Agroécologie

Víctor M. Toledo

agroécologie, agriculture soutenable, systèmes alimentaires, crise socio-écologique

L’agroécologie constitue un domaine de connaissance émergent qui propose des solutions aux graves problèmes d’environnement et de production alimentaire causés dans le monde entier par l’agriculture moderne ou industrialisée et l’agrobusiness. L’agroécologie est une « discipline hybride », car elle combine des connaissances issues des sciences naturelles et des sciences sociales. Elle adopte une perspective multidisciplinaire, dans la lignée de la « science post-normale ». Elle se veut une connaissance appliquée, mais aussi un exemple de recherche participative. En tant que forme de pensée critique, l’agroécologie s’attache à contester non seulement les inégalités sociales, mais également les perturbations environnementales. Les universitaires identifient trois sphères ou dimensions formant une sorte de « Sainte-Trinité » : la recherche scientifique en écologie et en agronomie ; les pratiques agricoles empiriques ; et la nécessité d’élaborer une approche avec et pour les mouvements sociaux ruraux. Au cours des deux dernières décennies, le nombre de publications et d’initiatives que les gens décrivent comme « agroécologiques » a augmenté de manière exponentielle. De même, le nombre de mouvements sociaux et politiques faisant de l’agroécologie leur objectif principal a connu une forte croissance.

Alors que les dimensions scientifique et pratique de l’agroécologie font référence respectivement aux domaines cognitif et technique, la troisième dimension est liée aux mouvements sociaux et aux actions politiques des communautés paysannes. De nombreux acteurs (notamment des paysans, des ménages ruraux, des populations autochtones, des travailleurs ruraux sans terres – hommes et femmes) utilisent l’agroécologie comme un outil pour la revendication et la défense de leurs territoires et de leurs ressources naturelles, de leurs modes de vie et de leur patrimoine bioculturel. Les innombrables syndicats paysans d’échelle nationale, situés principalement en Amérique latine, en Inde et en Europe, en sont des exemples. La coalition la plus connue est La Vía Campesina1, une alliance mondiale de quelque 200 millions d’agriculteurs et d’agricultrices, comprenant environ 182 organisations locales et nationales dans 81 pays d’Afrique, d’Asie, d’Europe et d’Amérique. Ce mouvement défend l’agriculture soutenable à petite échelle, comme moyen de promouvoir la justice sociale et la dignité. Il s’oppose fermement à l’agriculture contrôlée par les grandes entreprises, qui détruit les personnes et la nature.

En Amérique latine, la pratique de l’agroécologie inclut des recherches scientifiques et techniques menées en étroite association avec des mouvements ruraux sociaux et politiques – une tendance qui a connu une expansion sans précédent dans de nombreux pays de la région. L’agroécologie est entrée dans les pratiques de dizaines de milliers de foyers paysans, que ce soit sous l’effet de mouvements sociaux ou de la mise en œuvre de politiques publiques. On observe des avancées extraordinaires au Brésil, à Cuba, au Nicaragua, au Salvador, au Honduras, au Mexique et en Bolivie, et des succès modérés en Argentine, au Venezuela, en Colombie, au Pérou et en Équateur.

À ses débuts, l’agroécologie était conçue comme un simple domaine technique axé sur l’application de notions et de principes écologiques pour la conception de systèmes agricoles soutenables. Cependant, au fur et à mesure de son développement, cette approche a évolué vers une intégration plus explicite de concepts et de méthodes issus des sciences sociales et traitant de questions culturelles, économiques, démographiques, institutionnelles et politiques. La tendance dominante de l’agroécologie en Amérique latine est l’« agroécologie politique ». Cette pratique de l’agroécologie reconnaît que la soutenabilité de l’agriculture ne peut pas être atteinte simplement par des innovations techniques de nature environnementale ou agronomique, mais nécessite un changement institutionnel dans les relations de pouvoir, impliquant la prise en compte de facteurs sociaux, culturels, agricoles et politiques.

