L’économie sociale (et) solidaire est un concept englobant un ensemble de pratiques économiques observées au niveau mondial, qui ne se conforment pas à la logique économique dominante des entreprises privées – lesquelles se font concurrence sur des marchés abstraits pour maximiser les profits tirés de consommateurs cherchant leur propre intérêt, tout en réduisant la nature à une ressource passive. À l’inverse, ces pratiques impliquent souvent une forme de propriété collective, des processus de décision démocratiques, non hiérarchiques et fondés sur le consensus, ainsi qu’une coopération mutuelle et une intégration dans un contexte social et écologique local. Les pratiques de l’économie sociale et solidaire peuvent ainsi brouiller la frontière entre consommateur et producteur. La recherche du profit et les comportements égoïstes tendent à céder le pas à des préoccupations plus larges telles que l’équité et la solidarité, le droit à une existence digne, l’intégrité et les limites écologiques.
Ces pratiques peuvent être informelles ou organisées de manière formelle, traditionnelles ou nouvelles, et peuvent impliquer ou non des transactions monétaires. Contrairement à une économie qui, dans sa conception conventionnelle, est intégrée soit au marché soit à l’État, ces économies opèrent souvent au sein d’autres espaces : réseaux de solidarité internationale, communautés et écosystèmes locaux, familles élargies, villages et municipalités. Les exemples de ces économies « alternatives », « non capitalistes » comprennent : le travail réciproque, le jardinage urbain, l’agriculture de subsistance, certains projets de commerce équitable, des projets d’agriculture soutenus par la communauté, la commercialisation collective de produits artisanaux par des associations locales d’artisans, les régimes traditionnels des communs, les usines occupées par des travailleurs, les coopératives d’énergie renouvelable, certaines formes de coopératives de logement et d’associations d’autoconstruction, les monnaies communautaires/sociales, les coopératives de prêt et de crédit, les associations d’épargne et de crédit rotatif, les banques sans intérêts, les réseaux de garde d’enfants, les centres communaux de réutilisation des déchets, les coopératives artistiques, les sociétés funéraires traditionnelles, et bien d’autres expériences encore. Si la pratique de l’économie sociale et solidaire est répandue et connue sous de nombreux noms, le concept est relativement nouveau. Le Réseau intercontinental de promotion de l’économie sociale solidaire (ripess), composé de réseaux continentaux, a tenu sa première réunion en 1997 à Lima. Le concept et le mouvement ont pris de l’ampleur après le Forum social mondial de 2001 à Porto Alegre, au Brésil. Le ripess soutient explicitement les alternatives économiques au capitalisme et au modèle de développement actuel, jugé défectueux. Le concept, souvent abrégé en « économie solidaire », doit en grande partie son dynamisme aux acteurs de terrain impliqués dans cette démarche, lesquels sont soutenus par le monde universitaire d’Amérique latine – voir les travaux de José Luis Coraggio (Équateur), Luis Razeto (Chili) et Euclides André (Brésil) –, de France (Jean-Louis Laville) et d’autres régions francophones, comme le Québec et l’Afrique francophone.
