Spiritualité de la terre

Charles Eisenstein

science, spiritualité, développement

La « spiritualité de la terre » fait référence à un système de croyances qui reconnaît la sentience, le caractère sacré et l’agentivité consciente de la nature et de ses êtres non humains. Elle prend divers noms, correspondant à des orientations quelque peu différentes, tels que le « néopaganisme », la « wicca », l’« animisme » ou le « panthéisme ». La spiritualité de la terre est étroitement liée aux conceptions anciennes et autochtones de la nature, auxquelles elle emprunte souvent consciemment. Comme le dit l’anthropologue Frédérique Apffel-Marglin (2012 : 39) :

«  Ainsi que l’attestent abondamment les documents ethnographiques des sociétés autochtones et traditionnelles […], les sentiments de gratitude, de réciprocité, de responsabilité, et d’autres encore, sont adressés au monde non humain par l’intermédiaire des esprits de la terre, des animaux, des graines, des montagnes, des pluies, des eaux, etc.  »

La spiritualité de la terre s’oppose à la vision scientifique et matérialiste de la nature, régie par des forces impersonnelles et peuplée d’animaux et de plantes dont l’être n’est pas complètement reconnu. Elle délégitime ainsi les technologies qui assujettissent la nature et souvent la détruisent. Si la nature possède une certaine forme d’intelligence, alors nous ne pouvons plus lui imposer impunément notre dessein humain. Si les animaux, les plantes, le sol, l’eau, les montagnes, les rivières, etc. sont des sujets sentients, alors nous ne pouvons plus, en toute bonne conscience, les traiter comme des instruments utiles aux êtres humains. Nous devons prendre en compte le bien-être, l’intégrité et même la dignité de tous les êtres, et ne pas les traiter comme de simples « ressources ».

L’incompatibilité de la spiritualité de la terre avec la croyance scientifique normative l’expose à des accusations de projection anthropomorphique. Tout comme l’enfant imagine que son ours en peluche a faim, l’écologiste hippie et romantique imagine que la terre est en colère, que la rivière se sent insultée ou que la montagne veut garder l’or qu’elle contient en elle. Cependant, cette association de la spiritualité de la terre avec la fantaisie puérile ou l’attrait du New Age est également un récit colonialiste qui traite les cultures autochtones avec le même mépris. Elle suggère que les peuples autochtones – qui personnifient la nature de manière presque unanime – sont comme des enfants, superstitieux et primitifs sur le plan épistémique, et qu’ils ont donc besoin d’être éduqués selon les systèmes de connaissance modernes. Il s’agit là d’un postulat essentiel à la légitimation du développement.

Une critique connexe accuse la spiritualité de la terre d’appropriation culturelle. Elle considère les perceptions autochtones de la sentience et de la personnalité de la nature comme de simples « croyances » culturelles, et non comme la révélation de quelque chose de réel. S’il est courant pour les personnes cherchant à s’extraire de la culture dominante (seekers) d’emprunter intellectuellement aux croyances autochtones pour tenter de compenser l’effritement de leurs propres structures de sens, les visions du monde autochtones peuvent contenir des connaissances essentielles au bien-être matériel et psychique. La transmission de ces visions du monde et des pratiques qui y sont associées constitue un renversement du développement au sens traditionnel, qui disait : « Nous savons comment vivre mieux que vous ; nous savons comment “savoir” mieux que vous. » Aujourd’hui, les personnes en quête d’une spiritualité de la terre ont le sentiment que d’autres cultures ont préservé les connaissances qu’elles recherchent.

