Écologie jaïne

Satish Kumar

non-violence, modération, simplicité, écologie respectueuse

Le principe le plus élevé et le plus profond du jaïnisme est l’ahimsa, fondé sur une non-violence globale et totale, dans la pensée, dans le discours et dans l’action. Cela signifie non-violence envers soi-même, envers les autres et envers la nature. Bien sûr, les jaïns sont conscients que la non-violence absolue n’est pas possible, mais nous nous devons d’être attentifs à nos activités mentales, verbales et physiques afin de minimiser tout dommage ou préjudice que nous pourrions nous infliger à nous-mêmes ou infliger à d’autres êtres vivants. Cette attention constante est essentielle pour maximiser la bienveillance et minimiser les dommages. De nombreuses religions reconnaissent l’importance de la non-violence mais l’orientent surtout vers les autres humains, alors que les jaïns prêchent et pratiquent la non-violence envers tous les êtres vivants, dont les humains.

Les jaïns reconnaissent que la terre, l’air, le feu, l’eau, les plantes, les forêts et les animaux – en d’autres termes, l’ensemble du monde naturel – sont vivants. La nature est dotée d’intelligence et a une âme. Par conséquent, toute vie est sacrée et doit être traitée avec respect. L’écologie jaïne est donc une écologie respectueuse. Beaucoup de gens croient que la vie humaine est supérieure à la vie non humaine, et que nous pouvons ainsi sacrifier la vie non humaine à notre usage. C’est pourquoi la production et la consommation de viande, la destruction des forêts tropicales et la surpêche dans les océans sont si largement pratiquées. Mais les jaïns sont tenus à faire preuve d’un respect égal pour la vie humaine et la vie non humaine. Par conséquent, ils perçoivent non seulement la production et la consommation de viande et de poisson comme des sacrilèges, mais ils s’obligent également à limiter leur consommation de végétaux. Par exemple, ma mère ne mangeait ni pommes de terre, ni carottes, ni aucun autre légume-racine, car elle pensait que perturber le sol et déraciner les plantes était une forme subtile de violence. Nous devrions prélever seulement ce que les plantes nous donnent en fruits mûrs. Ma mère limitait le nombre de légumes et de fruits qu’elle consommait. Elle disait que la pratique de la non-violence nécessite la retenue.

En pratiquant la modération, nous faisons la paix avec nous-mêmes, la paix avec les gens et la paix avec la nature. L’élevage d’animaux dans des conditions cruelles, comme dans les fermes industrielles, l’empoisonnement des sols par des produits chimiques, la destruction des forêts tropicales et la surexploitation des océans sont des actes de guerre contre la nature. Le principe de l’ahimsa nécessite la paix avec la planète Terre.

Toutes les vies sont interdépendantes et interconnectées. De la même façon que dans une famille, les parents et les enfants, les maris et les femmes, les frères et les sœurs prennent soin les uns des autres, nous devrions traiter les personnes de toutes les nations, de toutes les religions, races et couleurs, comme nos frères et sœurs, et faire preuve de bienveillance envers toutes et tous. Avant d’être américains ou russes, britanniques ou français, indiens ou pakistanais, hindous ou musulmans, chrétiens ou juifs, bouddhistes ou jaïns, noirs ou blancs, nous sommes toutes et tous des humains. Nous sommes membres d’une seule famille humaine. Ce sens de l’unité de toute vie va au-delà de la vie humaine. Les oiseaux qui volent dans le ciel, les animaux qui errent dans les forêts et les vers de terre qui travaillent sous le sol sont tous nos proches et nous ne pouvons donc pas leur faire de mal. Notre devoir sacré est de pratiquer la compassion et d’encourager toute forme de vie.