Une vision holistique de l’économie sociale et solidaire, reconnaissant à la fois sa forme traditionnelle et sa forme nouvelle, remet en cause le discours dominant sur le développement. Ce dernier envisage le progrès économique comme une marche du non-monétisé au monétisé, du communautaire au privatisé, du local au mondial, de l’artisanal au produit de masse. Dans cette perspective, les économies sociales et solidaires « traditionnelles » sont considérées comme arriérées, improductives, et restent le plus souvent invisibles. À l’inverse, certaines pratiques « nouvelles » de l’économie sociale et solidaire sont saluées comme des exemples d’« innovations sociales », d’« économie sociale » ou d’« entreprises sociales ». Une telle conception est courante, notamment dans l’Union européenne et aux États-Unis. D’une certaine manière, cette attention est bienvenue et peut engendrer un environnement politique et financier favorable à l’économie sociale et solidaire. Toutefois, l’inconvénient est qu’en mettant l’accent sur le comportement du marché, l’augmentation d’échelle, l’emploi rémunéré, la structure formelle et l’« innovation », un tel discours peut contribuer à désamorcer la radicalité des organisations d’économie sociale et solidaire existantes et les faire entrer dans le courant dominant. Les communautés traditionnelles et radicales de l’économie sociale et solidaire risquent également de perdre en visibilité. Pire, la qualification d’une économie sociale et solidaire en « entreprise sociale » peut servir d’excuse au maintien du statu quo. Les entreprises sociales sont en effet censées fournir des emplois, atténuer la pauvreté et, d’une manière générale, éponger les coûts sociaux du système, permettant ainsi de justifier un recul des services sociaux publics.
Si certaines initiatives sont délibérément radicales (Castells et al., 2012), de nombreuses entités de l’économie sociale et solidaire ne se considèrent pas comme telles. Par exemple, les jardiniers qui travaillent sur des parcelles urbaines en République tchèque pratiquent une forme d’économie non capitaliste en cultivant leur nourriture et en la partageant, mais peu d’entre eux y voient une remise en cause du système économique. De même, les forgerons soninkés de Kaédi, en Mauritanie – dont les communautés coopératives produisent des outils métalliques destinés au marché local, réutilisent la ferraille comme intrant et cultivent leur propre nourriture – ne sont pas sciemment radicaux (Latouche, 1998). Or, leurs pratiques pourraient être considérées comme faisant partie de l’économie sociale et solidaire, puisqu’elles ont persisté en tant qu’enclave non capitaliste dans un système économique qui a détruit, il y a cent ans, une grande partie du secteur de la ferronnerie en Afrique de l’Ouest.
Une conception étendue de l’« économie » comme « la façon dont les personnes s’organisent collectivement pour gagner leur vie et la façon dont une société s’organise pour (re)produire sa vie matérielle et son bien-être » (Dash, 2013) ouvre une large perspective historique et contemporaine sur les économies « autres », jusqu’ici marginalisées par le courant dominant. Les archives nous apprennent qu’une « économie morale », plus ancienne, prévalait dans la Grande-Bretagne du 18e siècle (E. P. Thompson) et dans l’Asie du Sud-Est du 20e siècle (J. Scott). Cet ancien ethos économique tendait à garantir à chacun et chacune un droit à la vie ou aux moyens de subsistance, à viser la soutenabilité plutôt que la croissance, et à laisser une large place au soutien économique mutuel et à la réciprocité. Selon Karl Polanyi, David Graeber et d’autres auteurs, cet ethos économique aurait prévalu dans la plupart des sociétés durant une grande partie de leur histoire. Cet éclairage historique pourrait nous inviter à considérer les collectifs d’économie sociale et solidaire non comme de simples « innovations », mais comme un retour à une économie reposant sur des bases morales, après nous être aventurés dans la voie sans issue du système économique dominant.
Si les économies morales traditionnelles peuvent servir de point d’ancrage et de sources d’inspiration, toutes n’ont pas été démocratiques et équitables. Il s’agit là d’un des défis de la transition vers l’économie sociale et solidaire. Un autre défi concerne la question de l’intégrité et des limites écologiques : le discours de l’économie sociale et solidaire devrait accorder plus de place à la coopération avec la nature non humaine. Le troisième défi est l’économie dominante elle-même, qui tend à engloutir l’économie sociale et solidaire par le biais des économies d’échelle, de l’externalisation des coûts et de la dépendance à l’égard d’une production à forte intensité capitalistique alimentée par des combustibles fossiles. Cela ne saurait toutefois empêcher l’économie sociale et solidaire, en tant que pratique populaire solidement ancrée et en pleine expansion, de demeurer un pilier important de la transition vers un monde écologiquement raisonnable et socialement juste.