Une troisième critique est que les écologistes qui adoptent de telles croyances s’exposent à des accusations de manque de sérieux et risquent l’exclusion des cercles de décideurs, auxquels un langage tel que « la conscience de la forêt » est étranger. Alors que la spiritualité de la terre s’accorde généralement avec les objectifs du mouvement écologiste et que de nombreux écologistes sympathisent en privé avec elle, le discours public sur la protection de l’environnement, et en particulier sur le changement climatique, invoque principalement des arguments utilitaristes : « Nous devons arrêter de détruire la nature, sinon de mauvaises choses vont nous arriver. » Ces arguments utilitaristes sont courants dans le langage des politiques publiques. Malheureusement, ils constituent la première étape d’une pente glissante. L’étape suivante consiste à quantifier et à monétiser les services écosystémiques, à chiffrer l’utilité de la nature afin de pouvoir l’allouer de manière optimale par le biais des mécanismes du marché. Il n’y a pas de mal à assécher une zone humide ici si une autre est restaurée là ; à couper une forêt ici et à en replanter une là ; voire, à la limite, à remplacer toute la nature par un substitut technologique si cela devenait possible.

Dans la mesure où le développement s’est en grande partie traduit par la conversion de la nature en marchandises, la spiritualité de la terre s’avère être un système de croyance anti-développement ou post-développement. En insistant sur le fait que la nature a une valeur inhérente au-delà de son utilité, la spiritualité de la terre exclut la mise à disposition de la biosphère, si évidente pour le capitalisme. Tout comme il est immoral de tuer des êtres humains pour prélever leurs organes, il est immoral de vouloir détruire des êtres non humains uniquement pour leur valeur d’usage. Les « droits de la nature » sont un corollaire politique essentiel de la spiritualité de la terre. Ils ont récemment fait leur entrée dans les codes juridiques de plusieurs pays, parmi lesquels la Bolivie, l’Équateur et la Nouvelle-Zélande1. Ces pays comptent une importante population autochtone, mais cela ne suffirait pas à faire inscrire dans la loi les droits de la nature s’il n’y avait pas, parallèlement, une résurgence de la spiritualité de la terre au sein de la culture dominante.

Alors que dans les pays « moins développés », la spiritualité de la terre est la continuation ininterrompue d’une ancienne vision du monde centrée sur la terre, la ligne de continuité avec un passé païen ou panthéiste est en Occident beaucoup plus ténue, après des siècles de répression sous l’égide de l’Église, du capitalisme de marché et de la révolution scientifique. Aujourd’hui, tandis que ces institutions s’effilochent, la spiritualité de la terre refait surface, à la fois comme théorie et comme pratique. C’est, par exemple, un principe fondamental du mouvement occidental des écovillages, dont les plus célèbres sont Findhorn et sa communication rituelle avec les esprits de la nature, Tamera et son cercle de pierres, mais aussi Earth Haven, The Farm, la communauté de Sirius et bien d’autres encore. Parlez au permaculteur ou à la permacultrice le ou la plus terre à terre, et vous constaterez bien souvent qu’il et surtout qu’elle embrasse discrètement une forme ou une autre de spiritualité de la terre.

Enfin, l’opposition apparente entre science et spiritualité de la terre s’effrite à la lumière de découvertes récentes. L’intelligence des plantes, l’intelligence mycélienne, la capacité de l’eau à contenir de l’information et la complexité de la communication animale accréditent scientifiquement l’idée que les non-humains jouissent d’une agentivité subjective et d’une expérience intérieure. Et, bien sûr, la théorie Gaïa suggère que la planète entière est vivante et – bien que peu d’écologistes le reconnaissent publiquement – consciente.

Ces développements laissent-ils présager un monde futur qui embrassera à nouveau la spiritualité de la terre comme une base pour la technologie et les relations entre les humains et les autres êtres ? Est-ce que l’Occident poursuivra la course au « développement », peut-être selon une autre voie civilisationnelle, inspirée par les vestiges de la vision du monde qu’il a presque exterminée ?

Pour aller plus loin

Apffel-Marglin, Frédérique (2012), Subversive Spiritualities:How Rituals Enact the World, Oxford : Oxford University Press.

Charles Eisenstein est écrivain et conférencier (www.charleseisenstein.net). Il est notamment l’auteur de Sacred Economics: Money, Gift and Society in the Age of Transition (Evolver Editions, 2011) et de The More Beautiful World Our Hearts Know Is Possible (North Atlantic Books, 2013).

  1. « Harmony With Nature » (onu), www.harmonywithnatureun.org