Féminismes latino-américains et caribéens

Betty Ruth Lozano Lerma

féminismes latino-américains, eurocentrisme, modernité, décolonialité

Les féminismes latino-américains et caribéens sont devenus une grande force de transformation qui s’oppose aux relations patriarcales sur tout le continent, tandis que les femmes s’interrogent sur ce que signifie « se construire » en tant que telles. Depuis la fin du 19e siècle, la quête profonde des femmes pour transformer leurs sociétés s’est manifestée par des mouvements féminins socialistes et anarchistes se rebellant contre le capitalisme et le patriarcat, contre la coercition de l’Église, et contre la répression par l’État et au sein de la famille. Francesca Gargallo écrit dans Las ideas feministas que ces mouvements se sont approprié le slogan « Ni dieu, ni patron, ni mari » et en ont créé d’autres, comme « Démocratie à la campagne, à la maison et au lit », inventé par les Chiliennes Julieta Kirkwood et Margarita Pisano. Selon Yuderkys Espinosa et ses collaboratrices, dans leur important volume sur les féminismes décoloniaux, Tejiendo de otro modo (En tissant autrement), le programme féministe comprenait des contributions discursives et des revendications politiques pour le droit de vote, l’éducation et l’égalité devant la loi, configurant un féminisme eurocentrique modernisateur et libéral dans les premières décennies du 20e siècle. Depuis lors, cependant, l’histoire des féminismes latino-américains et caribéens a vu la confrontation de diverses expressions féministes avec le féminisme libéral ; cette confrontation s’accentue aujourd’hui avec l’émergence puissante de multiples autres féminismes.

Pour parler du féminisme en Amérique latine et dans les Caraïbes, il est impératif de reconnaître les luttes des femmes autochtones, noires, métisses (mestizas) et paysannes contre la soumission, depuis la conquête en 1492 et l’époque coloniale. Des centaines de femmes noires asservies des communautés marronnes (cimarrón) ont poursuivi leurs maîtres. Des femmes de toutes les ethnies et de toutes les origines ont participé aux campagnes indépendantistes contre la domination coloniale, à la construction des États-nations et aux luttes révolutionnaires du 20e siècle, sans nécessairement transformer leur situation de subordination.

Bien que le féminisme fasse partie de la pensée critique moderne, diverses expressions du féminisme latino-américain remettent en question la modernité en proposant un détachement épistémique vis-à-vis du savoir européen, afin de penser les relations hiérarchiques complexes de domination qui sont imbriquées dans « la matrice coloniale du pouvoir ». Ainsi, les femmes noires, autochtones, ouvrières et lesbiennes remettent en question la « femme universelle » du féminisme libéral moderne – occidentale, hégémonique, capitaliste, bourgeoise et blanche –, parce qu’un tel concept est aveugle quant aux inégalités qui existent entre les femmes au-delà de l’hétéronormativité et du colonialisme. En d’autres termes, selon ces autres perspectives, le féminisme libéral répond à l’ontologie et à l’épistémè historiques des États-Unis et de l’Europe plutôt que des Amériques.

La reconfiguration du féminisme latino-américain provient d’une variété d’espaces féminins : collectifs artistiques avec des programmes féministes ; lesbiennes ; militantes d’un féminisme « autre » ; féminismes populaires ; féminisme communautaire bolivien et la communauté guatémaltèque xinca ; féminisme autonome ; féminisme noir et/ou antiraciste ; féminisme décolonial ; théologie féministe de la libération ; écoféminisme ; et mouvements sociaux de défense du territoire et de la Terre-Mère, menés par des femmes noires, autochtones et paysannes. Nombre de ces mouvements vont au-delà de la critique de la modernité et du développement occidentaux, en s’efforçant de dépasser la modernité capitaliste patriarcale. Ces féministes considèrent la « défense du territoire » – en tant que lieu permettant d’être et de continuer à être des femmes et un peuple – comme essentielle à leurs luttes.

