De tout temps et dans toutes les cultures du monde, un phénomène apparaît si puissant et si naturel qu’il en est presque invisible. Il s’agit du lien – unique, profondément riche, parfois viscéral – qui rattache un peuple, ou une communauté spécifique, à son territoire : la terre sur laquelle il vit, et l’eau et les ressources naturelles dont il dépend. Dans le monde entier, de nombreux termes différents sont utilisés pour décrire ce lien particulier (« wilaya hadat », « himas », « agdals », « territorios de vida », « territorios del buenvivir », « tagal », « qoroq-e bumi », « yerli qorukh », « faritra ifem pivelomana », « terres ancestrales », « pays », « aire conservée par la communauté », « site naturel sacré », « aire marine gérée localement », et bien d’autres encore). Ils revêtent des significations uniques, pour des peuples et des communautés uniques. En ce deuxième millénaire, ce phénomène a été identifié comme une caractéristique essentielle de l’humanité et s’est vu offrir un nom en lingua franca, celui d’« icca1 », qui peut être utilisé dans toutes les langues et cultures.
En bref, les icca sont des « territoires et des zones conservées par les peuples autochtones et les communautés locales » – ces espaces naturels uniques où une association forte entre la communauté et le territoire est combinée avec une gouvernance locale efficace et la conservation de la nature (Borrini-Feyerabend et al., 2010 ; Kothari et al., 2012). L’expression « icca » englobe donc – mais ne devrait jamais dissimuler – une myriade de termes locaux, qui constituent une valeur en soi. Certes, pour les peuples autochtones gardiens et les communautés traditionnelles, le lien qui les rattache à leur territoire est plus riche que ce qui peut être exprimé par des mots. Il s’agit d’un lien de subsistance, d’énergie et de santé, mais aussi d’une source d’identité, de culture, d’autonomie et de liberté. Cette relation à leur territoire connecte les générations en préservant les souvenirs et les pratiques du passé et en les reliant à l’avenir souhaité. C’est le sol sur lequel les communautés apprennent, définissent des valeurs et développent une autonomie. Pour beaucoup, le « territoire » est aussi un pont entre les réalités visibles et invisibles, entre les richesses matérielles et spirituelles. Avec le territoire et la nature vont la vie, la dignité et l’autodétermination des peuples.
La présence d’une icca implique une « institution de gouvernance locale » – un conseil des anciens, une assemblée villageoise, une autorité spirituelle, des normes culturelles bien ancrées –, qui développe des règles concernant l’accès aux communs naturels et leur utilisation, et en assure le respect, avec des résultats positifs tant pour la nature que pour les personnes. Le terme « icca » indique ainsi la présence de trois caractéristiques : 1) il existe un « lien fort et profond » entre un peuple autochtone ou une communauté locale et un territoire ou une aire ; 2) le peuple ou la communauté concernée « prend les décisions relatives à ce territoire ou cette aire et les applique » ; 3) les décisions et les efforts du peuple ou de la communauté conduisent à la « conservation de la nature » et « de la vie, des moyens de subsistance et des valeurs culturelles qui y sont associés ».
Bien entendu, les phénomènes socio-écologiques sont complexes. Il peut y avoir des « icca définies » (présentant les trois caractéristiques définitionnelles), des « icca perturbées » (ayant rempli les trois caractéristiques dans le passé, mais échouant aujourd’hui en raison de perturbations qui peuvent être inversées ou contrecarrées) et même des « icca désirées » (ne présentant qu’une ou deux caractéristiques définitionnelles, mais possédant également le potentiel de développer la troisième) (Borrini-Feyerabend et Campese, 2017).
Une icca ne peut être identifiée et maintenue en vie que par le peuple ou la communauté qui la gouverne et la gère. Les pêcheurs qui s’engagent dans des opérations de surveillance de leur aire conservée estuarienne en Casamance, au Sénégal, et les communautés pastorales autochtones d’Iran qui prennent des décisions cruciales sur le moment de migrer vers leurs zones d’estivage et d’hivernage savent qu’ils et elles sont liés à une icca. Les peuples autochtones de la région amazonienne qui résistent vigoureusement aux perturbations causées par les barrages, les routes et les opérations minières, et les communautés rurales d’Espagne dont les communs sont au cœur de l’identité et de la culture locales savent que leur lien est suffisamment fort et effectif. Les habitants des forêts de Bornéo qui reconnaissent des centaines de plantes et de traces d’animaux, et les femmes malgaches qui réglementent la collecte des poulpes pour garantir leur abondance lors de la prochaine saison de pêche peuvent constater les résultats de la protection de la nature et les analyser.
Aujourd’hui, le terme « icca » a pris de l’ampleur. Il est désormais utilisé par les défenseurs de l’environnement et les agences gouvernementales comme un type de gouvernance pour la conservation de la nature2. Les icca sont reconnues comme des aires protégées avec un type de gouvernance spécifique, ou comme des aires « conservées » (Borrini-Feyerabend et al., 2013 ; Borrini-Feyerabend et Hill, 2015), et/ou à travers des accords adaptés aux chevauchements avec d’autres aires protégées relevant de divers types de gouvernance. En termes de contribution à la protection et la conservation de la nature, les icca sont, selon toute vraisemblance, aussi importantes, voire plus, que les aires protégées officielles. Elles sont donc cruciales pour atteindre les objectifs de conservation au niveau mondial. Les icca fournissent des « modèles durables de protection de la nature », qui dépendent de l’intégrité et des capacités locales plutôt que d’une expertise et d’un financement externes. Elles maintiennent les moyens de subsistance, la paix et la sécurité, ainsi que l’identité et la fierté culturelles. Elles constituent un mécanisme non fondé sur le marché, qui permet d’atténuer le changement climatique et de s’y adapter. Elles aident à atteindre la plupart des objectifs du plan stratégique pour la diversité biologique 2011-2020 (Kothari et Neumann, 2014) et contribuent à une grande partie des objectifs du programme de développement durable des Nations unies. Cela dit, pour les peuples autochtones et les communautés locales qui en ont la garde, les icca demeurent essentielles pour maintenir la vie et les moyens de subsistance, pour jouir de droits collectifs sur la terre, l’eau et les ressources naturelles, avec les responsabilités correspondantes, et pour garantir le respect des connaissances, pratiques et institutions essentielles à la culture. Ce sont les raisons cruciales pour lesquelles des centaines d’organisations de peuples autochtones et de communautés locales, de défenseurs de la société civile et d’individus ont uni leurs forces au sein du icca Consortium – une association internationale qui, dans le monde entier, défend les icca contre plusieurs menaces omniprésentes et favorise la reconnaissance et le soutien nécessaires de ces « territoires de vie ».