Les monnaies communautaires, alternatives ou complémentaires1 sont des formes d’argent créées par des acteurs non étatiques, comme alternatives et remèdes aux pathologies identifiées de la monnaie générée par les États et du développement axé sur la croissance.
Quatre types de monnaies alternatives peuvent être identifiés. Les systèmes d’échange locaux (sel) mettent en œuvre des monnaies locales appelées « dollars verts », ou désignées par un nom ayant une signification locale (comme « bobbins » à Manchester, au Royaume-Uni). Les crédits des sel peuvent être évalués en fonction de la monnaie nationale ou selon un taux horaire, ou bien par un mélange des deux. Ils n’ont pas de forme physique : les utilisatrices et utilisateurs sont mis en relation par le biais d’un annuaire et se paient par un chèque libellé en unités de sel, dont la valeur repose sur leur engagement personnel à gagner suffisamment de crédits pour rembourser cette dette dans l’avenir. Le solde des comptes est conservé sur un ordinateur.
Nombreuses sont les personnes qui critiquent tout alignement des monnaies alternatives sur l’argent créé par l’État, au motif que cela reproduit les pathologies du capitalisme. Au lieu de cela, elles préconisent une monnaie libellée en temps, de sorte que les banquiers ne soient pas payés plus que les agents d’entretien.
Les utilisateurs et utilisatrices des banques de temps s’entraident et tiennent les comptes avec un crédit de temps électronique, chaque unité de crédit étant fixée à une heure, quel que soit le travail effectué. Les « heures » sont des monnaies locales libellées en temps qui peuvent être utilisées aussi facilement que de l’argent liquide, sans qu’il soit nécessaire de tenir des registres centraux. Après la crise financière qui a frappé l’Argentine en 2001, des millions de personnes se sont soutenues mutuellement en utilisant des monnaies papier créées par la communauté et libellées en « crédits », sans lien avec la monnaie nationale ou le temps.
Les militantes et militants désireux d’éviter un changement climatique dramatique et l’épuisement des ressources ont développé des « monnaies de transition » – par exemple, les pounds de Totnes, Lewes ou Stroud. Il s’agit de monnaies papier circulant localement, qui sont libellées en unités alignées sur la monnaie nationale et garanties à celle-ci. Enfin, le développement des pc et des smartphones a conduit à des expériences de monnaies électroniques telles que le Bitcoin et le FairCoin. Dans le monde entier, on peut trouver une variété déconcertante de monnaies alternatives (North, 2010).
Il existe une longue histoire de contestation de la monnaie (North, 2007). À l’aube du capitalisme, au Royaume-Uni, le socialiste utopique Robert Owen préconisait et expérimentait les billets de travail, tout comme les communautés anarchistes du 19e siècle aux États-Unis. Dans les années 1880 et 1890, les populistes états-uniens se sont organisés pour une émission de monnaie d’argent plus libérale, en conflit avec les intérêts bancaires qui défendaient l’étalon-or pour imposer la discipline du travail, souvent de manière violente. Dans les années 1930, les autorités locales des États-Unis, de l’Allemagne pré-nazie, de la Suisse, de l’Autriche et de l’Espagne révolutionnaire ont émis leur propre monnaie papier. Le Swiss Business Ring existe encore aujourd’hui et met en relation les propriétaires de petites entreprises. La technologie de l’information, largement disponible, a catalysé la création de monnaies alternatives par des groupes non étatiques à des niveaux sans précédent (par exemple, le bangla-pesa au Kenya).
