La plupart des civilisations contemporaines sont organisées pour maximiser le produit intérieur brut (pib), d’une manière qui dégrade l’environnement et contribue au changement climatique. Elles risquent de s’effondrer au cours du 21e siècle, à moins qu’elles ne soient réorientées pour promouvoir le bien-être humain, en améliorant l’intégrité et la vitalité des communautés écologiques dans lesquelles elles s’inscrivent. Les défenseurs et défenseuses des droits de la nature, également connus sous le nom de « droits de la Terre-Mère », affirment que pour réaliser cette transition, les systèmes juridiques doivent non seulement reconnaître que tous les éléments de la nature sont des sujets de droit qui ont des droits inhérents, mais ils doivent aussi les faire respecter. La reconnaissance juridique des droits de la nature permet à la fois de contextualiser les droits de l’Homme comme une expression particulière des droits de la nature propre à l’espèce (puisque les êtres humains font partie de la nature), et de créer des obligations pour les êtres humains et les personnes morales de respecter les droits de la nature.
La reconnaissance juridique des droits de la nature est un élément d’un discours plus large sur la jurisprudence de la Terre et d’autres approches écologiques pour gouverner les sociétés humaines. La jurisprudence de la Terre est une philosophie du droit et de la gouvernance dont l’objectif est d’inviter les gens à coexister harmonieusement au sein de la communauté terrestre, au lieu de légitimer et de faciliter son exploitation et sa dégradation.
Les droits de la nature, comme les droits de l’Homme, sont conçus comme des droits inhérents et inaliénables qui découlent de la simple existence du titulaire des droits. Cela signifie que chaque être ou élément de la nature (y compris les personnes) doit au minimum avoir le droit d’exister, le droit d’occuper un lieu physique et le droit d’interagir avec d’autres êtres, d’une manière qui lui permette de remplir son rôle unique dans les processus écologiques et évolutifs.
L’expression contemporaine la plus significative des droits de la nature est la Constitution de l’Équateur, qui a été adoptée en septembre 2008. La Déclaration universelle des droits de la Terre-Mère a ensuite été proclamée par la Conférence mondiale des peuples sur le changement climatique et les droits de la Terre-Mère à Cochabamba, en Bolivie, le 22 avril 2010. La Constitution de l’Équateur stipule : « La nature ou Pachamama, où la vie se reproduit et existe, a le droit d’exister, de persister, et de maintenir et régénérer ses cycles vitaux, sa structure, ses fonctions et ses processus évolutifs » (article 72). La Constitution indique clairement que la reconnaissance des droits de la nature vise à créer un cadre dans lequel les citoyens et citoyennes peuvent jouir de leurs droits et exercer leurs responsabilités afin d’atteindre le bien-être par une cohabitation harmonieuse avec la nature. En outre, il s’agirait d’un cadre qui exige à la fois de l’État et des personnes privées qu’il et elles respectent et défendent les droits de la nature, et qui donne mandat à l’État de garantir un modèle de développement qui soit cohérent avec cette démarche. La législation néo-zélandaise reconnaît le fleuve Whanganui et la zone de Te Urewera comme des entités juridiques ayant des droits. En Inde, les tribunaux ont reconnu le même statut au Gange et au fleuve Yamuna, aux glaciers Gangotri et Yamunotri dont ces fleuves sont issus, ainsi qu’aux forêts et cours d’eau qui y sont liés. La Cour constitutionnelle de Colombie a aussi déclaré que le bassin hydrographique de la rivière Atrato est une entité juridique ayant droit à la « protection, la conservation, l’entretien et la restauration ».
La modernité, le capitalisme et le consumérisme découlent d’une vision profondément anthropocentrique selon laquelle les êtres humains sont séparés de la nature et peuvent transcender ses lois. Cet exceptionnalisme humain conçoit la Terre comme un ensemble de ressources qui existent dans le but de satisfaire l’humain. Les ressources étant considérées comme rares, il est primordial de rivaliser avec les autres afin d’en obtenir une plus grande part. C’est sur cette vision du monde que reposent la plupart des systèmes juridiques actuels. La loi définit la nature (abstraction faite des êtres humains) comme un « bien » et accorde au propriétaire des pouvoirs de décision étendus en ce qui concerne ces « actifs », mais aussi le pouvoir de monopoliser les avantages qui en découlent. Cela constitue la base des systèmes économiques et politiques qui concentrent la richesse et le pouvoir, et qui légitiment les décisions privilégiant les intérêts économiques à court terme d’une infime minorité d’humains par rapport aux intérêts collectifs de la communauté terrestre, et de la vie elle-même.
La reconnaissance des droits de la nature, en revanche, est fondée sur une vision écocentrique du monde, qui considère l’humain comme une forme de vie particulière ou un élément de la Terre jouant un rôle unique, mais non prééminent, au sein de la communauté terrestre. Par exemple, le préambule et le premier article de la Déclaration universelle des droits de l’Homme se réfèrent à la Terre comme à une communauté vivante et autorégulée d’êtres interdépendants, qui soutient tous les êtres et qui, par conséquent, donne la priorité au maintien de l’intégrité et de la santé de l’ensemble de la communauté terrestre. Les défenseurs des droits de la nature s’appuient sur les découvertes de sciences telles que la physique quantique, la biologie et l’écologie pour prouver que tous les éléments du cosmos sont interconnectés et pour réfuter les croyances largement répandues selon lesquelles les êtres humains sont séparés de la nature et lui sont supérieurs. Cette approche s’inspire également des anciennes traditions de sagesse et des cosmologies des peuples autochtones, qui considèrent la Terre comme une communauté de vie sacrée et exigent des humains qu’ils entretiennent des relations respectueuses avec les autres êtres.
La jurisprudence de la Terre et les droits de la nature constituent un défi fondamental pour tous les aspects du discours dominant sur le « développement », ainsi que pour le capitalisme et le patriarcat. Ils proposent une compréhension différente du rôle de l’humanité, de l’objectif fondamental des sociétés humaines et de la manière de promouvoir le bien-être humain. Par exemple, dans une perspective écocentrique, le « développement » est compris comme le processus par lequel un individu développe plus de profondeur, de complexité, d’empathie et de sagesse à travers l’interrelation ou l’« inter-être » avec la communauté de la vie. C’est l’antithèse de la signification contemporaine du « développement », qui implique l’exploitation et la dégradation de systèmes naturels complexes pour augmenter le pib.
Depuis 2008, les droits de la nature et la jurisprudence de la Terre occupent une place de plus en plus importante dans les discours des mouvements sociaux, des militants et militantes pour la justice environnementale et sociale, et des peuples autochtones du monde entier. Ces concepts sont devenus un thème central des discussions au sein des Nations unies sur le sujet « Harmony With Nature » et ont été intégrés dans les manifestes de plusieurs partis politiques verts et écosocialistes. Les droits de la nature et la jurisprudence de la Terre s’attaquent aux racines les plus profondes des problèmes environnementaux et sociétaux contemporains. Ils fournissent un manifeste qui transcende la race, la classe, la nationalité et la culture, et sont fondés sur une compréhension du fonctionnement de l’Univers, plus précise que la vision anthropocentrique, mécaniste et réductionniste du monde. Les droits de la nature offrent une base pour un mouvement mondial fondé sur les droits, qui peut changer les normes du comportement humain jugé acceptable, comme cela a été fait avec les droits de l’Homme. Ces atouts signifient que, bien que le mouvement pour les droits de la nature n’en soit qu’à ses débuts, il a le potentiel d’avoir un impact considérable à l’échelle mondiale, de sorte que son influence devrait continuer à s’accélérer.