Projets de vie

Mario Blaser

vie bonne, collectifs situés, plurivers, manières de faire des mondes

Le concept de « projets de vie » s’inspire de la distinction établie par les intellectuels autochtones yshiros du Paraguay entre la « vie bonne » (moderne) qui leur est proposée par les « projets de développement » et leurs propres notions d’une « vie bonne », issues de leurs propres expériences « dans leurs lieux » (Blaser, 2010). La différence essentielle réside dans l’orientation. Alors que le développement vise à étendre comme universellement valable sa propre vision d’une vie bonne, fondée sur la primauté de l’humain, les projets de vie yshiros sont non seulement très conscients de la spécificité des formes de « vie bonne » qu’ils mettent en avant, mais considèrent également qu’il est crucial pour la survie de ne pas piétiner les autres versions ! Les projets de vie sont ainsi orientés vers le maintien de l’hétérogénéité des conceptions d’une « vie bonne ». En établissant cette distinction d’orientation, les intellectuels yshiros font allusion à une possibilité politique émergente qui s’oppose à la mission de développement consistant à créer un seul monde (Sachs, 2019 [1992]). En d’autres termes, ils pointent du doigt le plurivers.

Emprunté aux Yshiros, le concept de « projets de vie » contribue donc à la réalisation du plurivers, en rendant visibles et plausibles les pratiques de vie bonne des divers collectifs situés qui existent sur la planète. Les collectifs situés peuvent parfois être associés aux « peuples autochtones », mais ces termes ne sont pas synonymes. Les collectifs situés ne correspondent pas aux « communautés culturelles » qui vivent dans des lieux naturels ou des « territoires » ; il s’agit plutôt d’assemblages très spécifiques qui « prennent place » dans des lieux spécifiques. Un changement de lieu les rendrait différents. Un collectif situé peut être décrit comme un réseau de personnes (humaines et non humaines) – c’est-à-dire des entités dotées d’une dignité, d’une volonté et d’une fin propres – qui sont liées par des liens sociaux, voire familiaux. Il n’est pas rare d’entendre les porte-parole des collectifs situés désigner les rivières, les montagnes, les forêts ou les animaux comme « grand-père », « frère », « être spirituel », etc. Il ne s’agit pas de métaphores ou de « croyances », mais plutôt de termes qui reflètent le fait que ce que les institutions modernes considèrent comme des territoires composés de « ressources » et de « personnes », les projets de vie le considèrent comme des assemblages relationnels complexes de personnes humaines et non humaines.

Cette approche des entités qui composent un collectif situé repose sur une série d’hypothèses. Celles-ci sont souvent exprimées dans des récits d’origine et des cérémonies partagés par de nombreuses traditions de pensée et de pratique à travers les Amériques (Cajete, 2000). Par exemple :

- L’existence implique le déploiement d’une force ou d’un principe créatif (« l’histoire de la vie ») insaisissable dans toute son ampleur.

- Toutes les entités existantes sont façonnées à partir de ce déploiement.

- C’est par leurs configurations spécifiques, leurs manières d’être et leurs relations réciproques que les entités contribuent à l’histoire de la vie.

Il ne faut pas interférer inconsidérément avec les trajectoires des entités et abuser des relations qui soutiennent le déploiement. Par exemple, lorsqu’une partie de la relation, généralement la partie humaine, profite d’une autre sans se soucier de l’équilibre, cela entraîne invariablement des conséquences négatives sur la qualité de l’histoire de la vie.

