L’écologie profonde (deep ecology) met fondamentalement au défi l’anthropocentrisme et le chauvinisme humain. L’idée que les humains sont le sommet de la création, la source de toute valeur et la mesure de toutes choses est profondément ancrée dans la culture mondiale dominante et dans la conscience. Lorsque nous, en tant qu’humains, cherchons à voir à travers les couches accumulées d’autocongratulation anthropocentrique, un changement de conscience très profond commence à se produire. L’aliénation s’atténue. L’humain n’est plus un étranger, un être à part. La qualité d’humain apparaît alors comme n’étant que la strate la plus récente de notre existence, et lorsque nous cessons de nous identifier exclusivement à cette étape de l’évolution, nous pouvons commencer à nous reconnaître en tant que mammifères, en tant que vertébrés, en tant qu’espèce qui n’a émergé que récemment de la forêt tropicale. À mesure que le brouillard de l’amnésie se dissipe, nos relations avec les autres espèces se transforment, de même que notre engagement envers elles. Ce qui est décrit ici ne doit pas être considéré comme purement intellectuel. L’intellect n’est qu’un point d’entrée dans le processus décrit, mais c’est le plus facile à partager.
Pour certaines personnes, ce changement de perspective découle d’actions en faveur de la Terre-Mère. L’expression « Je protège la forêt tropicale » devient progressivement : « Je fais partie de la forêt tropicale qui se protège. Je suis cette partie de la forêt qui a récemment émergé en tant que pensée. » Quel soulagement, alors ! Des milliers d’années de séparation vaine s’achèvent et nous pouvons commencer à nous rappeler à notre « vraie nature ». Le changement est d’ordre spirituel ; il s’agit de « penser comme une montagne », pour reprendre les mots d’Aldo Leopold. Ce changement de conscience est parfois appelé « écologie profonde ».
Au fur et à mesure que la mémoire profonde s’améliore, que les implications de l’évolution et de l’écologie sont intériorisées, et qu’elles remplacent dans nos esprits des structures anthropocentriques surannées, nous nous identifions à toutes les formes de vie. Puis vient la prise de conscience que la distinction entre « vivant » et « non-vivant » est une construction humaine. Chaque atome de ce corps existait avant que la vie organique n’émerge, il y a 4 milliards d’années. Vous souvenez-vous de notre enfance en tant que minéral, lave ou rocher ? Les roches ont le pouvoir de se tisser elles-mêmes dans des choses telles que des corps. Nous sommes ces roches qui dansent. Pourquoi les regardons-nous de haut avec un tel air condescendant ? Elles sont une partie immortelle de nous.
Si nous nous lançons dans un tel voyage intérieur, il se peut qu’en revenant à la réalité consensuelle actuelle, nous découvrions que nos actions en faveur de l’environnement sont purifiées et renforcées par cette expérience. Nous avons trouvé ici un niveau de notre être que les mites, la rouille, l’holocauste nucléaire ou la destruction du pool génétique de la forêt tropicale ne peuvent corrompre. L’engagement à sauver le monde n’est pas diminué par cette nouvelle perspective, bien que la peur et l’anxiété qui faisaient partie de notre motivation commencent à se dissiper et soient remplacées par un certain désintéressement. Nous agissons parce que la vie est tout ce qui compte, et les actions d’une conscience désintéressée et plus détachée peuvent être encore plus efficaces.
De toutes les espèces qui ont existé, on estime que moins de 1 sur 1 000 existe encore aujourd’hui. Les autres se sont éteintes. Lorsque l’environnement change, toute espèce incapable de s’adapter, de changer, d’évoluer disparaît. Toute l’évolution se déroule de cette manière. C’est ainsi qu’un poisson privé d’oxygène, l’un de nos ancêtres, a commencé à coloniser la terre. La menace d’extinction est la main du potier qui façonne toutes les formes de vie. L’espèce humaine fait partie des millions d’espèces menacées d’extinction imminente par la catastrophe climatique et d’autres changements environnementaux. S’il est vrai que la « nature humaine » révélée par 12 000 ans d’histoire écrite n’offre pas beaucoup d’espoir quant au fait que nous puissions changer nos comportements belliqueux, avides et ignorants, l’histoire fossile, beaucoup plus longue, nous assure que nous pouvons changer. Nous sommes ce poisson privé d’oxygène, nous sommes cette myriade d’exploits de flexibilité défiant la mort, qui nous sont révélés par l’étude de l’évolution. Une certaine confiance, en dépit de notre « humanité » récente, est justifiée. De ce point de vue, la menace d’extinction apparaît comme une invitation au changement, à l’évolution. Après un bref répit de la main du potier, nous voici de nouveau sur le tour. Le changement qui s’impose à nous est un changement de conscience.
L’écologie profonde est la recherche d’une conscience viable. Bien sûr, la conscience a émergé et évolué selon les mêmes lois que tout le reste. Modelé par les pressions environnementales, l’esprit de nos ancêtres a été forcé, à maintes reprises, à se transcender. Pour survivre aux pressions environnementales actuelles, nous devons nous souvenir consciemment de notre héritage évolutif et écologique. Nous devons apprendre à penser comme une montagne. Si nous voulons nous ouvrir à l’évolution d’une nouvelle conscience, nous devons pleinement faire face à notre extinction imminente – la pression environnementale ultime – et accepter ce terrible pronostic. Cela signifie qu’il faut reconnaître cette partie de nous qui se dérobe à cette vérité, qui se cache dans l’ivresse ou l’agitation devant le désespoir de l’humain, dont la course de 4 milliards d’années est terminée, dont la vie organique est à un cheveu d’être achevée. Une perspective biocentrique, la prise de conscience que les roches dansent et que nos racines sont plus profondes que ces 4 milliards d’années, peuvent nous donner le courage d’affronter le désespoir et de parvenir à une conscience plus viable, une conscience à la fois durable et de nouveau en harmonie avec la vie.
L’expression « écologie profonde » a été forgée par le philosophe sceptique et écologiste norvégien Arne Næss (1912-2009). Le mouvement de l’écologie profonde a été porté par le sociologue Bill Devall (1938-2009) et le philosophe George Sessions (1938-2016). Il a ensuite été repris par Doug Tompkins (1943-2015), fondateur de la marque de vêtements Esprit et défenseur de la wilderness. Tompkins est à l’origine de la Foundation for Deep Ecology, qui a publié en 2005 une anthologie des travaux de Næss en 11 volumes. Depuis les années 1980, l’écologie profonde est devenue un courant important au sein des débats universitaires en éthique environnementale.