Gouvernance du système Terre

Ariel Salleh

gouvernance du système Terre, Anthropocène, hégémonie néolibérale, développement, autonomie culturelle, savoirs incarnés

Au 21e siècle, le fossé entre les gouvernants et les gouvernés ne cesse de s’élargir, bien que les mouvements de terrain altermondialistes recèlent la possibilité d’une démocratie mondiale ancrée localement. Le capitalisme étant actuellement dans une phase de surproduction et de stagnation, la tendance à l’accumulation néolibérale se tourne vers la spéculation financière. Les fonctions de l’État sont accaparées par le secteur des entreprises ; la réglementation du travail et les mesures sociales se réduisent. Les propositions pour la gouvernance du système Terre visent la mise en place d’une architecture politique internationale, dans laquelle le climat et la biodiversité seraient des questions « post-souveraines ». La gouvernance du système Terre s’adresse aux « acteurs politiques » autres que les États, à savoir les bureaucraties intergouvernementales, les entreprises et les réseaux scientifiques d’élite. Au-delà de cette classe dirigeante transnationale, l’agentivité créative des travailleurs et travailleuses, des peuples autochtones et des femmes assumant des rôles de soin est reléguée au second plan.

La gouvernance du système Terre est proposée comme un nouveau « paradigme de la connaissance », pour une économie et une politique mondiales respectueuses de l’environnement. Le site web du projet Earth System Governance présente cinq problèmes analytiques : la responsabilité, l’adaptabilité, l’agentivité, l’allocation et l’accès, et l’architecture. Ils sont associés à quatre thèmes de recherche transversaux : le pouvoir, la connaissance, les normes et l’échelle. En outre, le programme Earth System Governance porte sur quatre domaines d’étude de cas ou « activités phares » : l’eau, l’alimentation, le climat et l’économie. Comme le concept d’Anthropocène auquel elle est liée, la gouvernance du système Terre élude les tensions historiques entre le capital et le travail, le centre géographique et la périphérie, la production et la reproduction. En « naturalisant » les problèmes causés par l’être humain, le concept d’Anthropocène et la gouvernance du système Terre écartent potentiellement la responsabilité sociale, tout en défendant le statu quo capitaliste.

Au début des années 1970, le stratège états-unien en matière de politique étrangère George F. Kennan avait lancé un appel pour la création d’un organe de gestion mondial en dehors des Nations unies. Cette proposition a reçu le soutien de la Société du Mont-Pèlerin et de la us Heritage Foundation, des organisations de droite promouvant l’individualisme, l’entreprise privée, la compétitivité et le libre-échange. En partie en réponse à cet appel, un Forum économique mondial a vu le jour en 1987, et un Conseil mondial des entreprises pour le développement durable a été imaginé lors du Sommet de la Terre de Rio en 1992. L’Agenda 21 de Rio, la Convention sur la diversité biologique et la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques reflètent cette influence. Un Fonds pour l’environnement mondial a été créé au sein de la Banque mondiale peu après. À la fin des années 1990, des propositions pour une « Organisation mondiale de l’environnement » qui fonctionnerait aux côtés de l’Organisation mondiale du commerce, de tendance néolibérale, ont été faites par le président français Chirac et le chancelier allemand Kohl, avec le soutien du Brésil, de Singapour et de l’Afrique du Sud.

Pendant que les scientifiques européens parlaient de l’analyse du système Terre, le Potsdam-Institut passait en revue les quelque 800 projets d’accords multilatéraux sur l’environnement. Il s’agissait de faire en sorte que la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (cites), la convention de Bâle (sur les déchets dangereux), le protocole de Montréal (sur les niveaux d’ozone) et le protocole de Carthagène (sur la biosécurité) se conforment à l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (gatt). Les autres participants clés au dialogue en cours sur la gouvernance environnementale sont la Chambre de commerce internationale, la Banque mondiale, l’Organisation de coopération et de développement économiques (ocde), l’unesco, la Confédération syndicale internationale et la New Economics Foundation. Depuis la crise financière de 2008, la Green Economy Coalition a accueilli de grandes ong.

Avec un siège à l’université de Lund en Suède, le programme de recherche Earth System Governance bénéficie de l’appui du Programme international sur les dimensions humaines des changements de l’environnement planétaire (International Human Dimensions Programme – ihdp), de l’université des Nations unies et de l’International Science Council. Il fait aussi activement appel aux centres universitaires du monde entier et semble extrêmement bien financé, avec des sponsors tels que le Potsdam-Institut et la Fondation Volkswagen. Le site web du réseau Earth System Governance présente des projets, des conférences et des publications. Un thème central est l’idée d’une « Organisation mondiale de l’environnement », qui pourrait être créée en améliorant le Programme des Nations unies pour l’environnement (pnue) et en le dotant de pouvoirs de sanction sur les États-nations, comme ceux dont dispose l’Organisation mondiale du commerce (omc). Par ailleurs, certains partisans de la gouvernance du système Terre considèrent que l’Organisation internationale du travail (oit) offre un modèle ; d’autres soutiennent qu’une agence conçue pour servir de médiateur entre le gouvernement, les entreprises et les travailleurs n’est pas adaptée à la résolution de conflits environnementaux complexes entre des acteurs ayant des intérêts culturels différents. Les innovations néolibérales telles que les partenariats public-privé entrent également dans le cadre du travail des chercheuses et chercheurs du programme Earth System Governance.

