Les études contemporaines sur les matriarcats les définissent comme des cultures, des sociétés ou des civilisations entières orientées vers la vie, qui sont organisées autour des besoins des mères et des enfants, sur un mode horizontal et égalitaire, sans hiérarchie, sans violence, sans État et sans structure de classes. Le terme « matriarcat » ne signifie pas « domination des mères », mais mater arkhè, c’est-à-dire « au commencement de la vie était une mère ».
Au terme de recherches approfondies, Heide Göttner-Abendroth (2009) a démontré que les matriarcats étaient la norme dans les sociétés pré-patriarcales du monde entier. Ils étaient pacifiques et orientés vers l’environnement naturel. Il s’agissait également d’économies de subsistance, de cultures hautement spirituelles, liées à la terre et à la vie, et fondées sur la compétence et le savoir maternels. Les matriarcats étaient non discriminatoires en matière de sexe, de genre, d’âge et d’activités. De multiples modes d’organisation des matriarcats ont existé en fonction des conditions environnantes, mais les principes de base sont restés les mêmes.
Les patriarcats, quant à eux, ont commencé à se développer il y a 5 000 ou 6 000 ans. Il semble qu’ils aient été le résultat de catastrophes climatiques, qui ont contraint les populations de certaines régions, comme la Sibérie, à migrer vers d’autres lieux. Les patriarcats ont inventé la violence et la guerre comme moyen de survie et pour prendre le contrôle des matriarcats. Les États sont devenus la règle, surtout là où avaient émergé des civilisations matriarcales très développées. Cela s’est produit dans les régions fertiles de la planète, comme la Mésopotamie, la vallée de l’Indus et celle du Nil, avec pour conséquences l’apparition d’une structure de classes et de sociétés guerrières, et le développement de l’exploitation des populations autochtones.
En même temps que la guerre sont apparus les seigneurs et les dirigeants, les dieux et les pères. Le pater arkhè s’est développé, avec son idéologie et sa religion selon laquelle « au commencement de la vie était un père ». L’origine de la vie avec un père – au lieu d’une mère – est devenue la justification de son règne. Le sens de l’arkhè comme origine et commencement en a été transformé. Mais pas seulement : il s’est en plus combiné avec l’idée et l’exercice du pouvoir, et donc avec la domination. Il convient de souligner que la domination ne découle pas de la nature ; ce n’est que sous le patriarcat que la domination est considérée comme naturelle, comme le patriarcat lui-même ! Au fur et à mesure que les civilisations patriarcales se développaient, les civilisations matriarcales du monde entier étaient vaincues, opprimées, détruites, remplacées et renversées.
Nous parlons aujourd’hui du matriarcat comme d’une « seconde culture » à l’intérieur du patriarcat, constituée des vestiges des traditions matriarcales qui subsistent encore. Dans de nombreuses régions du monde, les matriarcats ont néanmoins survécu jusqu’à aujourd’hui, notamment parmi les sociétés autochtones. Mais nombre d’entre eux ont été confrontés à des patriarcats locaux et ont perdu leurs traditions originelles sous la pression croissante de la mondialisation. Rares sont les matriarcats qui n’ont pas connu les terribles effets du patriarcat colonial.
La colonisation moderne est un résultat du prolongement du patriarcat au sein du capitalisme en Europe. Le récit le plus connu des premières étapes de cette transformation est l’ouvrage de Friedrich Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (2021 [1884]). Toutefois, les spécialistes du matriarcat présentent une autre explication. La civilisation matriarcale européenne a été désorganisée par les invasions venues de l’Est, et ensuite détruite par l’Empire romain. Avec l’avènement des temps modernes, l’Europe a appliqué cette leçon au reste du monde. Le résultat en est le « patriarcat capitaliste », tel que nous le connaissons aujourd’hui, un système mondial se transformant en mondialisation néolibérale.
La relation entre le capitalisme et le patriarcat – qui fait l’objet de nombreux débats – suggère que le capitalisme n’est pas simplement un système économique adossé à une culture patriarcale, mais la dernière étape du patriarcat lui-même. Cette vision est devenue possible seulement quand fut introduite dans l’analyse la question du « développement des forces productives », en particulier de la machine comme système technologique permettant la destruction méthodique de la nature. Cette prise de conscience démontre comment le patriarcat a suivi, depuis son origine, l’idée utopique – « alchimique » – de la « création » d’une « civilisation supérieure », qui serait enfin indépendante du mater arkhè, après l’avoir complètement remplacé par le pater arkhè. Cette création masculine aboutirait à un patriarcat pur et simple, n’ayant plus du tout besoin des mères ou de Mère Nature. Pourtant, son résultat est la destruction systématique de la vie sur la planète, ce qui ne mène pas à un monde meilleur, comme cela avait été promis, mais à un monde mort.
Si le patriarcat est le problème, le matriarcat est la réponse. Cela signifie que nous devons trouver une voie pour sortir du patriarcat et entrer dans un nouveau matriarcat.
Les solutions de la gauche semblent être les mêmes que celles propagées par le « développement » lui-même. Le capitalisme et le socialisme s’avèrent être les deux faces d’une même réalité, puisque tous deux sont orientés vers l’alchimie moderne de la transformation destructive de la nature en capital. Il existe encore des matriarcats, et de nouveaux émergent – même s’ils ne se définissent pas ainsi –, tels que les mouvements zapatistes et le mouvement kurde du Rojava. Tous doivent être reconnus comme des alternatives à la modernité et à son système alchimique de guerres. Ils nous permettent d’aller au-delà des relations destructives et violentes avec la nature, les femmes, les enfants et la société en général. C’est la seule issue pour que les mouvements post-développement puissent empêcher le maintien de la tradition patriarcale ou l’évolution vers des formes de néo-patriarcat post-capitalistes.
Il existe des mouvements et des démarches en Occident – comme l’approche écoféministe de la subsistance, l’économie du don et la permaculture – qui encouragent une nouvelle relation avec la Terre-Mère, pour la protéger de la désertification et d’autres menaces – comme celle de la géo-ingénierie produite par le complexe militaro-industriel du patriarcat moderne. Nous pourrions appeler ces mouvements des « matricultures ». Cependant, il reste à voir jusqu’où ces derniers peuvent aller dans l’invention d’un nouveau mode de vie, en s’appuyant sur ce qui reste de la logique matriarcale dans nos mémoires, partout dans le monde.
Nous devons toutes et tous prendre conscience de la « haine de la vie » que nous tenons pour normale. Au lieu de cela, nous devons redécouvrir l’amour de la vie et de la Terre-Mère et organiser leur défense. Pourtant, jusqu’à présent, cette compréhension profonde reste largement absente de la plupart des alternatives politiques occidentales.