Souveraineté énergétique

Daniela del Bene, Juan Pablo Soler, Tatiana Roa

énergie, résistance, alternatives, souveraineté, transformation

Le concept de souveraineté énergétique fait référence à un ensemble de projets et de visions politiques qui visent une production et une distribution justes de l’énergie, ainsi que le contrôle des sources d’énergie par des communautés mobilisées, tant urbaines que rurales, ancrées écologiquement et culturellement – l’intention étant de ne pas engendrer d’effet négatif sur les autres, tout en respectant les cycles écologiques. La souveraineté énergétique constitue aussi un slogan pour les organisations et les mouvements qui revendiquent un droit à la prise de décision en matière d’énergie, cette dernière étant comprise comme un bien commun naturel et comme la base de la vie pour tous. Cette expression désigne également la pluralité des alternatives systémiques qui remettent actuellement en question le paradigme énergétique dominant, contrôlé par des pouvoirs centralisés.

Le concept de souveraineté énergétique est utilisé en Amérique latine depuis les années 1990, pour contester la privatisation des services de base par les sociétés transnationales et la restructuration des entreprises d’État selon des logiques d’actionnariat et de gestion commerciale. À l’instar de la revendication de la souveraineté alimentaire par les mouvements paysans, la réclamation de la souveraineté énergétique s’est répandue parmi les organisations et les mouvements à l’échelle mondiale, surtout à partir des années 2000, en réponse à de multiples menaces, dont les politiques extractivistes, la précarité énergétique, les oligopoles privés, le système patriarcal, les vagues de privatisation et d’accords commerciaux, ainsi que les guerres et les crimes visant à garantir l’approvisionnement en combustibles fossiles.

Plus récemment, ce concept est également devenu une réponse au changement climatique et à l’industrie des combustibles fossiles. La souveraineté énergétique a été par exemple incluse dans les nouvelles Constitutions de l’Équateur et de la Bolivie. En Europe, la question a été abordée dans plusieurs campagnes qui remettent en cause l’oligopole énergétique et cherchent à créer de nouvelles entreprises publiques, comme à Barcelone. En Allemagne, où la transition vers les énergies renouvelables est à un stade avancé, le terme Energiewende, ou « tournant énergétique », est privilégié. Des initiatives visant à remunicipaliser les services et les réseaux d’énergie urbains sont en cours à Boulder (aux États-Unis), à Hambourg, à Berlin ou encore à Londres.

Le mouvement pour la souveraineté énergétique défend le droit de décider quelle source d’énergie peut être exploitée, quelle quantité doit être produite, de quelle manière, par qui, où et pour qui. Dans la lignée des perspectives écoféministes, ce mouvement appelle à décoloniser la structure hégémonique du modèle énergétique. La décolonisation de l’énergie exige de remettre en question des croyances profondément ancrées, telles que la compréhension universalisante de l’Énergie, avec une majuscule, conçue comme la production abstraite et uniforme d’énergie à des fins commerciales et comme un facteur d’accumulation du capital. Décoloniser l’énergie suppose aussi de différencier l’Énergie des utilisations incommensurables et contextuellement diverses de l’énergie, avec une minuscule (Hildyard et al., 2012), laquelle est davantage capable de s’adapter dans le temps et l’espace à différentes écologies et géographies humaines.

L’alliance entre les acteurs émanant de différents secteurs de la société (notamment les organisations pour la justice environnementale, les populations affectées par les projets énergétiques, les syndicats et les habitants des zones urbaines) montre non seulement la complexité, mais aussi le grand potentiel de la souveraineté énergétique en tant que projet politique. En Colombie, le mouvement des populations affectées par les barrages, le Movimiento Ríos Vivos, insiste pour que tout projet de barrage prenne en compte à la fois la souveraineté énergétique et la souveraineté hydrique, en raison du lien étroit qui existe entre les communautés et leurs cultures de l’eau, mais aussi en raison de la relation directe entre la domination historique sur les peuples et celle sur les ressources hydriques.

Au Brésil, le Movimento dos Atingidos por Barragens (Mouvement des personnes affectées par les barrages) s’est allié aux syndicats au sein de la Plataforma Operária e Camponesa para a Energia (Plate-forme des travailleurs et des paysans pour l’énergie). Ces acteurs se sont réunis pour discuter de la dette historique des mégaprojets et des entreprises du secteur de l’énergie envers les personnes affectées, et pour élaborer une proposition de politique énergétique et minière pour le pays (Proyecto energético popular).

Aux États-Unis et dans le monde, le réseau des syndicats pour la démocratie énergétique (Trade Unions for Energy Democracy – tued) et l’Internationale de services publics considèrent l’énergie comme une question cruciale qui concerne la plupart des secteurs sociaux. L’énergie est importante pour restructurer les relations économiques et productives et pour traiter correctement les questions de santé publique et de sécurité des travailleurs et travailleuses.

