Villes intelligentes

Hug March

TIC, souveraineté technologique, transformation urbaine

La « ville intelligente » (smart city) est un concept ambigu qui influence profondément les débats sur la durabilité urbaine ainsi que les stratégies de compétitivité urbaine, tant dans le Nord global que dans le Sud global. Sa pierre angulaire est l’utilisation intensive et généralisée des technologies de l’information et de la communication (tic), dans le but d’améliorer la gestion urbaine et de renforcer sa durabilité.

S’il est impossible de présenter une liste exhaustive des villes, régions ou pays qui mettent en œuvre des plans de smart city, il est néanmoins intéressant de mentionner certains des cas les plus paradigmatiques. L’Europe a été une précurseuse dans le domaine de la ville intelligente, avec des villes comme Amsterdam1 ou Barcelone2 en tête du classement des villes intelligentes ces dernières années. Si la plupart des stratégies de smart city visent à améliorer l’environnement bâti existant en ajoutant une « peau numérique » à la ville, on peut citer des villes intelligentes construites de toutes pièces, comme Masdar aux Émirats arabes unis ou Songdo en Corée du Sud. Ce concept a non seulement eu un effet sur l’urbanisme du Nord global, mais il marque aussi profondément les débats d’urbanisme dans le Sud global. L’ampleur et l’ambition de la mission « Smart Cities » en Inde sont considérables, avec plus de 100 projets se développant dans tout le pays. Enfin et surtout, il est également important de mentionner que le concept commence à influencer l’urbanisme en Afrique.

Grâce à la collecte continue de données précises sur le métabolisme urbain, à travers l’utilisation généralisée d’applications mobiles, de capteurs, de compteurs et réseaux intelligents, de plates-formes de gestion intégrée et d’outils similaires, la ville intelligente promet une utilisation des ressources plus efficace et optimale, une diminution de la pollution urbaine et une meilleure qualité de vie. Les grands conglomérats de tic, les services publics et les sociétés de conseil internationales apparaissent comme des acteurs clés dans la mise en œuvre de la ville intelligente.

Cette version numérique rénovée de la modernisation écologique à travers les tic présente de nombreux dangers pour une transition post-développement. Premièrement, les conceptions courantes de la ville intelligente dénotent un degré élevé de déterminisme technologique. L’utilisation intensive des tic est considérée, de façon acritique, comme un passage obligé qui assurerait automatiquement une meilleure qualité de vie pour toutes et tous. Par conséquent, dans l’imaginaire de la ville intelligente, le changement technologique est le moteur du changement social. Cette narration se caractérise généralement par une perspective ontologique qui présente les processus urbains socio-environnementaux comme des défis techniques et d’ingénierie pouvant être résolus par des solutions technologiques. Alimentée par une grandiloquence dépolitisée, cette narration surestime la capacité transformative de la technologie tout en occultant les dimensions structurelles politico-économiques des problèmes socio-environnementaux urbains, tels que la pauvreté, la discrimination ou l’inégalité. Ce faisant, les déploiements hégémoniques de la ville intelligente remplacent la quête de la justice socio-environnementale et du « droit à la ville » par celle de la démocratisation de la technologie. Deuxièmement, les technologies des villes intelligentes peuvent accentuer l’éclatement urbain, renforcer les relations de pouvoir inégales, et accroître les disparités sociales et l’exclusion de certains acteurs. Troisièmement, la ville intelligente peut être comprise comme un moteur permettant d’accélérer la circulation des capitaux et l’extraction de rentes par et pour les entreprises privées, en période de restructuration urbaine post-crise. Le contrôle monopolistique des technologies intelligentes par le secteur privé peut entraîner un blocage socio-technique empêchant la concrétisation de transitions socio-techniques alternatives plus égalitaires. Quatrièmement, on pourrait également considérer que cette situation se rapproche d’une dystopie urbaine de surveillance totale et d’un glissement vers une gouvernance urbaine autoritaire.

Au-delà des implications politico-économiques de la ville intelligente, les avantages environnementaux des tic urbaines doivent faire l’objet d’un examen critique. Les solutions de la ville intelligente visent à réduire la consommation d’eau et d’énergie, tout en limitant les émissions de manière efficace et rentable. Or, d’une part, les améliorations en matière d’efficacité peuvent conduire à une augmentation inattendue de l’utilisation des ressources, selon le paradoxe de Jevons. D’autre part, la production des technologies de la smart city peut engendrer des effets socio-environnementaux, découlant de la fabrication, de l’exploitation et de l’élimination des tic (par exemple, les conflits liés à l’extraction d’éléments rares, tels que les métaux critiques et les terres rares).