Bien que les féminismes latino-américains et caribéens se soient inspirés de sources féministes européennes et américaines, leur contexte et leur contenu uniques reconfigurent la théorie féministe en problématisant les concepts de genre, de patriarcat, de développement et de colonialité, et en intégrant la racialité à l’analyse du pouvoir. Ces féminismes interrogent la notion de genre du point de vue des épistémès amérindiennes et afro-descendantes, remettant ainsi en cause la vision féministe libérale qui interprète les cultures ancestrales comme oppressives et propose l’occidentalisation comme une voie vers l’autonomisation des femmes. Les féminismes décoloniaux affirment que le genre et l’hétérosexualité doivent être compris historiquement. Ils soutiennent qu’il existe une imbrication indissoluble d’oppressions multiples, diversement nommée « intersectionnalité », « matrice de domination », « fusion », « co-constitution », « surcharge » ou sobrecruzamiento, et « multiplicité des oppressions ». Les femmes noires et autochtones utilisent d’autres catégories en plus de la race, du genre, de la classe et de la sexualité – notamment l’« histoire » ou la « mémoire longue », le « territoire » et les « droits collectifs ».

Les féminismes latino-américains remettent en question à la fois le patriarcat occidental et la subordination des femmes et des personnes non hétérosexuelles dans les cultures autochtones et afro-descendantes. Ils reconnaissent l’existence de patriarcats préhispaniques, avec des concepts tels que le « patriarcat originel ancestral » et le « patriarcat de basse intensité ». Les féministes montrent ainsi comment les femmes ont connu, dans le contexte colonial, un enchevêtrement de patriarcats (entronque de patriarcados) et, dans le cas des afro-descendantes, un « patriarcat noir-colonial », comme je le montre dans ma thèse Tejiendo con retazosde memoriasinsurgencias epistémicas de mujeres negras/afrocolombianas (En tissant avec des bribes de souvenirs des insurrections épistémiques de femmes noires/afro-colombiennes).

Ces féminismes proposent donc la dépatriarcalisation des héritages et des visions du monde ancestrales, les cosmovisiones qui subordonnent la Pachamama « féminine » aux corps célestes de l’univers « masculin ». Ils remettent en question les essentialismes ethniques qui ne s’opposent pas à la norme hétérosexuelle. Ils soulignent la nécessité de résoudre les inégalités à partir de l’intérieur de chaque culture, en s’appuyant sur la multiplicité des histoires, des sujets et des expériences qui composent le plurivers – et qui transcendent l’universalisme abstrait de la culture occidentale et la vision eurocentrique moderne.

Les mouvements de femmes en Amérique latine et dans les Caraïbes transforment radicalement leurs sociétés. Les militantes féministes prônent la décolonisation et la dépatriarcalisation simultanées de la société en imbriquant le communautaire, l’environnemental et le spirituel. Elles contribuent à créer d’autres mondes à partir d’ontologies qui revendiquent la vie au-delà du développement. Par leurs pratiques multiples, elles construisent les sociétés post-patriarcales du présent.

Pour aller plus loin

Association La Cuerda (Guatemala), www.lacuerdaguatemala.org

Blog de Sylvia Marcos, www.sylviamarcos.wordpress.com

Espinosa Miñoso, Yuderkys, Diana Gómez Correal et Karina Ochoa Muñoz (dir.) (2014), Tejiendo de otromodo: feminismo, epistemología y apuestas descoloniales en Abya Yala, Popayán : Editorial Universidad del Cauca.

Gargallo, Francesca (2006), Las ideas feministas latinoamericanas, Mexico : uacm.

Koman Ilel (réal.) (2014), Feminismo comunitario, www.youtube.com

Lozano Lerma, Betty Ruth (2016), Tejiendo con retazos de memorias insurgencias epistémicas de mujeres negras/afrocolombianas: aportes a un feminismo negro decolonial, thèse de doctorat, université andine Simón Bolívar de Quito (Équateur).

Betty Ruth Lozano Lerma est titulaire d’un diplôme de premier cycle en sociologie et d’une maîtrise en philosophie, obtenus à l’université de Valle à Cali (Colombie), et d’un doctorat en études culturelles latino-américaines de l’université andine Simón Bolívar de Quito (Équateur). Elle milite pour un féminisme noir et décolonial et est actuellement directrice de recherche à la Fundación Universitaria Bautista de Cali.