Un autre principe du jaïnisme, tout aussi important, est l’aparigraha. C’est un mot très beau, mais difficile à traduire. Il signifie « se libérer de l’esclavage des possessions matérielles ». C’est un principe écologique de réduction de la consommation et d’accumulation minimum des biens matériels. Si je peux me débrouiller avec trois ou quatre chemises, pourquoi devrais-je en avoir dix ou vingt ? Pourquoi aurais-je besoin de remplir une armoire avec autant de chaussures ? Cela vaut pour toutes les possessions matérielles. Les jaïns sont tenus d’utiliser les choses pour répondre à leurs besoins, non par avidité, et de se libérer du poids, des soucis et de l’anxiété de la possession matérielle.

Le principe de l’aparigraha est à l’opposé de l’idée moderne de l’économie, dont l’idéal central est l’optimisation de la production et de la consommation. Même à l’occasion des fêtes religieuses, la priorité est d’acheter et de consommer. Les gens deviennent tellement obsédés par le fait d’acheter et de vendre qu’il ne leur reste plus de temps, ou que très peu, pour eux-mêmes et pour leur vie spirituelle.

Dans une société consumériste, la majorité des gens n’ont pas de temps pour la poésie, l’art ou la musique. Pas de temps pour la famille ou les amis. Pas de temps pour se promener seuls et apprécier la nature. Pas de temps pour faire la fête. Ce type de vie est l’antithèse de l’aparigraha. Restaurer et réactualiser les principes de l’ahimsa et de l’aparigraha permettrait d’éviter la crise écologique, l’injustice sociale et l’exploitation des faibles.

L’ahimsa et l’aparigraha mettent l’accent sur la qualité de la vie plutôt que sur la quantité des possessions matérielles. En prenant bien soin de la Terre, tous les humains peuvent avoir une bonne vie, une bonne nourriture, un bon logement, une bonne éducation et une bonne médecine. Pour les jaïns, la question n’est pas de savoir combien l’on possède, mais de se demander si notre vie est bonne, heureuse et épanouie. Moins devient plus, aussi longtemps que ce moins reste nourrissant et enrichissant.

Il est fréquent que les religions demeurent attachées à des traditions qu’elles suivent à la lettre et de façon dogmatique. Elles perdent leur inspiration initiale, et c’est ce qui s’est passé avec le jaïnisme. Il est probable qu’aujourd’hui, []{.ital role=”ital”} beaucoup de jaïns ne pratiquent pas l’ahimsa et l’aparigraha. Néanmoins, un certain nombre de jaïns radicaux renouent avec leurs racines et découvrent que les pratiques fondées sur ces principes sont non seulement bonnes pour eux, sur le plan personnel, mais aussi pour la société et la planète Terre.

Par exemple, un moine appelé Hitaruchi et ses disciples du Gujarat mettent en pratique les principes écologiques de non-violence et de frugalité dans leur vie quotidienne. Ils évitent complètement l’usage du plastique, limitent l’utilisation de produits industriels et privilégient des produits locaux faits maison. Un mouvement initié par la secte jaïne Terapanthi à la fin des années 1940, nommé Anuvrat (« Mouvement des vœux mineurs »), promeut activement un mode de vie simple, exempt d’avidité et de corruption, et une vie douce afin de minimiser les dommages causés au monde naturel. Ce mouvement a gagné un nombre considérable d’adeptes en Inde. De nombreux jaïns redécouvrent également leurs racines et rejettent l’idée d’un développement qui gaspille et pollue. Mais cette redécouverte et les pratiques qui en découlent doivent être encore plus fréquentes si l’on veut que l’écologie jaïne fasse partie des mouvements qui répondent aux crises écologiques et sociales auxquelles nous sommes confrontés.

Pour aller plus loin

Anuvrat Global Organization, www.anuvibha.org/about

Kumar, Satish (2015 [2002]), Tu es donc je suis : une déclaration de dépendance, Paris : Belfond.

Satish Kumar est le rédacteur en chef du magazine Resurgence & Ecologist (www.resurgence.org) et le fondateur du Schumacher College, en Angleterre.