En bref, d’un point de vue critique, la ville intelligente pourrait être caractérisée comme un signifiant vide, creux et dépolitisé, construit à l’image du capital pour extraire les rentes urbaines et promouvoir la croissance économique. En d’autres termes, la ville intelligente peut être comprise comme une version de la modernisation écologique appliquée à l’échelle urbaine, aux antipodes d’une alternative post-développement. Cependant, ce qui est vraiment problématique avec la ville intelligente, ce ne sont pas les tic et les technologies intelligentes en elles-mêmes, mais l’économie politique qui sous-tend les imaginaires de la smart city – des imaginaires technocratiques et entrepreneuriaux, déterministes en matière de technologie, mais aussi a-spatiaux et pro-croissance.

En réalité, il est possible d’envisager une subversion des tic et des technologies de la ville intelligente, qui se ferait de façon progressive, en partant d’initiatives citoyennes, et permettrait une émancipation. De nombreuses technologies de la ville intelligente, telles que les compteurs intelligents, les capteurs, les réseaux intelligents ou les plates-formes ouvertes, pourraient être intéressantes pour une transition post-croissance, à condition qu’elles soient développées dans une logique d’open source par des coopératives, des petites et moyennes entreprises ou des organisations à but non lucratif, et qu’elles soient maintenues sous un contrôle public démocratique. En effet, les militants et militantes ont montré, par des expérimentations sur les tic, allant des applications de cartographie aux capteurs bricolés, qu’ils et elles avaient la capacité de s’approprier, de mettre en œuvre et d’adapter ces technologies, mais aussi la capacité de produire de nouvelles données pour mettre en place une politique de contestation socio-environnementale urbaine. D’autre part, les administrations locales concernées par les questions de souveraineté technologique commencent à élaborer des alternatives aux villes intelligentes hégémoniques dirigées par les entreprises. Ces discours et pratiques alternatifs tournent autour de la redistribution collaborative de l’« intelligence » et ouvrent la voie à une transformation urbaine progressive, civique, démocratique, coopérative, citoyenne et communautaire, qui ne serait ni contrôlée par les élites technocratiques et le capital, ni soumise au fétichisme de la croissance économique perpétuelle.

Pour aller plus loin

Glasmeier,AmyetSusanChristopherson(2015),« ThinkingaboutSmartCities »,CambridgeJournalofRegions,EconomyandSociety, vol. 8, no 1, p. 3-12.

March,Hug(2018),« TheSmartCityandOtherict-Led Techno-Imaginaries:AnyRoomforDialoguewithDegrowth? », JournalofCleanerProduction, vol. 197, no 2, p. 1694-1703.

March,HugetRamonRibera-Fumaz(2016),« SmartContradictions:ThePoliticsof Making Barcelona a Self-Sufficient City », European Urban and Regional Studies, vol. 23, no 4, p. 816-830.

Hug March enseigne à la faculté d’économie et de commerce de l’université ouverte de Catalogne, en Espagne. Il est chercheur au sein du Laboratoire de transformation urbaine et de changement global du Internet Interdisciplinary Institute (in3). Spécialiste en écologie politique urbaine, il s’intéresse au rôle de la technologie et de la finance dans la transformation socio-environnementale. Il a mené des recherches approfondies sur l’écologie politique du cycle de l’eau.

  1. Dorien Zandbergen et Sara Blom (réal.) (2015), Smart City: In Search of the Smart Citizen. Ce documentaire présente et analyse la conversion d’Amsterdam en une ville intelligente de renommée mondiale. Disponible sur www.gr1p.org
  2. « Barcelona Ciudad Digital » (2017-2020) est une feuille de route élaborée par le conseil municipal de Barcelone pour utiliser la technologie et les data afin de fournir des services abordables et de meilleure qualité aux citoyens et citoyennes, tout en rendant le gouvernement plus participatif, transparent et efficace. Cette feuille de route met aussi l’accent sur la capacitation numérique pour lutter contre les inégalités, et sur l’innovation numérique pour répondre aux défis sociaux. Voir www.ajuntament.barcelona.cat/digital