Économie populaire et solidaire

Natalia Quiroga Díaz

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L’économie populaire est apparue dans les années 1980 en Amérique latine comme une préoccupation académique, en réponse à l’utilisation généralisée du concept d’informalité, proposé en 1972 par l’Organisation internationale du travail et par des institutions universitaires et gouvernementales. Le terme « informalité » a été inventé pour expliquer la persistance du travail non salarié. Cependant, l’économie populaire existait depuis longtemps, notamment – mais pas exclusivement – sous de multiples formes persistantes de pratiques économiques, sociales et culturelles autochtones.

Au cours des décennies suivantes, les politiques néolibérales ont accentué les inégalités sociales et la détérioration des conditions de vie. Dans ce contexte, et avec une forte influence marxiste, un concept polysémique d’« économie populaire » a émergé. Il partait du principe que l’organisation de base de l’économie populaire n’était pas les petites entreprises, mais l’unité domestique, à partir de laquelle les gens développent des stratégies de travail – rémunérées ou non – destinées à la satisfaction des besoins. Ainsi compris, le concept soulignait le travail de reproduction sociale réalisé principalement par les femmes, sous diverses formes.

Il est bien connu que la théorie sociale hégémonique fragmente la société en sphères : économie, société, culture et politique. L’économie est définie comme un système de marché autorégulé qui, laissé à lui-même, résout de manière optimale le problème d’allocation des ressources. Pour des penseurs critiques tels que Karl Polanyi, cependant, l’économie est encastrée dans la société ; la diversité des liens sociaux, culturels et politiques ne lui est pas extérieure, mais en fait partie intégrante. L’économie est ainsi qualifiée d’« économie sociale », étant donné qu’elle est considérée du point de vue de la société tout entière, selon le principe éthique ultime de la reproduction de la vie.

L’économie est en outre conçue comme un système pluriel d’institutions, de normes, de valeurs et de pratiques qui organisent et coordonnent le processus de production, de distribution, de circulation et de consommation. Le but de ce processus est de générer la base matérielle permettant de satisfaire les besoins et les désirs légitimes de toutes et de tous, pour vivre dans la dignité et la liberté, de façon responsable et démocratique, et en harmonie avec la nature. L’économie suppose donc un principe éthique inéluctable qui s’oppose au projet mercantile et à l’accumulation illimitée aux dépens des autres.

En ce qui concerne l’économie sociale et solidaire en Amérique latine, il s’agit autant d’une manière particulière de gérer l’économie quotidienne que d’un projet d’action collective visant à contrecarrer les tendances destructrices du capitalisme, avec la possibilité de construire un système économique alternatif. La solidarité naît de la disposition de chaque individu ou communauté à reconnaître les autres et à veiller à leurs besoins, sans avoir à renoncer à ses propres intérêts. Elle implique une coopération responsable au lieu d’une compétition destructrice, le partage des ressources et des responsabilités, la participation à la redistribution des richesses et la promotion collective de meilleures formes de sociabilité.

Pour l’économie sociale, le marché n’est que l’un des nombreux principes économiques, parmi lesquels se trouvent : la division sociale du travail productif en vue de la création de conditions de vie, dans l’échange avec la nature ; l’autarcie ou l’autosuffisance ; la réciprocité, la distribution/appropriation primaire ; la redistribution des excédents ; l’échange non marchand ; les modes de consommation ; et la coordination de l’ensemble du processus économique. Loin d’être universels, ces axes sont propres à chaque société et à chaque moment historique.

L’économie sociale et solidaire latino-américaine présente une spécificité importante : l’existence d’un vaste secteur d’économie populaire qui, dans certaines régions, peut couvrir deux tiers de la demande nationale – par exemple, les agriculteurs et agricultrices qui satisfont les besoins alimentaires locaux. La vitalité de ces formes économiques montre que la société est soutenue par diverses rationalités et relations qui n’ont pas pour seul objectif la recherche du profit. Les différentes formes d’économie populaire, sociale et solidaire entretiennent une imbrication nécessaire avec les divers mouvements ruraux et urbains qui luttent pour la terre, les habitats populaires et les économies communautaires, ainsi qu’avec le mouvement féministe (Quiroga, 2009).

