes qu’elle crée est une civilisation décadente. Une civilisation qui utilise ses principes pour la ruse et la tromperie est une civilisation qui se meurt » (Césaire, 1955 [1950]). Cette pensée résonne aujourd’hui dans de nombreuses régions du monde. Selon les mots du vénéré maître []{.ital role=”ital”} bouddhiste Thich Nhat Hanh, nous devons envisager activement la fin de la civilisation à l’origine du réchauffement climatique mondial et du consumérisme généralisé : « en inspirant, je sais que cette civilisation est en train de mourir. En expirant, je sais que cette civilisation ne peut échapper à la mort » (Nhat Hanh, 2008 : 55).
Les origines du modèle civilisationnel occidental – vu comme projet de domination économique, militaire, sexuelle/genrée, raciale et culturelle – se retrouvent sous diverses formes, dans la conquête de l’Amérique ; la paix de Westphalie (1648), qui a mis fin aux guerres de religion en Europe et a posé les fondements de l’État-nation moderne ; le siècle des Lumières ; ou la Révolution française, qui inaugure les droits de l’Homme. Toutefois, ses racines les plus profondes se trouvent dans le terreau historique du monothéisme patriarcal judéo-chrétien.
Dans une perspective critique, ce modèle se caractérise par les éléments suivants :
- une classification hiérarchisée des différences en matière d’échelles de races, de genres et de civilisations (colonialité) ;
- une domination économique, politique et militaire sur de nombreuses régions du monde ;
- le capitalisme et les prétendus marchés libres comme mode d’économie ;
- la sécularisation de la vie sociale ;
- un libéralisme hégémonique fondé sur l’individu, la propriété privée et la démocratie représentative ;
- des systèmes de connaissances qui reposent sur la rationalité instrumentale, avec la séparation claire qu’elle établit entre les humains et la nature (anthropocentrisme).
Chaque civilisation est fondée sur un système particulier de croyances et d’idées (prémisses ontologiques et épistémologiques), souvent profondément ancrées dans des mythes fondateurs. Les civilisations ne sont pas statiques et les relations entre les civilisations sont toujours en évolution et soumises au pouvoir. Tous les grands théoriciens et historiens des civilisations s’accordent sur le fait qu’elles sont plurielles – en d’autres termes, qu’il ne peut y avoir une civilisation unique1. Néanmoins, l’Occident a atteint un haut degré de domination civilisationnelle, qui repose sur une certaine unification économique et politique. Il n’en va pas de même dans le domaine culturel, malgré les incursions de la modernisation dans les sociétés non modernes, et durant les dernières décennies, malgré la mondialisation comme universalisation d’une « civilisation supérieure ».
Le projet d’une civilisation mondiale n’est pas parvenu à se concrétiser. Les nations et les civilisations refusent de s’assembler dans un ordre unique parfait, bien que l’expérience mondiale soit profondément façonnée par le modèle eurocentrique et transatlantique. Au Mexique, par exemple, après plus de cinq siècles d’imposition du projet colonial occidental, la civilisation autochtone méso-américaine reste bien vivante et culturellement dynamique. On pourrait en dire autant au sujet d’autres pays ou régions du monde. Il est de plus en plus évident que la démocratie ne peut être imposée par la force ; c’est encore plus vrai dans le cas des civilisations. L’irrationalité et la violence du modèle dominant sont visibles partout. Certaines critiques soulignent la pauvreté spirituelle et existentielle de la vie moderne, étant donné la propagation de l’ontologie patriarcale et capitaliste de la hiérarchie, de la domination, de l’appropriation, du contrôle et de la guerre qui la caractérise.
Un mouvement différent et pluraliste, appelant à la fin de la suprématie eurocentrée et anthropocentrée, est en train de surgir comme résultat de ses défauts, de ses échecs et même de ses horreurs, malgré ses réalisations technologiques considérables (de plus en plus discutables sur les plans écologique et culturel). Ce mouvement développe une série de visions créatives de la transition, ainsi que des actions concrètes. Dans les pays du Nord global, l’appel pour un changement civilisationnel peut être repéré dans les économies de subsistance écoféministes, les propositions de décroissance, la défense des communs, le dialogue inter-religieux, les stratégies de relocalisation de la production alimentaire, de l’énergie et des transports, entre autres. Dans les pays du Sud global, les visions de la transition sont ancrées dans des ontologies qui mettent l’accent sur l’interdépendance radicale de tout ce qui est vivant. Ces visions biocentrées trouvent une expression claire dans les notions du buen vivir (le bien-vivre collectif selon les cosmovisiones de chacun), dans les droits de la nature et dans les transitions vers le post-extractivisme qui, tous, sont des éléments du post-développement.
Il est trop tôt pour dire si ces visions et ces mouvements hétérogènes, plus ou moins assemblés, parviendront à un degré d’auto-organisation capable d’entraîner des transformations significatives, voire des transitions à grande échelle. Pour de nombreux théoriciens et théoriciennes de la transition, même si le succès n’est en aucun cas garanti, le passage à un autre modèle civilisationnel – ou à un ensemble de modèles – n’est pas exclu. Selon beaucoup d’entre eux, il est déjà en cours, dans la multiplicité des pratiques qui incarnent, malgré leurs limites et leurs contradictions, les valeurs de sociétés profondément écologiques, non capitalistes, non patriarcales, non racistes et pluriverselles.
La notion de transitions civilisationnelles donne un horizon pour créer de vastes visions politiques au-delà des imaginaires du développement et du progrès et des universaux de la modernité occidentale, que sont le capitalisme, la science et l’individu. Il ne s’agit pas d’un appel à revenir à des « traditions authentiques », ni à parvenir à des formes d’hybridité qui seraient une synthèse rationnelle des meilleurs aspects de chaque civilisation, comme si le langage libéral, séduisant mais inoffensif, des « bonnes pratiques » pouvait être appliqué aux civilisations. Loin de là, cet appel esquisse une coexistence pluraliste de « projets de civilisations », par le biais de dialogues inter-civilisationnels qui encouragent des contributions dépassant l’ordre mondial eurocentré actuel. Cet appel envisage la reconstitution d’une gouvernance planétaire sur des bases pluri-civilisationnelles, pas seulement pour éviter le choc des civilisations, mais aussi pour favoriser de façon constructive l’épanouissement du plurivers.