La souveraineté énergétique remet par ailleurs en question l’opposition entre « urbain » et « rural », en ce qui concerne les conséquences socio-environnementales : les personnes affectées par un modèle énergétique injuste ne sont pas seulement celles qui sont déplacées par les mégaprojets, mais toutes celles à qui l’on impose la socialisation des coûts et à qui l’on soutire des bénéfices supplémentaires. Les populations urbaines qui vivent dans la précarité énergétique doivent être considérées comme appauvries ou volées, et les processus démocratiques comme faussés par le phénomène de « porte tournante », en vertu duquel les politiques se retrouvent entrepreneurs dans le secteur de l’énergie et vice versa. En Espagne, au Royaume-Uni ou en Bulgarie, notamment, les citadins se sont organisés pour dénoncer la montée en flèche des tarifs d’électricité et la violation des lois destinées à protéger les familles vulnérables – par exemple, à Barcelone, à travers l’Aliança contra la Pobresa Energètica (Alliance contre la précarité énergétique).

La souveraineté énergétique inclut également la question des technologies et des connaissances dans le cadre des transitions énergétiques. Elle appelle à la décentralisation, la relocalisation et la différenciation de la production d’énergie, des technologies et des connaissances. Elle pose le défi épistémique de ne plus voir le « territoire » comme un simple réservoir de ressources naturelles, mais de le reconsidérer comme un ensemble socioculturel, où l’on donne un sens à l’existence et où l’on fonde et enracine des proyectos de vida (projets de vie) politiques, conscients, responsables et joyeux (Escobar, 2008) – ou, comme le disent d’autres communautés latino-américaines, des planes de permanencia en los territorios (plans de permanence dans les territoires) ou des proyectos de buen vivir (projets de bien-vivre).

Les propositions en faveur de la souveraineté énergétique se heurtent inévitablement à des limites et des conflits. Dans la mesure où elle ébranle la base même des relations de production, la souveraineté énergétique remet en question des secteurs puissants de nos sociétés, tels que les entreprises du secteur de l’énergie, le secteur de la construction, les élites financières et politiques, l’establishment militaire, etc. Quelles seront, par exemple, les implications de la souveraineté énergétique sur les structures des États et des gouvernements modernes ? La souveraineté énergétique nécessitera-t-elle une restructuration de l’environnement administratif afin de gérer un nouveau modèle énergétique ? Comment la souveraineté énergétique peut-elle éviter que se créent des groupes fermés et exclusifs, et comment peut-elle promouvoir, au contraire, la coopération entre des communautés ouvertes sur la base, par exemple, d’un principe de subsidiarité ? Les initiatives en faveur de la souveraineté énergétique contribueront-elles, en fin de compte, à redéfinir des limites à la consommation et à établir des modèles d’utilisation de l’énergie qui soient véritablement soutenables pour un territoire donné ?

Malgré l’ampleur de ces défis, si l’on regarde de plus près, on constate que différents modèles sont déjà mis en œuvre et fonctionnent. Ce sont, par exemple, les coopératives d’électrification rurale au Costa Rica (comme Coopelesca), les coopératives Som Energia et GoiEner en Espagne, Retenergie en Italie, ainsi que de multiples initiatives de remunicipalisation urbaines. Ces modèles alternatifs doivent être valorisés et défendus comme de puissants multiplicateurs potentiels.

Pour aller plus loin

Movimento dos Atingidos por Barragens (Brésil), www.mab.org.br

Movimiento Ríos Vivos (Colombie), www.riosvivoscolombia.org

Angel, James (2016), Towards Energy Democracy: Discussions and Outcomes from an International Workshop, Amsterdam : Transnational Institute, www.tni.org

Escobar, Arturo (2008), Territories of Difference: Place, Movements, Life, Redes, Durham (États-Unis) : Duke University Press.

Hildyard, Nicholas, Larry Lohmann et Sarah Sexton (2012), Energy Security for Whom? For What?, Sturminster Newton : The Corner House.

Kunze, Conrad et Sören Becker (2014), Energy Democracy in Europe: A Survey and Outlook, Bruxelles : Fondation Rosa-Luxemburg, www.rosalux.de

Daniela del Bene est coordinatrice de l’Atlas des conflits pour la justice environnementale (www.ejatlas.org) à l’université autonome de Barcelone. Elle est également membre du collectif Research & Degrowth et de la Xarxa per la Sobirania Energètica (Réseau pour la souveraineté énergétique) en Catalogne.

Juan Pablo Soler est membre du Movimiento Ríos Vivos et du Movimento dos Atingidos por Barragens.

Tatiana Roa est la coordinatrice générale de censat Agua Viva – Amigos de la Tierra, en Colombie.