Mouvement altermondialiste

Geoffrey Pleyers

Forum social mondial, militantisme préfiguratif, contre-expertise, mouvements sociaux

Le soulèvement du mouvement autochtone zapatiste contre le gouvernement mexicain et l’Accord de libre-échange nord-américain, le 1er janvier 1994, symbolise la naissance de l’« altermondialisation », ou « mouvement pour la justice mondiale ». La Vía Campesina, qui réunit désormais plus de 200 millions de petits agriculteurs dans le monde, avait été fondée trois mois plus tôt. De manière inattendue, les peuples autochtones et les petits paysans sont devenus les chefs de file du mouvement mondial qui dénonce l’ordre néolibéral et explore ou renouvelle les voies de l’émancipation.

Alors que la mondialisation était perçue comme la fin du soviétisme du « second monde1 » et comme la « victoire finale » de la « démocratie de marché » de l’Occident, le mouvement altermondialiste indique plutôt la fin du « tiers-monde » tel qu’il était compris au 20e siècle et l’ascension du Sud global parmi les mouvements progressistes. Il est significatif que le début du mouvement, ses principales rencontres, les forums sociaux mondiaux et les étapes majeures de son « tournant écologique » aient eu lieu principalement dans le Sud global. La « rencontre transformatrice » entre les militants du Nord et les luttes, les militants, les épistémologies et les cosmovisiones du Sud est l’essence constitutive et l’objectif du mouvement altermondialiste, mais elle représente aussi les racines des luttes, des pratiques et des épistémologies d’émancipation au 21e siècle. Les mobilisations locales et nationales ont marqué la première période du mouvement altermondialiste. Mais sa dimension internationale est apparue de plus en plus clairement, notamment lors de mobilisations autour d’événements mondiaux, telles que la manifestation de 1999 contre le Sommet du millénaire de l’Organisation mondiale du commerce, à Seattle, aux États-Unis. Des intellectuels engagés ont également joué un rôle majeur dans la sensibilisation du public aux conséquences sociales du libre-échange et dans la mise en question du consensus hégémonique de Washington. Le mouvement a pris de l’ampleur avec les manifestations contre les accords de libre-échange et les Forums sociaux mondiaux organisés depuis 2001. Ces derniers ont rassemblé jusqu’à 120 000 (Mumbai, 2004) et 170 000 (Porto Alegre, 2005) militantes et militants qui ont partagé des idées et des expériences, montrant qu’« un autre monde est possible ». Depuis 2011, une nouvelle vague mondiale de mobilisations sur tous les continents a prolongé les mouvements altermondialistes, notamment en dénonçant les politiques d’austérité, la montée des inégalités et la collusion entre les élites politiques, économiques et médiatiques.

Les altermondialistes pointent du doigt la spéculation financière, les paradis fiscaux et la concentration des ressources entre les mains des super-riches comme la principale cause des dommages sociaux et écologiques. Depuis ses débuts, le mouvement altermondialiste s’est également mobilisé contre l’extrême droite, le nationalisme et les guerres de frontières, et en faveur des migrants. Les questions environnementales ont fait l’objet d’une attention croissante au sein du mouvement. Les militants pour la justice mondiale et les écologistes se sont réunis au sein du Climate Justice Network, un réseau fondé en 2007 à Bali, en Indonésie. Ils et elles ont déclaré que pour éviter le réchauffement climatique, il fallait des changements structurels dans l’économie capitaliste et le système politique actuels.

Contre l’idée dominante selon laquelle « il n’y a pas d’alternative » aux politiques néolibérales, les militants altermondialistes affirment que les citoyens ordinaires peuvent avoir un effet sur les politiques locales, nationales et mondiales. Ils s’appuient sur les trois cultures de militantisme suivantes.

La voie de la raison : la contre-expertise des citoyens et des citoyennes. Dans la « voie de la raison », les altermondialistes considèrent qu’un monde plus juste exige que les citoyens s’engagent dans les débats sur les questions mondiales. Il est montré que les politiques néolibérales sont socialement injustes, antidémocratiques, scientifiquement irrationnelles et économiquement inefficaces. Les altermondialistes développent des politiques alternatives et « plus rationnelles », orientées vers le bien commun.

Ces militants et militantes considèrent que le défi majeur porte sur la manière dont l’économie est liée aux normes sociales, culturelles, environnementales et politiques. Suivant un concept de changement social plutôt descendant, ces militants exhortent les décideurs politiques et les institutions internationales à réguler l’économie sous le contrôle d’experts et de citoyens engagés. S’appuyant sur des preuves scientifiques claires, des campagnes efficaces et la mobilisation des citoyens, les altermondialistes ont réussi à sensibiliser l’opinion publique et à susciter des actions politiques sur des problèmes mondiaux majeurs, tels que le réchauffement climatique et l’évasion fiscale. Cependant, l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre en dépit des rapports scientifiques exhortant les gouvernements à lutter contre le changement climatique, ainsi que la force persistante des politiques néolibérales qui ont perdu toute légitimité scientifique montrent également les limites des arguments scientifiques clairs pour favoriser le changement mondial.

