En réponse aux problèmes causés par l’industrialisation et la modernisation dans un pays en développement comme la Chine, la reconstruction rurale a été conçue comme un projet politique et culturel visant à défendre les communautés paysannes et l’agriculture. Ces mobilisations de la société civile se produisent indépendamment ou en parallèle des projets initiés par l’État ou les partis politiques, ou bien en tension avec ceux-ci. En tant que tentative de construction d’une plate-forme pour la démocratie de masse, et en tant que démarche d’expérimentation participative d’une intégration ville/campagne en vue de la soutenabilité, le modèle chinois de reconstruction rurale peut devenir une politique alternative de « dé-modernité ».
Entre les années 1920 et 1940, plusieurs universitaires de renom ont participé activement, dans des perspectives différentes, aux mouvements de reconstruction rurale. James Yen, qui a reçu une éducation occidentale et chrétienne, a promu un mouvement d’éducation de masse et l’auto-organisation de la société civile dans le district de Ding (aujourd’hui district de Dingzhou), dans le nord de la Chine, et plus tard dans le sud-ouest du pays. Liang Shuming, confucéen et bouddhiste, a prôné la gouvernance rurale à travers la réhabilitation des connaissances et de la culture traditionnelles dans le district de Zouping, au sein de la province du Shandong. Lu Zuofu, propriétaire d’une compagnie maritime, a créé des entreprises sociales et des équipements publics pour moderniser le district de Beibei, dans le sud-ouest de la Chine. Tao Xingzhi a combiné l’éducation à la subsistance avec le communisme. Huang Yanpei a conçu des programmes de formation professionnelle pour les populations rurales. Après 1949, James Yen a poursuivi ses projets de reconstruction rurale à Taïwan, aux Philippines et dans différents pays d’Asie, d’Amérique latine et d’Afrique.
Le projet de reconstruction rurale est une réponse aux réformes du marché de 1979 et à la poussée vers une industrialisation exportatrice. La demande de main-d’œuvre bon marché qui en a résulté a aggravé le fossé entre les villes et les campagnes, ainsi que d’autres types de polarisation sociale. La crise financière mondiale a également eu de graves répercussions sur l’économie chinoise. C’est Wen Tiejun – alors chercheur au ministère de l’Agriculture, puis doyen exécutif de l’Institut des études avancées pour la durabilité de l’université Renmin de Chine – qui, en 1999, a proposé la reconstruction rurale en tant que transformation nécessaire pour défendre le mode de vie rural. Il a inventé le terme « sannong », qui fait référence aux trois dimensions de la ruralité que sont les paysans, les villages et l’agriculture. Depuis 2004, les questions relatives au sannong ont été officiellement reconnues comme étant « de la plus haute importance parmi toutes les tâches importantes » dans le document central no 1 du Parti et de l’État. Alors que le gouvernement a donné la priorité au développement rural en investissant plus de 10 000 milliards de yuans (environ 1 200 milliards de dollars américains) dans les infrastructures et les programmes sociaux au cours des 12 dernières années, la reconstruction rurale s’appuie sur l’auto-organisation et la démocratie de masse. La plupart de ces efforts locaux sont autonomes, fonctionnant de leur propre initiative, parfois en complément des politiques de l’État.
Wen Tiejun a mobilisé des fonctionnaires, des villageois, des universitaires et des étudiants pour travailler ensemble à la reconstruction rurale. Les femmes rurales, en particulier, jouent un rôle important dans l’organisation sur le terrain, et leur engagement est largement documenté dans le projet PeaceWomen Across the Globe mené par Lau Kin Chi et Chan Shun Hing, professeures à l’université Lingnan de Hong Kong. Parmi les diverses initiatives de reconstruction rurale, on trouve certains événements notables comme l’« édition rurale » de China Reform, un journal national qui défend les intérêts des paysans. En 2002, le foyer des travailleurs migrants de Pékin a été créé pour offrir des programmes culturels et éducatifs aux travailleurs paysans. En 2003, l’Institut de reconstruction rurale James-Yen a été ouvert pour dispenser des formations aux paysans et prôner l’agriculture écologique. En 2004, le Centre de reconstruction rurale Liang-Shuming a été fondé pour proposer des programmes de formation aux étudiants universitaires et aux coopératives paysannes. En 2005, le Centre d’éducation populaire James-Yen a vu le jour dans le but de valoriser les savoirs populaires locaux et donner des cours aux travailleurs paysans. En 2008, le Green Ground EcoTech Centre a été créé pour promouvoir la coopération villes/campagnes, l’agriculture soutenue par la collectivité, ainsi que les compétences et les techniques écologiques. Il gère la Little Donkey Farm, un projet conjoint du gouvernement du district de Haidian et du Centre de reconstruction rurale de l’université Renmin de Chine. En 2009, la première conférence chinoise sur l’agriculture soutenue par la collectivité s’est tenue à Pékin. En 2013, l’Association pour la promotion d’une culture villageoise aimante a été créée afin d’organiser des campagnes valorisant les efforts de la population dans la défense du patrimoine rural. En 2015, le Système participatif de garantie de l’agriculture sociale et biologique a été lancé pour mettre en place un réseau national de groupes de travail agroécologiques. En outre, on trouve dans toute la Chine des foyers de reconstruction rurale avec diverses expérimentations. Il s’agit notamment de projets de développement rural intégré à Yongji, dans la province du Shanxi, à Shunping, dans la province du Hebei, à Lankao et Lingbao, dans la province du Henan ; de projets de financement rural à Lishu, dans la province du Jilin ; et de projets d’éducation populaire et de collèges technologiques à Xiamen et Longyan, dans la province du Fujian.
Le nouveau mouvement de reconstruction rurale a partagé ses expériences avec des mouvements populaires en Inde, au Népal, aux Philippines, en Thaïlande, en Indonésie, au Japon, en Corée du Sud, au Brésil, au Pérou, au Mexique, en Équateur, en Argentine, au Venezuela, en Égypte, en Turquie, en Afrique du Sud et au Sénégal, entre autres. Cet accompagnement a ouvert la voie à l’organisation de trois forums Sud-Sud sur la durabilité à Hong Kong et à Chongqing de 2011 à 2016.
La reconstruction rurale encourage la participation sociale, l’agriculture écologique et les moyens de subsistance soutenables. Elle s’engage à respecter les « trois principes du peuple » : les moyens de subsistance des personnes, la solidarité entre les personnes, et la diversité culturelle des personnes. La reconstruction rurale met l’accent sur le renouvellement organisationnel et institutionnel des paysans – la mise en œuvre d’expériences locales complètes par l’application du savoir de la communauté.
Tout au long du 20e siècle, la Chine a connu plusieurs changements de régime politique, mais quel que soit le pouvoir, l’objectif principal a été la modernisation, au profit d’une petite élite et au détriment de la majorité de la population. Cependant, si la Chine rurale peut être soutenue pour cultiver des relations d’interdépendance et de coopération intraet intercommunautaires, non seulement cela protégera les moyens de subsistance de la majorité de la population, mais cela fonctionnera également comme une résistance aux crises externes résultant du capitalisme mondial. En ce sens, les manifestations historiques et contemporaines de la reconstruction rurale, qui reposent sur la petite paysannerie et la communauté villageoise, offrent une alternative à une modernisation destructrice.