De nombreuses alternatives s’inspirent du domaine spirituel ou de cosmovisions, telles que le sumak kawsay ou l’ubuntu. L’islam peut-il également être une source d’inspiration pour construire des alternatives au néolibéralisme, au néocolonialisme et aux relations prédatrices avec la nature ? Il y a eu de nombreuses conversations sur ce que l’islam prône en matière d’économie et de relations des humains avec la nature. Le Coran et les hadiths ont fait l’objet d’un large éventail d’interprétations, mais celles-ci se sont avérées insuffisantes pour fournir une réponse claire aux défis actuels.
En fait, la recherche d’interprétations plus complexes et plus souples n’est souvent qu’une tentative de s’adapter au mode de vie capitaliste. Ainsi, la finance islamique, présentée comme une alternative, n’est finalement qu’un moyen d’inventer un nouveau vocabulaire fondé sur les préceptes de l’islam tout en soutenant le néolibéralisme. Les acteurs politiques, tels que les partis islamistes en Turquie ou en Tunisie, affirment souvent que le Prophète était un marchand et donc un capitaliste, mais ce parallèle infondé n’est qu’un prétexte pour justifier l’obéissance islamiste au Fonds monétaire international. Pire, les pays du Golfe incarnent le gaspillage et le matérialisme à un point tel qu’il est difficile de croire que l’islam puisse répondre aux défis d’aujourd’hui.
Pour trouver un modèle qui serve d’alternative à la société capitaliste, nous devons chercher au-delà des pétromonarchies, au-delà du clivage entre sunnites et chiites, et nous intéresser à l’ibadisme, une école de l’islam peu connue. La présente analyse situera cette idéologie dans l’histoire et décrira ses principales caractéristiques : un mode de gouvernance communautaire, l’ascétisme comme mode de vie et le pluralisme culturel.
Les ibadites sont les disciples d’Abdullah ibn Ibad al-Tamini et constituent la plus ancienne école de pensée de l’islam, antérieure à la division entre sunnites et chiites. La faction ibadite est apparue après la mort du Prophète, ses adeptes estimant que le chef religieux suprême n’avait pas à descendre de la lignée du Prophète, ni à être issu d’une certaine ethnie. L’ibadisme est la religion dominante à Oman et il s’est répandu en Libye, en Algérie, à Zanzibar en Tanzanie et sur l’île de Djerba en Tunisie. L’anthropologue tunisien Walid ben Omrane a noté que l’architecture des villes ibadites témoigne du rapport que la communauté entretient avec la notion de pouvoir. En effet, la mosquée se trouve ici à la périphérie, alors que dans l’architecture islamique traditionnelle, elle représente au contraire le centre du pouvoir. Les mosquées ibadites sont en outre plus petites et plus modestes.
Les ibadites obéissent aux structures familiales berbères égalitaires, où les rôles économiques des hommes et des femmes sont similaires. Comme le note Walid ben Omrane (comm. pers.) :
« Les Berbères ont adopté le contrat de mariage de Kairouan qui a bloqué les procédures polygames. De plus, les femmes ibadites ont le droit de répudier leur mari si au bout de deux ans, il ne donne aucun signe de vie durant un voyage commercial. La polygamie a prospéré dans les sociétés guerrières, tribales et nomades. Au contraire, les communautés ibadites ont souvent été des communautés de paix sociale – ce qui leur permettait d’assurer la prospérité de leur commerce –, des communautés fondées sur la famille traditionnelle et des sociétés sédentaires. »
L’imam ibadite reste le représentant de la communauté, mais il est choisi parmi les individus les plus « méritants », ce qui signifie que l’élu ne doit faire preuve d’aucune ambition personnelle, être modeste et s’engager à servir son peuple. La structure politique ibadite demeure patriarcale puisque l’imam est choisi parmi les hommes. Néanmoins, il gouverne avec le consensus de la communauté, ce qui fait que s’il devient autocratique, il peut être destitué avant même la fin de son mandat.
Outre la simplicité et la modestie de leur architecture, les ibadites adoptent un mode de vie qui repose sur les principes de sobriété, de modération et de rejet de tout ce qui est ostentatoire. Ils et elles pensent que l’indépendance peut être atteinte en limitant les besoins et en rationnant ce que la nature offre. Cette philosophie de vie s’est inspirée des premiers califes de l’islam, mais elle s’oppose au luxe dans lequel ont vécu les califes depuis la dynastie des Omeyyades. Ce mode de vie simple perdure aujourd’hui. Lorsqu’une inégalité s’installe entre le représentant de la communauté et le peuple, elle est perçue comme une indication que le mode de gouvernance est en train de glisser vers le schéma d’un roi gouvernant ses sujets.
En tant qu’adeptes d’un islam opposé à la tyrannie et à la domination, les ibadites célèbrent la pluralité ethnique et le dialogue interconfessionnel. Parce qu’ils croient que toute personne méritante peut être choisie comme imam, les peuples berbères d’Afrique du Nord se sont montrés plus réceptifs et favorables à cette école égalitaire de l’islam. Sur l’île de Djerba en Tunisie, par exemple, les ibadites restent attachés à leurs origines amazighes ou berbères, ainsi qu’à leur identité africaine. Grâce à leur tolérance religieuse et à leur défense de la pluralité ethnique et de l’autonomie communautaire, ils sont à l’abri du capitalisme mondial, et l’ibadisme peut être considéré aujourd’hui comme une possibilité de paix dans un Moyen-Orient déchiré par les divisions ethniques et la malédiction du pétrole.
Les ibadites ont résisté à la centralisation en organisant leurs communautés en marge du pouvoir. L’ibadisme doit sans doute sa survie à sa stratégie de discrétion, ou kitman. Cependant, en Tunisie, les ibadites se sont pleinement manifestés et engagés dans l’espace public lors du conflit post-indépendance entre les tendances yousséfistes et bourguibistes et, plus récemment, pendant la révolution de la dignité en 2010-2011. En 2012, la communauté ibadite de Guellala, sur l’île de Djerba, a organisé avec succès un mouvement de résistance contre les autorités de l’État qui voulaient continuer à exploiter une décharge saturée, laquelle menaçait de dégrader les rares sources d’eau disponibles.
Comme le montrent les ibadites de Djerba, la stratégie du kitman consiste à occuper l’espace local, à organiser une communauté qui ne dépend pas de l’État et, lorsque l’État s’en mêle, à lui résister. Bien que les ibadites aient été critiqués pour leur silence pendant la dictature de Zine el-Abidine ben Ali, qui a duré de 1989 à 2011, ils et elles parviennent à résister en mettant en œuvre un maillage de multiples modes communautaires d’autogouvernance résiliente.