Lors de la Conférence des Nations unies sur le développement durable (Rio+20) en 2012, le réseau Earth System Governance a soumis à la délibération la proposition d’une « Organisation mondiale de l’environnement ». Cette proposition coïncidait avec un programme d’« économie verte » (The Future We Want) parrainé par les entreprises et les Nations unies et élaboré avec l’aide d’agences de relations publiques. Les mouvements populaires d’écologie et de justice sociale ont répondu à cette proposition de l’establishment par une projection mondiale intitulée Another Future Is Possible!. Selon les termes de La Vía Campesina : « Nous demandons l’interdiction complète des projets et des expériences de géo-ingénierie sous le couvert de technologies “vertes” ou “propres”… Nous luttons pour une production alimentaire soutenable à petite échelle, destinée à la consommation communautaire et locale. » En 2015, la mission inscrite dans les Objectifs du millénaire pour le développement établis par les Nations unies a été transférée dans un ensemble d’Objectifs de développement durable reflétant le programme d’« économie verte » des entreprises.

Les voix de la société civile résistent à juste titre à la promotion des valeurs du marché en tant que principe d’organisation de la vie quotidienne et de la prise de décision politique. Tout en faisant mine de respecter le « principe démocratique de subsidiarité », les projets de développement capitalistes et le libre-échange colonisent les ressources, le travail et les marchés dans la périphérie mondiale ; les gens perdent donc leurs moyens de subsistance locaux et leur autonomie culturelle. L’extractivisme est à la base des plans de « développement durable » mis en place par le haut. Les logiques de marché telles que les paiements pour services environnementaux ne sont qu’un coût d’opportunité pour le Sud global. Le juste principe des « responsabilités communes mais différenciées et des capacités respectives » inscrit dans le protocole de Kyoto initial est mis de côté, alors que les négociations internationales s’éternisent lors des réunions de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques.

Avec ses cinq problèmes analytiques et son ingénierie technico-juridique d’autorité à plusieurs échelles, le projet Earth System Governance constitue un processus hégémonique, qui parle de changement tout en marchant main dans la main avec celles et ceux qui détiennent le pouvoir. La croyance selon laquelle la nature existe pour la satisfaction de l’être humain et les hypothèses « rationnelles instrumentales » selon lesquelles la nature peut être contrôlée reflètent une hybris masculiniste née de la révolution scientifique européenne. La gouvernance du système Terre et le concept d’Anthropocène renforcent cette violence par les abstractions de la théorie des systèmes. En tant que « paradigme de la connaissance », la gouvernance du système Terre contourne la recherche critique ainsi que les perspectives paysannes, féministes, autochtones et écologiques fondées sur le travail de préservation des processus vivants. La classe dirigeante transnationale actuelle, avec ses modes de connaissance objectivants et dissociés de la vie, ne peut que promouvoir une illusion de « gouvernance de la Terre ». Une réponse post-développement aux crises écologiques et sociales doit être incarnée, empirique et démocratique.

Pour aller plus loin

EarthSystemGovernance,www.earthsystemgovernance.org

Forum économique mondial de Davos, www.weforum.org

The GlobalGovernanceProject,www.globalgovernanceproject.org

LaVíaCampesina, www.viacampesina.org

Biermann,FranketSteffenBauer(2005),« TheRationaleforaWorldEnvironmentOrganization »,dansFrankBiermannetSteffenBauer(dir.),AWorldEnvironmentOrganization:SolutionorThreatforEffectiveInternationalEnvironmentalGovernance?, Aldershot :Ashgate.

Rio+20 – Conférence des Nations unies sur le développement durable (2012),TheFutureWeWant,www.sdgs.un.org

Salleh,Ariel(2015),« Neoliberalism,Scientism,andEarthSystemsGovernance », dansRaymondL.Bryant(dir.),TheInternationalHandbookofPoliticalEcology, Cheltenham :EdwardElgar.

Steffen,Will,JacquesGrinevald,PaulCrutzenetJohnMcNeill(2011),« TheAnthropocene: Conceptual and Historical Perspectives », Philosophical Transactions of the Royal Society A, vol. 369, no 1938, p. 842-867.

Ariel Salleh est une militante. Elle est l’autrice de Ecofeminism as Politics: Nature, Marx, and the Postmodern (Zed Books, 1997 ; 2e édition, 2017 ; traduction française à paraître chez Wildproject) et a coordonné l’ouvrage Eco-Sufficiency and Global Justice: Women Write Political Ecology (Pluto Press, 2009). Elle a été l’une des rédactrices à l’origine de la revue états-unienne Capitalism Nature Socialism. Elle est professeure honoraire en économie politique à l’université de Sydney en Australie, ancienne membre du groupe de recherche Post-Growth Societies à l’université Friedrich-Schiller de Iéna en Allemagne, et professeure invitée à l’université Nelson-Mandela en Afrique du Sud. Elle est membre du groupe de travail permanent sur les alternatives au développement créé par la Fondation Rosa-Luxemburg.