Parler de swaraj au 21e siècle, c’est assurément chercher à retrouver et à revitaliser une vision qui appartient à un courant autochtone puissant de la pensée philosophique, de la culture et de la pratique politique indiennes. Observons le mot « swaraj ». Ses origines étymologiques en sanskrit sont simples et évidentes : swa (soi) + rajya (gouvernement) = swaraj (autogouvernement, autonomie). L’adjectif prakritik peut être compris dans le sens de « naturel », ou comme exprimant la nature humaine de façon à rester en harmonie avec le monde naturel autour de nous.
Une notion telle que le swaraj ne s’est pas développée dans un vide historique et culturel. Il existe des preuves de l’existence d’assemblées politiques en face à face – y compris au niveau des villages – dans l’Inde ancienne. Les sources – à la fois orales et écrites – révèlent des traditions de gouvernance par la discussion et la consultation, et parfois des décisions prises par le dialogue et le consensus.
Ce qu’il faut retenir, c’est qu’en sanskrit ou en pali – dont est tirée une partie du vocabulaire de la démocratie indienne moderne –, des notions comme celle de swaraj précèdent l’ère coloniale de plusieurs siècles, souvent de plusieurs millénaires, et ne sont en aucun cas des traductions de concepts importés en Inde depuis le monde occidental. Cela signifie que ces notions étaient en usage à une période donnée de l’histoire indienne et qu’elles sont largement tombées en désuétude, en particulier avec l’arrivée de la domination coloniale dans la période moderne.
Gandhi n’a donc pas inventé à partir de rien l’idée de « républiques villageoises », ou gram swaraj. En 1909, il publia son œuvre la plus importante, Hind Swaraj. L’utilisation du terme « swaraj » par Gandhi durant la lutte pour l’indépendance s’est bâtie sur un usage antérieur. Tilak1 a eu recours à ce terme pendant la phase initiale de la lutte indienne pour l’indépendance, dans les années 1890. Le swaraj semblait devenir presque un équivalent de la notion occidentale moderne de liberté et d’indépendance. En 1906, lorsque Dadabhai Naoroji déclara, en tant que président du Congrès national indien, que le swaraj était l’objectif du mouvement nationaliste, il avait à l’esprit ce sens très limité.
La vision de Gandhi allait bien au-delà. Conscient de l’origine ancienne de ce terme, Gandhi décrivait « swaraj » comme « un mot sacré, un mot védique » (Gandhi, 1931). Il espérait que l’Inde et le monde puissent retrouver l’ancienne idée du swaraj, et la réaliser un jour.
Aux yeux de Gandhi, le véritable autogouvernement n’est possible que si l’on est capable d’être son propre maître. Gandhi était religieux. Il croyait que sans transcendance, il était impossible de devenir maître de sa vie. Pour lui, la notion de swaraj était aussi spirituelle que politique. Mais – et c’est important – la causalité ne fonctionne que dans un sens. En fin de compte, pour Gandhi, le swaraj était un impératif divin, avec des conséquences bénéfiques pour les activités humaines. La maîtrise spirituelle et la maîtrise de soi peuvent aussi permettre d’accéder, dans un deuxième temps, aux merveilles de la souveraineté politique, mais cela ne fonctionne pas dans l’autre sens.
D’un point de vue politique, l’autogouvernement, tel que Gandhi le comprenait, n’avait rien à voir avec la démocratie moderne, parlementaire ou représentative. Dans Hind Swaraj, il se moquait des parlements modernes, décrits comme des « emblèmes de l’esclavage ». Il est regrettable que « swaraj » soit souvent traduit par « démocratie ». En effet, la démocratie, sous sa forme représentative, a été adoptée par la plupart des pays, mais ses prémisses cognitives sont on ne peut plus différentes de celles du swaraj.
Tout d’abord, le swaraj est incompatible avec la politique de masse, un fait quotidien dans les démocraties d’aujourd’hui. Le swaraj ne peut fonctionner là où les assemblées de quartier restreintes en face à face ne sont pas envisageables. Les foules peuvent servir de carburant aux partis politiques dans les démocraties modernes, mais pas dans la perspective du swaraj. Les chiffres, et leur comparaison, sont aussi cruciaux pour le fonctionnement des démocraties modernes qu’ils sont inutiles pour le swaraj.
Deuxièmement, la démocratie moderne est centrée sur la relation directe, sans médiation, de l’individu avec un État qui garantit ses droits civiques par la loi. Le cadre « supposé » de cette relation est une société atomisée dans laquelle l’aliénation humaine est normalisée. Ce dont le swaraj a besoin pour se développer, en revanche, c’est d’une communauté dans laquelle l’individu peut s’épanouir grâce aux relations filiales, culturelles, sociales, politiques, économiques et écologiques qu’il entretient avec les êtres qui l’entourent, dont les êtres sentients autres qu’humains.
Troisièmement, dans une démocratie moderne, l’individu est, dans une quasi-indifférence et au nom de la « liberté », abandonné à ses goûts et ses désirs – toute l’économie moderne repose sur ce postulat –, la communauté ne jouant aucun rôle pour les lui faire examiner. L’individu n’a pas l’obligation de regarder ses désirs d’un œil critique, à moins que leur accomplissement n’empêche quelqu’un d’autre de réaliser ses propres désirs. En fait, telle est presque la définition même de la « liberté » dans les démocraties libérales modernes, une liberté souvent comprise dans le sens de la notion de « liberté négative ».
Pour Gandhi, le swaraj est lié à la capacité d’un individu ou d’une communauté à « créer » de façon autonome son éventail de choix, plutôt que d’accepter passivement le menu dans lequel il doit « choisir ». Appliquée à notre monde régi par le marché et les médias, une telle conception du swaraj exigerait d’abord que nous assumions la responsabilité écologique et culturelle de nos désirs et que nous explorions leurs origines dans les passions attisées par la publicité. Pour tout défenseur du swaraj, une telle manipulation du désir, qui touche potentiellement tous les domaines, est contraire à la liberté. Le désir, qui est philosophiquement au cœur de la notion de liberté dans les démocraties et les sociétés de consommation modernes, doit faire l’objet d’un examen critique dans le cadre du swaraj, surtout dans le contexte d’un monde menacé par la crise écologique. Cela implique que l’idée gandhienne du swaraj est forcément liée au swadeshi, qui inclut la nécessité d’une économie locale.
Enfin, il faut mentionner le fait que l’idée du swaraj continue d’inspirer des mouvements sociaux, politiques et écologiques en Inde. Les mouvements impliqués dans la National Alliance of People’s Movements, qui résistent contre les déplacements forcés dus au développement ; le parti Swaraj India, récemment créé, qui vise à donner du pouvoir au peuple au niveau local ; les mouvements pour la souveraineté alimentaire et pour l’autogouvernement des Adivasis ou des autochtones, et d’autres encore, sont des initiatives qui tentent d’adapter de manière créative la notion de swaraj au contexte actuel.