Ces hypothèses évoquent la relationnalité et l’interdépendance qui génèrent les collectifs situés, et qui impliquent qu’il est très difficile de privilégier les besoins de certaines de leurs composantes – au détriment des autres – sans risquer que l’ensemble se défasse. Par exemple, du point de vue d’un collectif situé, se voir offrir une « compensation » pour le futur barrage d’une rivière pourrait ressembler à la situation où quelqu’un viendrait vous dire : « Nous allons tuer votre grand-père, mais ne vous inquiétez pas, nous allons vous dédommager. Calculons simplement la somme d’argent qui équivaut à la nourriture qu’il aurait pu vous donner et au temps de divertissement qu’il aurait pu vous offrir », en supposant que vous vous en sortirez bien par la suite. C’est pourquoi les projets de vie qui émergent des collectifs situés sont souvent en contradiction avec les postulats du développement sur la primauté de l’humain et la validité universelle de sa vision d’une vie bonne. En fait, étant donné leur hétérogénéité fondamentale, les projets de vie sont antithétiques à un univers ; ils contribuent à faire émerger un plurivers – pour citer la formule zapatiste, « un monde où il y a de la place pour beaucoup de mondes ».

Le plurivers peut donc être vu comme une proposition politique collective située, une proposition grandement requise pour faire face à la crise planétaire urgente évoquée par l’étiquette « Anthropocène » ! L’Anthropocène est habituellement présenté comme un effet secondaire du développement, le résultat d’une « humanité » qui a agi sans connaître toutes les conséquences. Cela implique qu’une connaissance meilleure et accrue constitue le moyen de le résoudre. D’où les efforts déployés pour intégrer les sciences naturelles et sociales dans des programmes tels que le projet de gouvernance du système terrestre (Earth System Governance). Mais si nous transposons les hypothèses des collectifs situés concernant les relations appropriées entre les entités aux relations entre les différents collectifs (situés ou non), alors l’Anthropocène apparaît sous un jour différent. Il apparaît comme le résultat d’une pratique (le développement) qui se conçoit comme universellement valable et sans lieu, et qui n’a aucune considération pour l’existence des collectifs situés. Dans cette optique, les « solutions » classiques à l’Anthropocène sont aussi universalistes et indifférentes aux collectivités locales que le développement. Ce point est mis en évidence par les conflits croissants entre les grands projets d’énergie verte, éolienne ou solaire et les communautés locales.

Ainsi, plutôt que des solutions universalistes, ce que la crise actuelle pourrait exiger, c’est le déploiement de pratiques hétérogènes pour une vie bonne associées à des collectifs situés. C’est ce à quoi s’emploient de nombreux peuples autochtones et afro-descendants des Amériques qui, même si ce n’est pas toujours sans contradictions, ont l’intention de poursuivre leurs projets de vie. Refusant de proposer des visions universelles, les projets de vie soulignent le fait que la tâche commune paradoxale de réaliser le plurivers exige des collectifs situés qu’ils trouvent leurs propres façons, uniques, de « continuer ensemble dans la différence » avec les autres collectifs auxquels ils sont étroitement liés (Verran, 2013).

Pour aller plus loin

Blaser, Mario (2010), Storytelling Globalization from the Chaco and Beyond, Durham (États-Unis) : Duke University Press.

Cajete, Gregory (2000), Native Science: Natural Laws of Interdependence, Santa Fe (États-Unis) : Clear Light Publishing.

Sachs, Wolfgang (2019 [1992]), « One World », dans Wolfgang Sachs (dir.), The Development Dictionary: A Guide to Knowledge as Power, Londres : Zed Books.

Verran, Helen (2013), « Engagements Between Disparate Knowledge Traditions: Toward Doing Difference Generatively and in Good Faith », dans Lesley Green (dir.), Contested Ecologies: Dialogues in the South on Nature and Knowledge, Le Cap : hsrc Press.

Mario Blaser est un anthropologue argentino-canadien. Il est titulaire de la chaire de recherche du Canada en études autochtones à l’université Memorial de Terre-Neuve. Il est l’auteur de Storytelling Globalization from the Chaco and Beyond et co-éditeur de Indigenous Peoples and Autonomy: Insights for a Global Age (University of British Columbia Press, 2010) et In the Way of Development: Indigenous Peoples, Life Projects and Globalization (Zed Books, 2004).