L’« agaciro » est un concept aux significations multiples, selon le contexte historique et géographique, et selon qu’il se réfère aux choses, aux personnes ou à leur interaction. Traduit le plus souvent par « valeur », « dignité » et « estime de soi » (Behuria, 2016), l’agaciro parle des expériences concrètes vécues par le peuple rwandais.
Cette étude explore les moyens créatifs par lesquels le concept de dignité retrouve, à travers l’agaciro, une place centrale dans la pensée du développement et les pratiques sociales. Il examine dans quelle mesure ce concept constitue une alternative post-développement ou décoloniale au développement international hégémonique. Notre conclusion provisoire est qu’au Rwanda, le pouvoir symbolique associé à l’agaciro permet aux Rwandaises et Rwandais de se projeter en tant qu’agents premiers du développement, plutôt qu’en tant que récipiendaires ou bénéficiaires. En considérant les différentes politiques pour lesquelles l’agaciro est invoqué, nous concluons que le potentiel de l’agaciro pour une pensée alternative radicale est réel, mais non automatique.
Beaucoup considèrent l’agaciro comme une attitude culturelle datant de l’époque précoloniale et pensent qu’il a été temporairement « perdu » pendant la colonisation (d’abord par l’Allemagne, puis par la Belgique) et même après l’indépendance (1962), qui a mené à sa suppression totale pendant le génocide des Tutsis (1994). Depuis lors, le concept a non seulement été revisité et revalorisé dans les cultures populaire, urbaine et élitaire, mais il a aussi été consciemment traduit en idéologie et en mesures politiques – comme l’Agaciro Development Fund (Fonds de développement Agaciro) – après 1994, par le parti au pouvoir, le Front patriotique rwandais.
L’agaciro se manifeste par l’élaboration délibérée de politiques publiques visant à la fois les Rwandais du pays et la diaspora, ainsi que par son rôle indirect d’instrument de communication avec le reste du monde. L’Agaciro Development Fund a été proposé par les Rwandais lors du neuvième Umushyikirano (Conseil de dialogue national) en 2011. Les Rwandais du pays et la diaspora ont été invités à verser des dons au fonds. Celui-ci a été lancé officiellement par le président Paul Kagame le 23 août 2012, comme un moyen de constituer une épargne publique pour atteindre l’autosuffisance, maintenir la stabilité en période de turbulences dans l’économie nationale, et accélérer les objectifs de développement socio-économique du Rwanda, qui incluent le financement de projets nationaux clés dans le cadre du programme gouvernemental Vision 2020. Le président Kagame a déclaré que la constitution de ce fonds devait être perçue comme un signe de dignité – quelque chose qui a été gagné et non donné par d’autres. Ce qui est important, ce n’est pas la somme d’argent, mais l’« idée » elle-même.
En tant que philosophie en construction, mais aussi en tant que politique publique promouvant des solutions locales, l’agaciro n’incarne pas automatiquement une alternative radicale à la pensée et à la pratique du développement international. Cela reste cependant possible.
Lorsqu’on lui a demandé comment l’idée d’agaciro influençait sa pensée et son comportement, l’ancienne ministre des Affaires de la Communauté d’Afrique de l’Est, Valentine Rugwabiza, a donné l’exemple de l’intention du Rwanda de supprimer le marché des vêtements de seconde main dans la région, un marché qui va, selon elle, à l’encontre de la conception de la dignité véhiculée par l’agaciro. Comme le montre cet exemple, considérer que l’agaciro constitue automatiquement une alternative post-développement ne va pas de soi, et il reste des problèmes à résoudre avant que cela puisse être le cas. Dans un tel contexte, il pourrait s’agir d’une simple transposition des tendances du marché libéral imposées par l’Occident à un marché imposé et mis en œuvre localement. D’un autre côté, la simple contestation de la « mentalité des restes », même si elle ne se situe à ce stade qu’au niveau discursif ou symbolique, remet fondamentalement en cause, à travers le déploiement de la notion de dignité, la volonté de « rattraper l’Occident ».
Que faut-il donc privilégier pour que l’agaciro soit déployé comme une philosophie alternative décoloniale ou autrement radicale ? Nous suggérons ici trois pistes liées à l’épistémologie, à l’ontologie et à la normativité, comme autant d’invitations à poursuivre la recherche et l’engagement.
La première concerne la nécessité de « dé-silencier » les connaissances qui portent sur le Sud global et qui en sont issues. Une cartographie systématique, qui constituerait une archive vivante de l’agaciro, contribuerait grandement à cet impératif. L’objectif devrait être de documenter les différentes interprétations et mises en œuvre de l’agaciro liées à la valeur intrinsèque de la dignité et de l’autonomie.
Deuxièmement, l’agaciro peut et doit être déployé pour « démythifier » certaines de nos conceptions ontologiques concernant à la fois le développement et les relations internationales ou la solidarité. L’agaciro nous permet de remettre en question la méfiance avec laquelle nous avons tendance à accueillir les solutions locales, que nous soumettons invariablement à un critère occidental idéalisé – autrement dit, notre quasi-incapacité à concevoir la vie bonne pour le « Reste » en dehors de l’« Ouest ». L’agaciro, en tant qu’attention renouvelée portée à la dignité et à l’autodétermination qui en découle, invite à repenser radicalement la forme que pourrait prendre la solidarité internationale.
Enfin, il est impératif de relier normativement l’agaciro à un projet (im)matériel de « décolonialité » et de confronter ses déploiements à une telle norme, tout en évitant de le glorifier simplement parce qu’il est une solution « locale ». Cela exige un examen constant pour déterminer dans quelle mesure l’invocation de l’agaciro est la source d’une rupture avec l’inégalité, l’oppression, l’exclusion ou la violence – ou, au contraire, de leur reproduction. Dans l’esprit de l’agaciro, cet exercice doit avant tout être mené par les personnes concernées. Cela implique de veiller à ce que l’agaciro ne soit pas réduit à une stratégie néolibérale de responsabilité individuelle pour la réussite entrepreneuriale, alors que le concept est aussi – et peut-être d’abord – une réaffirmation radicale de la dignité et de la valeur indéniable de chaque individu, inscrit dans l’histoire, la communauté et l’environnement. Pour les acteurs externes, le déploiement décolonial de l’agaciro pourrait signifier que leur tâche principale est d’appliquer le test anticolonial à leurs engagements (im)matériels avec le pays.
Depuis la fin du génocide, le processus de reconstruction du Rwanda est passé par la dénonciation du rôle de la gouvernance coloniale et des deux derniers régimes, qui ont détruit les relations entre les citoyens rwandais.
L’agaciro est synonyme de valeur, d’estime de soi et de dignité, et, de différentes manières, il est délibérément mis en œuvre par le biais de la politique publique dans le Rwanda contemporain. Au cœur de cette idée se trouve une invitation à la co-création, l’appropriation, la subversion, la réinterprétation et la négociation constantes de ce que pourrait et devrait impliquer le fait de replacer la dignité au centre des relations nationales et internationales, communales et intercommunales. C’est un appel qui transcende le contexte rwandais, mais l’expérience rwandaise peut nous apprendre beaucoup à cet égard.