En critiquant la vision entrepreneuriale et capitaliste du monde, le concept d’économie populaire offre ainsi une compréhension contextualisée de l’économie. Les travaux fondateurs de Razeto (Razeto et al., 1983) soulignent les contributions des secteurs appauvris eux-mêmes dans la construction de réponses à leurs problèmes de subsistance, à travers une économie populaire et solidaire visant à surmonter la pauvreté. Coraggio (1989) examine la diversité des formes que prend le travail, ainsi que la fragmentation imposée par le capital, en soulignant la nécessité de surmonter l’atomisation afin de tendre vers une rationalité reproductive de la vie comme objectif central d’une économie capable de produire des alternatives de transition au capital. Quijano (1998) propose le concept de « pôles marginaux » qui caractérisent l’hétérogénéité structurelle, qu’il s’agisse d’activités économiques, de formes d’organisation, d’utilisation, de niveau de ressources, de technologie et de productivité. Il souligne davantage l’importance des conditions d’autonomie reproductive (terre et services) que celle des conditions de travail et de salaire.

La pratique de la construction et du maintien d’une économie différente se déroule non seulement dans le cadre de conflits sociaux, culturels et politiques, mais aussi au milieu de contradictions conceptuelles qui deviennent pertinentes lorsqu’elles se retrouvent dans les formes populaires de solidarité. Ainsi, le terme « économie sociale » a été utilisé par les gouvernements pour désigner des politiques ciblées d’« assistancialisme » qui encouragent le travail indépendant précaire parmi les pauvres. En outre, les activités considérées comme faisant partie des économies solidaires finissent souvent par être des mesures temporaires, mises en œuvre uniquement jusqu’à ce que la crise soit surmontée et qu’un retour à l’économie « moderne » soit possible ; ces activités n’ont donc pas de potentiel de transformation. Cela dit, il y a eu en Amérique latine des expériences efficaces de politiques publiques qui ont soutenu les processus d’autogestion et d’organisation de la production et de la reproduction, en milieu rural et urbain, et qui ont élargi l’espace d’institutionnalisation de l’économie au-delà du marché, limitant ainsi l’expansion incontrôlée de la logique commerciale promue par le néolibéralisme.

Avec sa longue histoire de lutte et d’organisation, l’économie populaire et solidaire continue de s’opposer à la compréhension technique de l’économie, en donnant la priorité aux conditions matérielles et symboliques de reproduction de celles et ceux qui, en exerçant leur travail, produisent entre eux les conditions de leur existence territorialisée.

Pour aller plus loin

Coraggio, José Luis (1989), « Política económica, comunicación y economía popular », Ecuador Debate, no 17, p. 57-94.

Coraggio, José Luis (2015), « Para pensar las nuevas economías: conceptos y experiencias en América Latina », dans Boaventura de Sousa Santos et Teresa Cunha (dir.), International Coloquium Epistemologies of the South:South-South, South-North and North-South Global Learnings, vol. 3, Coimbra : Centro de Estudos Sociais (ces).

Hinkelammert, Franz J. et Henry Mora Jiménez (2009), Economía, sociedad y vida humana: preludio a una segunda crítica de la economía política, Buenos Aires : ungs/ Altamira.

Quijano, Aníbal (1998), La economía popular y sus caminos en América Latina, Lima : Mosca Azul Editores.

Quiroga Díaz, Natalia (2009), « Economías feminista, social y solidaria: respuestas heterodoxas a la crisis de reproducción en América Latina », Iconos: revista de ciencias sociales, no 33, p. 77-89.

Razeto, Luis, Arno Klenner, Apolonia Ramirez et Roberto Urmeneta (1983), Las organizaciones económicas populares, Santiago : Ediciones pet.

Natalia Quiroga Díaz est coordinatrice académique du master en économie sociale de l’université nationale de General Sarmiento en Argentine (ungs), et co-coordinatrice et co-fondatrice du groupe de travail clasco pour l’économie féministe émancipatrice. Elle est diplômée en économie (université nationale de Colombie) ; en planification et développement régional (université des Andes, Colombie) ; et en économie sociale et solidaire (ungs, Argentine).