La première vague de systèmes d’échange locaux et de banques du temps a été lancée par des militants et des militantes écologistes dans les pays anglo-saxons – des personnes qui étaient profondément conscientes de la non-soutenabilité du capitalisme mondial. Ils et elles soutenaient que pour survivre aux crises régulières du capitalisme, il fallait créer une diversité de monnaies locales, de sorte que si une forme de monnaie – généralement créée par l’État – n’était pas disponible, d’autres le seraient. Étant créées par les utilisateurs eux-mêmes et garanties par leur engagement à rembourser cette monnaie à l’avenir, les monnaies alternatives seraient plus largement disponibles que les monnaies émises par l’État, générant ainsi une demande locale (North, 2005). Ensuite, les monnaies alternatives seraient disponibles dans les quantités nécessaires pour répondre aux besoins de celles et ceux qui les ont créées, indépendamment de la disponibilité d’argent préexistante. Enfin, étant donné que les services quotidiens comme le baby-sitting, le jardinage, etc., étaient largement disponibles dans les réseaux de monnaies alternatives (à la différence des services professionnels hautement rémunérés), ces dernières pouvaient donner une valeur au travail effectué par celles et ceux que le marché capitaliste ne valorise pas. En conséquence, en rendant un argent de crédit personnel largement disponible à toute personne prête à accepter la valeur de réciprocité des réseaux, les défenseurs des monnaies alternatives ont affirmé qu’ils avaient créé un mécanisme de changement social qui donnerait naissance à une économie soutenable, conviviale et localisée, accordant la priorité aux besoins des personnes plutôt qu’à l’achat de « choses », à la maximisation du pib ou à l’accumulation d’argent pour son propre intérêt.
Ces modèles fonctionnaient assez bien si ce que les gens voulaient s’acheter entre eux pouvait être produit à partir de ressources que les membres possédaient ou contrôlaient. Ces initiatives allaient au-delà de ce que Marx avait décrit comme la « coopération naine » des socialistes utopiques du 19e siècle, mais elles ne répondaient souvent pas aux besoins fondamentaux – nourriture, logement, énergie – ou aux désirs plus complexes générés par le système capitaliste. Les organisateurs avaient du mal à tenir les comptes et ils auraient été dépassés en cas de crise économique, si des millions de personnes s’étaient mises à utiliser ces monnaies. C’est pourquoi les défenseurs des monnaies alternatives ont commencé à émettre des monnaies locales en papier, appelées « hours » aux États-Unis, « créditos » en Argentine ou « monnaies de transition » au Royaume-Uni, éliminant ainsi toute nécessité de tenir les comptes. L’attention portée à l’apparence des billets permettait que ceux-ci soient davantage susceptibles d’être pris au sérieux par les acteurs du marché conventionnel. Mais contrairement aux systèmes d’échange locaux et aux banques de temps, ces monnaies ne constituaient pas de crédit personnel et n’étaient donc pas un « nouvel argent ». La question était ensuite celle-ci : pourquoi les usagers changeraient-ils leur argent étatique « universel » en une monnaie à circulation locale ne pouvant être utilisée pour les besoins de la vie quotidienne qu’à la condition de partager les valeurs du réseau ? En conséquence, les réseaux restaient modestes, limités aux usagers les plus fervents.
Les monnaies alternatives sont-elles radicales, ou sont-elles des solutions factices ? Tout dépend des cas de figure. D’un côté, on suppose qu’elles soutiennent les commerces possédés localement et que ceux-ci ont une valeur en eux-mêmes. On a tendance à croire que l’existence d’une monnaie alternative génère davantage de production locale et des façons plus conviviales de créer des économies plus situées. D’un autre côté, les monnaies de transition et les monnaies électroniques ont été promues par des intérêts commerciaux locaux, qui les voient comme un moyen de soutenir les formes d’activité économique qui sont possédées localement, mais qui, peut-être, sont par ailleurs non soutenables – par exemple, une épicerie locale dont aucune des marchandises n’est produite localement. Ces projets peuvent encore exclure celles et ceux qui n’ont pas beaucoup d’argent ordinaire. Ainsi, la mesure dans laquelle les monnaies alternatives vont au-delà d’une simple vision du post-développement, pour en devenir une mise en acte, reste inconnue – « travail en cours ».