La voie de la subjectivité : le militantisme préfiguratif. Plutôt que d’attendre que les décideurs politiques résolvent leurs problèmes, cette deuxième tendance opte pour une conception ascendante du changement social. Le « nouveau monde » commence par soi-même et à l’échelle locale. Cette ligne directrice réside dans la cohérence entre les pratiques et les valeurs (démocratie, participation, soutenabilité, égalité des sexes, etc.) de chacun et chacune. Les communautés autochtones et rurales, les mouvements autonomes, les centres sociaux ou les mouvements Occupy cherchent tous à créer des « espaces d’expérience », entendus comme « des espaces autonomes éloignés de la société capitaliste, qui permettent aux acteurs de vivre selon leurs propres principes, de nouer des relations sociales solides et conviviales et d’exprimer leur subjectivité et leur créativité ». Les pratiques concrètes de la vie quotidienne sont significatives bien au-delà de l’échelle locale, car elles remettent en cause le mode de vie capitaliste en s’opposant à l’emprise d’une culture consumériste. Le militantisme est donc « préfiguratif » – il préfigure dans des actions concrètes les éléments d’un monde soutenable et plus démocratique. Le militantisme est également « performatif » – l’« autre monde » commence ici et maintenant, dans des pratiques concrètes et locales.

Des alliances avec des gouvernements progressistes. Une composante plus classique du mouvement croit que le changement social se produit par l’alliance entre les gouvernements nationaux progressistes et les mouvements populaires. En 2005, les leaders progressistes et les mouvements ont réussi à stopper les accords de libre-échange des Amériques. Les alliances entre les mouvements populaires et les gouvernements progressistes ont inscrit le concept de buen vivir dans la Constitution équatorienne, et le président bolivien Evo Morales a même emprunté le répertoire du Forum social pour organiser la Conférence mondiale des peuples sur le changement climatique à Cochabamba en 2010. Quelques années plus tard, les gouvernements progressistes latino-américains ont toutefois laissé les militantes et militants altermondialistes déçus, notamment sur les fronts socio-économique et environnemental.

Sur d’autres continents, les mouvements Occupy et « post-2011 » ont pris leurs distances avec les partis politiques et ont instauré une démocratie participative sur les places publiques, dénonçant la collusion des élites politiques, médiatiques et économiques. Après 2013, certains militants ont choisi de lancer de nouveaux partis ou de combiner la politique des partis avec un militantisme plus horizontal.

Dans l’ensemble, cependant, la relation entre les mouvements et les gouvernements est de plus en plus marquée par la répression, ce qui suggère que le recours à la force est souvent le seul moyen de mettre en œuvre le développement néolibéral et extractiviste.

Prises ensemble, ces trois cultures de militantisme offrent des lignes directrices concrètes pour une approche mondiale et multidimensionnelle du changement social, mais aussi pour des processus plus soutenables permettant de satisfaire les besoins des êtres humains et d’assurer leur bien-être – tout cela en reconnaissant simultanément les rôles clés que doivent jouer les communautés locales et les acteurs de terrain, le militantisme citoyen, les institutions internationales et les dirigeants politiques. Au-delà du clivage Nord-Sud, le mouvement altermondialiste remet en cause la centralité de l’économie, encourage la solidarité internationale et apporte des réponses concrètes pour relever les défis mondiaux, à commencer par le réchauffement de la planète et la montée des inégalités.

Pour aller plus loin

Holloway, John (2008 [2002]), Changer le monde sans prendre le pouvoir : le sens de la révolution aujourd’hui, Paris et Montréal : Syllepse et Lux.

Juris, Jeffrey S. (2008), Networking Futures: The Movements Against Corporate Globalization, Durham (États-Unis) : Duke University Press.

Pleyers, Geoffrey (2010), Alter-Globalization: Becoming Actors in a Global Age, Cambridge (Royaume-Uni) : Polity Press.

Sen, Jai, Anita Anand, Arturo Escobar et Peter Waterman (dir.) (2004), World Social Forum: Challenging Empires, New Delhi : Viveka Foundation.

Smith, Jackie (2008), Social Movements for Global Democracy, Baltimore : Johns Hopkins University Press.

Geoffrey Pleyers est chercheur au Fonds de la recherche scientifique et professeur à l’université de Louvain, en Belgique. Il est président du Research Committee 47 (Social Movements) de l’Association internationale de sociologie. Il est l’auteur de Alter-Globalization: Becoming Actors in a Global Age. Ses recherches portent sur les mouvements environnementaux, la consommation critique et les mouvements sociaux en Europe et en Amérique latine.

  1. ndt : L’expression « second monde » désigne initialement les pays de l’ancien bloc communiste à économie socialiste.