Les transhumanistes estiment que la nature humaine peut évoluer grâce à l’utilisation de la science : celle-ci permettrait d’augmenter l’espérance de vie et les capacités intellectuelles et physiques, voire d’opérer le contrôle des émotions (Bostrom, 2005). Grâce au remplacement des cellules et des organes par des équivalents génétiquement améliorés ou mis en marche par des machines, les individus seraient capables de se déplacer et de traiter l’information plus rapidement. Les outils du transhumanisme comprennent des technologies telles que le génie génétique, la fécondation in vitro, le clonage, la thérapie génique germinale, l’intelligence artificielle (ia), ainsi que la fusion complète des machines et des humains, dénommée « singularité ». Le transhumanisme vise à éliminer la souffrance et à atteindre une sagesse divine qui dépasserait de loin les capacités des êtres humains vivant aujourd’hui, y compris les plus intelligents.
Il s’agit d’un mouvement clandestin, petit mais puissant. Son principal partisan, Ray Kurzweil, est employé par Google dans le domaine de l’apprentissage automatique et du traitement du langage naturel. Il est un ami proche de Larry Page, ancien pdg d’Alphabet Inc, elle-même société mère de Google. Larry Page est le plus radical des partisans du transhumanisme ; il en dirige le programme et invite les autres à suivre son projet d’amélioration de l’être humain. Kurzweil (2005 : 9) déclare :
« La Singularité représentera le point culminant de la fusion de notre pensée et de notre existence biologiques avec notre technologie. Elle donnera naissance à un monde qui sera toujours humain, mais qui transcendera nos racines biologiques. Il n’y aura plus de distinction, après la Singularité, entre l’humain et la machine, ou entre la réalité physique et la réalité virtuelle. Si vous vous demandez ce qui restera incontestablement d’humain dans un tel monde, cela sera simplement cette qualité : notre espèce est celle qui cherche, par essence, à étendre sa portée physique et mentale au-delà de ses limites présentes. »
Cette fusion de l’humain et de la machine dans une « Singularité » conduira à ce que l’on appelle l’ère « post-humaine », préfigurant par là même une transcendance vers le point Oméga, envisagé dès 1965 par le philosophe Teilhard de Chardin comme point de création d’une conscience collective ressemblant à Dieu. Au point Oméga, les humains pourront vivre indéfiniment, conquérir le cosmos et s’unir en conscience avec l’univers. Cette transformation est censée commencer par le téléchargement de l’esprit humain sur un ordinateur. En outre, les transhumanistes pensent que ce monde a un sens parce qu’il est mystique et magique, et que personne ne peut déterminer à quoi ressemblera l’univers une fois la Singularité atteinte.
Le transhumanisme part d’une croyance implicite dans le progrès scientifique rationnel. Ou encore dans le progrès pour le progrès. Un spécialiste a suggéré que « le transhumanisme [était] une “foi séculière”, qui sécularise les motifs religieux traditionnels, d’une part, et dote la technologie d’une signification salvatrice, d’autre part » (Wolyniak, 2014 : 63). Cela découle de l’aspiration à transcender la condition humaine, la biologie actuelle des êtres humains étant considérée comme faible et incapable de répondre aux besoins de l’avenir. La question hautement politique de savoir qui est habilité à définir les besoins futurs de l’humanité n’est pas posée ici.
Pourquoi certains chercheurs et scientifiques prônent-ils le transhumanisme, et pourquoi tant de personnes dans les sociétés capitalistes tardives ont-elles adopté ce discours ? Les humanistes séparent traditionnellement les catégories de l’humain et de l’animal. En outre, ils mettent en avant « la raison et l’autonomie individuelle » dans la prise de décision. Cette idée de progrès peut être examinée sous deux angles. Le sociologue allemand Max Weber souligne l’affinité culturelle du progrès avec la connaissance scientifique, et l’effet de celle-ci sur le développement de la société et des individus. À l’inverse, l’autre perspective est historique et repose sur la conviction que les humains ont toujours été engagés dans un projet de progrès technologique, et que cela fait partie de leur nature que d’« améliorer » leur propre vie, comme de s’emparer du premier outil (Toffoletti, 2007).
Les transhumanistes espèrent qu’en transcendant la biologie et en prenant le contrôle des processus naturels d’évolution, ils atteindront l’objectif final de devenir « post-humains ». La World Transhumanist Association définit le post-humain comme un être futur hypothétique, « dont les capacités de base dépassent si radicalement celles des êtres humains actuels qu’elles ne sont plus clairement humaines selon nos normes présentes » (Bostrom, 2003). Cette utilisation spécifique du substantif « post-humain » ne doit pas être confondue avec l’usage plus culturel et philosophique du terme. Selon cette dernière acception, le fait de se positionner en tant que « sujet post-humain » décentré permet de remettre en question les limites de l’anthropocentrisme humaniste, de la nomenclature masculiniste et des relations binaires telles que nature/culture, machine/humain.
Les transhumanistes pensent que d’ici 2045, la puissance cérébrale combinée de tous les êtres humains sera dépassée par les ordinateurs (Kurzweil, 2005 : 70). Ils et elles craignent cependant un monde dominé par des inventions d’ia superintelligentes. Certains affirment même que la seule façon d’atténuer ce risque est que les humains eux-mêmes deviennent transhumains. Ainsi Kurzweil estime-t-il que nous devrions empêcher l’essor de l’ia superintelligente en encourageant l’humanité à fusionner avec les machines. Cependant, les risques contre lesquels les transhumanistes veulent prémunir le monde sont les mêmes que ceux que leurs solutions favorisent.
Les experts humanistes et chrétiens, et même Fukuyama, estiment que l’« amélioration » technologique posera des questions morales si elle confère injustement à un individu un avantage sur un autre. Les théologiens, quant à eux, rejettent le transhumanisme sur la base de la loi naturelle, toute tentative de modifier la condition humaine étant considérée comme un affront fait à Dieu. Le sociologue Nick Bostrom a introduit le terme de « risque existentiel » dans le contexte de technologies dangereuses comme l’ia. Il estime que la superintelligence est l’un des nombreux risques existentiels « dont l’issue défavorable annihilerait la vie intelligente d’origine terrestre ou réduirait de façon permanente et radicale son potentiel » (Frankish et Ramsey, 2014 : 329). Quoi qu’il en soit, ce monde de la post-singularité est si éloigné de nous qu’il est encore impossible d’en évaluer les risques.