La démocratie directe est une forme d’autogouvernement populaire, où les citoyens et citoyennes participent directement (sans médiation) et continuellement aux tâches de gouvernement. C’est une forme radicale de démocratie qui favorise la décentralisation et le partage le plus large possible du pouvoir, en effaçant la distinction entre les gouvernants et les gouvernés. Elle est fondée sur le principe d’égalité politique, comprise comme l’exigence que toutes les voix de la société soient audibles de façon égale. Son institution clé est l’assemblée délibérante. Il s’agit de réunions où les citoyens et citoyennes essaient de parvenir librement à une décision commune, en écoutant et en discutant les différents points de vue sur une question, et en réfléchissant à chacun d’entre eux. La démocratie directe se distingue de la démocratie représentative, qui consiste à élire des représentants qui décident des politiques publiques. Néanmoins, des éléments de la démocratie directe, tels que le référendum, peuvent aussi exister dans les démocraties représentatives.
La pratique de la démocratie directe est très ancienne et remonterait à l’Antiquité. L’exemple de démocratie directe le plus souvent cité est la démocratie athénienne du 5e siècle avant Jésus-Christ, dans laquelle les citoyens adultes de sexe masculin participaient directement aux prises de décision politiques. Le caractère exclusif de la démocratie athénienne, qui empêchait les femmes, les esclaves et les étrangers de prendre part au processus décisionnel, indique qu’il s’agissait d’une forme très limitée de démocratie, bien que pertinente en ce qui concerne les institutions de démocratie directe et les formes de participation. Si l’on considère la démocratie comme un « gouvernement par la discussion », on peut aussi retrouver ses racines ailleurs, au sein d’une longue tradition non occidentale, à peu près à la même époque qu’Athènes, dans le nord de l’Inde, avec les expériences de la ville de Vaisali et du peuple des Sabarcae (ou Sambastai), rapportées par d’anciennes sources indiennes et grecques.
En matière de sources intellectuelles modernes, les idées de Jean-Jacques Rousseau sur la représentation et le gouvernement ont exercé une influence importante. Pour Rousseau, déléguer son droit à l’autogouvernement à une autre personne était une forme d’esclavage ; il rejetait donc toute législation contraignante sur des sujets dont les citoyens n’avaient pas préalablement délibéré et convenu. Le concept clé associé à la démocratie directe est l’autonomie. Selon Castoriadis, l’autonomie implique la capacité de la société à remettre en question et à faire évoluer collectivement et régulièrement ses normes et ses institutions, idée fondée sur la conviction que seule la société elle-même est légitime pour faire cela. Castoriadis a critiqué les dogmes qui posent des règles externes limitant l’autonomie, mais aussi ceux qui justifient et déterminent les décisions collectives en les attribuant à une quelconque autorité extérieure à la société (par exemple Dieu, la nécessité historique, etc.) – situation qu’il a appelée « hétéronomie ». En résumé, la démocratie directe permet aux citoyens et citoyennes de contrôler les décisions qui concernent leur propre vie ; elle les éduque à s’impliquer dans la fabrique des décisions, au lieu de s’en remettre à des politiciens servant leurs propres intérêts, et produit des décisions hautement légitimes (Heywood, 2019 [1997]).
Au regard du post-développement (Rahnema et Bawtree, 1997), le potentiel transformateur de la démocratie directe peut être considéré de deux manières : d’une part, elle permet de contester l’hégémonie d’un mode de pensée unique et la colonisation des esprits par un imaginaire hétéronome ; d’autre part, elle permet de construire des pratiques alternatives de développement. Ce potentiel se manifeste dans la manière dont les mouvements sociaux contemporains, mais aussi les organismes non étatiques à travers le monde mettent en jeu la démocratie directe.