D’un point de vue épistémologique, l’évolution de la pensée agroécologique constitue un processus très intéressant. Sa principale innovation épistémologique a été le « dialogue interculturel », par lequel les chercheurs reconnaissent les formes de connaissances ancrées dans l’esprit des agriculteurs traditionnels. On considère que ces connaissances locales, traditionnelles ou autochtones constituent une « mémoire ou sagesse bioculturelle », transmise oralement depuis des centaines de générations. Ces connaissances non scientifiques sont utilisées par les peuples autochtones depuis des milliers d’années pour produire des aliments et d’autres matières premières. Pour cette raison, certains auteurs définissent l’agroécologie comme une approche transculturelle et participative orientée vers l’action. Certains considèrent également l’agroécologie comme une nouvelle expression de la recherche-action participative, un mouvement porté par des chercheurs critiques en sciences sociales, qui est apparu durant les années 1970 dans ce que l’on appelle le tiers-monde, en tant qu’approche innovante promouvant un changement vers l’émancipation. En reconnaissant les cosmovisiones (visions du monde), les connaissances et les pratiques traditionnelles comme bases pour l’innovation scientifique et technique, les agroécologistes mettent en pratique les concepts de « dialogue interculturel » et de « coproduction de connaissances ».

La majeure partie de la production agricole mondiale continue d’être générée par des paysans, ou petits exploitants traditionnels, dont on estime qu’ils seraient entre 1,3 et 1,6 milliard. Leurs savoirs et pratiques agricoles sont le fruit de plus de 10 000 ans de tradition et d’expérimentation. L’Organisation des nations unies pour l’alimentation et l’agriculture a reconnu que la majeure partie des denrées alimentaires destinées à nourrir les quelque 7 milliards d’êtres humains sont produites par de petits exploitants familiaux. Elle en a pris acte en déclarant 2014 « année internationale de l’agriculture familiale ». Une étude réalisée en 2009 par l’organisation non gouvernementale internationale grain a confirmé que non seulement les paysans ou petits exploitants agricoles produisent la plupart des aliments que consomment les humains à travers le monde, mais encore qu’ils réalisent cet exploit sur pas plus de 25 % de la surface agricole totale, dans des parcelles de 2,2 hectares en moyenne. Les trois quarts restants de la surface agricole totale sont détenus par 8 % des producteurs agricoles, incluant des propriétaires de surfaces agricoles de taille moyenne, grande et très grande (par exemple des haciendas ou des latifundia), mais aussi des entreprises et des firmes, qui adoptent généralement le modèle de production agro-industriel.

Les agroécologistes travaillent principalement, mais pas exclusivement, avec les petits agriculteurs, les communautés paysannes et les peuples autochtones, pour l’amélioration des systèmes alimentaires, la justice agraire et l’émancipation des populations rurales. De fait, pour surmonter la crise du monde contemporain industriel et technocratique, nous avons besoin de systèmes de production alimentaire respectueux de l’environnement, des cultures rurales et de la santé humaine. L’agroécologie est donc un instrument scientifique, technique, interculturel et sociopolitique de première importance pour faire face aux crises écologiques et sociales du monde contemporain, en quête d’une modernité post-industrielle et alternative.

Pour aller plus loin

AgriCultures Network, www.magazines.agriculturesnetwork.org

Sociedad Científica Latinoamericana de Agroecología (socla), www.soclaglobal.com

Altieri, Miguel A. et Víctor M. Toledo (2011), « The Agroecological Revolution in Latin America: Rescuing Nature, Ensuring Food Sovereignty and Empowering Peasants », The Journal of Peasant Studies, vol. 38, no 3, p. 587-612.

Méndez, V. Ernesto, Christopher M. Bacon, Roseann Cohen et Stephen R. Gliessman (dir.) (2015), Agroecology: A Transdisciplinary, Participatory and Action-oriented Approach, Boca Raton : crc Press.

Toledo, Víctor M. et Narciso Barrera-Bassols (2008), La memoria biocultural: la importancia ecológica de las sabidurías tradicionales, Barcelone : Icaria Editorial.

Víctor M. Toledo travaille à l’Institut de recherche sur les écosystèmes et la soutenabilité de l’université nationale autonome du Mexique (unam). Il se concentre sur l’étude de l’agroécologie, des sociétés soutenables, et des relations entre les cultures autochtones et leur environnement naturel (ethnoécologie). Il est l’auteur de plus de 200 publications scientifiques, dont une vingtaine de livres.

  1. La Vía Campesina (« La Voie paysanne ») a été fondée en 1993 par des organisations paysannes d’Europe, d’Amérique latine, d’Asie, d’Amérique du Nord et d’Afrique. Elle se présente comme un « mouvement international qui rassemble des organisations paysannes de petits et moyens producteurs, des travailleuses et des travailleurs agricoles, des femmes vivant en milieu rural et des communautés autochtones ». La Vía Campesina est une coalition de plus de 182 organisations qui défend une agriculture soutenable reposant sur les exploitations familiales. On doit à ce collectif le terme de « souveraineté alimentaire ». Voir www.viacampesina.org