En Espagne, les processus décisionnels fondés sur des assemblées collectives, qui ont été popularisés pendant le mouvement des Indignados, ont permis aux mouvements sociaux du « droit au logement » de perturber les dynamiques d’accumulation du capital urbain du capitalisme espagnol (García-Lamarca, 2017). Ils ont aussi permis aux municipalités de construire des modèles de villes plus équitables et plus soutenables au niveau environnemental, grâce à l’obligation de consultations citoyennes. En Inde, des initiatives de démocratie écologique et radicale – telles que le parlement de la rivière Arvari, qui regroupe 72 villages riverains au Rajasthan – marquent la volonté d’engager des transitions vers une vision biorégionale, avec des unités écologiques gouvernées démocratiquement par les communautés locales, au cœur desquelles s’inscrit la promesse de la diversité culturelle, du bien-être humain et de la résilience écologique. Le modèle de gouvernance des cantons kurdes autonomes du Rojava, qui met l’accent sur l’égalité des genres dans les fonctions et la participation politiques, intègre la démocratie directe dans ses processus décisionnels. Son but est de transformer la société sur la base des principes de l’écologie sociale de Murray Bookchin, et de devenir ainsi une organisation exemplaire pour les futurs systèmes fédéralistes de gouvernance locale. Sur tout le continent américain, de nombreuses communautés autochtones, paysannes et afro-américaines pratiquent l’autogouvernance et la prise de décision collective, et s’efforcent de concrétiser, dans leurs projets de vie, les principes d’autonomie, de communalité et de respect des diverses formes de vie, principes qui découlent de leurs cosmovisions.
À l’inverse, un côté plus « sombre » de la démocratie directe réside précisément dans sa capacité à empêcher la transformation. Le canton suisse d’Appenzell Rhodes-Intérieures, célébré comme un exemple de démocratie directe, n’a concédé le droit de vote aux femmes qu’en 1990, sous la contrainte du Tribunal fédéral. Par ailleurs, ce canton a enregistré le plus grand nombre de votes en Suisse pour l’interdiction des minarets. Une autre critique faite à la démocratie directe est que ses partisans et partisanes en présentent une vision romantique, oubliant que les États peuvent être de bien meilleurs instruments pour réaliser des transformations radicales, par leur capacité à coordonner et à mobiliser des ressources sur de larges espaces, ce qui est crucial à l’ère de la mondialisation. Des détracteurs mettent également en question la volonté des citoyens et des citoyennes à s’engager de façon continue dans la gouvernance du quotidien, et critiquent la démocratie directe comme étant une nostalgie romantique d’une « gauche libérale », en renvoyant à des exemples historiques telle la Commune de Paris de 1871, comme preuve de son incapacité à durer et de ses limites.
D’autres critiques attirent l’attention sur des limites liées à des aspects importants du processus délibératif propre à la démocratie directe, et soulignent que ces aspects restreignent sa capacité à assurer des transformations socio-écologiques radicales. Par exemple, ces critiques affirment que l’accent mis sur les décisions prises sur la base du consentement minimise l’importance du conflit, de la dissension et de la divergence dans l’accomplissement de telles transformations ; que le rôle accordé à la raison et à l’argumentation rationnelle dans la prise de décision consensuelle conduit à sous-estimer le rôle crucial que les émotions, l’imagination, la narration, la socialisation et l’activité corporelle jouent dans la production des transformations ; et que les constats du passé suggèrent qu’un leadership fort pourrait être plus pertinent que l’horizontalité, principe central de la démocratie directe, pour réaliser ces transformations.
Malgré ces critiques, il apparaît certain que l’idéal et la pratique de la démocratie directe ont historiquement inspiré, et motivent encore, des individus et des communautés pour tenter avec audace de créer des mondes différents et meilleurs que ceux qu’ils habitent. En ce sens, la démocratie directe tient ses promesses pour aider à décoloniser les esprits et remettre en question les modes de pensée, d’action et d’existence hégémoniques. Dans sa meilleure version, la démocratie directe devient une manière différente d’être au monde.