La théologie de la libération peut être définie dans un sens restreint ou dans une acception large. Dans le premier sens, elle se limite à la théologie de la libération latino-américaine (teología de la liberación, teologia da libertação), née d’un contexte spécifiquement latino-américain à la fin des années 1960. Au sens large, la théologie de la libération comprend également la théologie noire, la théologie féministe et des variantes des théologies de la libération asiatique et africaine. La définition large souligne l’interdépendance des différentes structures d’oppression et de domination. La libération implique nécessairement des aspects politiques, économiques, sociaux, raciaux, ethniques et sexuels. Je me concentrerai sur la théologie de la libération latino-américaine, qui comprend aujourd’hui toutes les variantes susmentionnées, telles que les théologies latino-américaines noires, féministes et autochtones. Il est possible de considérer ces dernières comme les formes les plus récentes de la théologie de la libération, même si la plupart d’entre elles prennent une distance critique par rapport à la théologie de la libération initiale. Sur les plans méthodologique et épistémologique, elles peuvent cependant être comprises comme faisant partie de l’héritage de la théologie de la libération.
Une des théories qui a influencé la première théologie de la libération a été la théorie de la dépendance, selon laquelle la principale raison de la pauvreté et du « sous-développement » du tiers-monde (périphérie) est sa dépendance à l’égard des pays industrialisés (centre). Le centre métropolitain s’est « développé » précisément grâce à l’exploitation des régions périphériques dépendantes. La théologie de la libération consistait également en une radicalisation et une recontextualisation de la théologie politique européenne et représentait la dénonciation prophétique de l’injustice et de l’oppression au sein de la chrétienté.
Dans les années 1970, la théologie de la libération et la Iglesia popular []{.ital role=”ital”} (Église populaire) – qui faisait partie de l’Église catholique et de certaines Églises protestantes – étaient à l’avant-garde d’une société civile émergente en Amérique latine. La théologie de la libération a offert aux chrétiens et chrétiennes le langage, le fondement et la légitimation nécessaires pour remettre en question les politiques économiques qui laissaient de grandes parties de la société dans la pauvreté, et pour s’opposer directement aux régimes militaires et à leurs violations flagrantes des droits humains. La théologie de la libération a modifié le rôle historique de l’Église catholique en Amérique latine.
Les principales réalisations de la théologie de la libération sont, 1) la création d’une alternative chrétienne radicale à partir du Sud global, après des siècles de colonialisme et d’évangélisation par le Nord global ; 2) la critique émanant du Sud appauvri a donné naissance à une voix prophétique au sein de la chrétienté mondiale, qui a fait appel à sa tradition de considérer la pauvreté et l’injustice comme des péchés ; 3) la théologie de la libération a fourni une nouvelle méthodologie pour que la théologie contemporaine considère comme centrales les questions de la souffrance humaine, de la justice et de l’injustice, et des réalités corporelles.
Des théologiens tels que Gustavo Gutiérrez, Leonardo Boff, Enrique Dussel et Pablo Richard, entre autres, ont été influents dans les premiers temps ; leurs travaux ont constitué le corps de la théologie classique de la libération. Très tôt, il y a eu aussi des protestants et des féministes parmi les théologiens et théologiennes de la libération. Cela n’a ainsi jamais été une entreprise exclusivement catholique et masculine.
La théologie classique de la libération a fait des pauvres le point de départ de sa réflexion critique sur le rôle des Églises dans les régions colonisées par l’Europe chrétienne – c’est ce que l’on a appelé l’« option préférentielle pour les pauvres ». Ce point de départ a été développé depuis lors. La catégorie des pauvres a été élargie et précisée, notamment en raison de l’argument selon lequel la pauvreté et les pauvres ne peuvent être définis uniquement en termes économiques ou matériels. Les femmes et les populations autochtones et afro-latino-américaines ont ainsi reproché à la théologie de la libération d’avoir une vision trop étroite de la pauvreté et des pauvres. En effet, les questions de racisme et de sexisme n’ont pas été au centre de la théologie de la libération, pas plus qu’elles n’ont été creusées pour permettre une compréhension plus approfondie et plus nuancée de la façon dont la pauvreté affecte différemment les personnes.
La théologie de la libération d’aujourd’hui n’a pas réussi à intégrer les préoccupations sociales et politiques des mouvements sociaux contemporains, comme l’avait fait la théologie de la libération des années 1960 et 1970. Par exemple, les alliances politiques entre, d’un côté, les mouvements écologistes, autochtones, féministes et lgbt, et, de l’autre, les secteurs des Églises liés à la théologie de la libération sont pratiquement inexistantes. Les théologiens de la libération n’ont pas répondu efficacement à la critique pratique et théorique portée par ces mouvements, qui exigent des changements politiques concrets aux intersections de la race, du genre et de la sexualité, de la classe, de l’ethnicité et de l’écologie. Depuis ses débuts, la théologie de la libération n’a pas pris en compte les enjeux liés à la sexualité et à la reproduction.
En outre, la distance entre les écothéologiens chrétiens de la libération et les cultures autochtones peut refléter une peur de ce qui, pendant des siècles, a été perçu comme un syncrétisme et des croyances non chrétiennes (« païennes »). La riche diversité du paysage religieux de l’Amérique latine est présente non seulement dans les institutions religieuses formelles telles que les Églises, mais aussi dans les religions d’origine africaine (comme le candomblé, l’umbanda, le vaudou et la santería), dans les traditions spirituelles autochtones et dans différentes formes de catholicisme populaire. Le corps (rituels de danse de guérison), la sacralité de la vie (terre et eau) et la vie quotidienne (relations, prières, guérison, offrandes votives) y occupent une place centrale. De même, l’accent est mis sur les sens, le concret, le visuel, et souvent sur l’ouverture d’un espace pour les voix des femmes.
Dans son évaluation du corps, du genre, de la nature et des cultures autochtones, la théologie de la libération – même si elle prétend le contraire – s’appuie sur les binarités incontestées de la théologie chrétienne et de la philosophie eurocentrique. La dichotomie corps-esprit, comme l’ont souligné tant de théologiennes féministes, va de pair avec la dichotomie homme-femme, la scission entre « l’Ouest et le reste » et le dualisme nature-culture. Il est aussi problématique de diaboliser les femmes et les peuples autochtones (comme l’a fait la théologie classique et coloniale) que de les romantiser (comme le fait une grande partie de l’éco-théologie), sans prendre au sérieux les problèmes réels auxquels elles et ils sont confrontés en tant qu’êtres humains dotés de corps.
À partir de la théologie de la libération latino-américaine, une nouvelle théologie du corps et de la sexualité tente de combler certaines des lacunes concernant l’analyse des questions de pauvreté, de racisme, de sexisme et d’écologie. Ce type de travail est aujourd’hui transnational et interdisciplinaire et va bien au-delà de la théologie de la libération latino-américaine. En ce sens, la théologie de la libération, en tant que cadre, n’a pas la même pertinence qu’il y a quelques décennies. Cela ne signifie pas pour autant qu’elle est ou qu’elle a été dénuée de sens, bien au contraire.
Porteuse d’une voix proprement latino-américaine sur les questions mondiales, la théologie de la libération – y compris ses versions féministes, écologistes et autochtones – a été un pont entre l’héritage du christianisme en Amérique latine et l’histoire traumatisante de la région. Cependant, dans une certaine mesure, la théologie de la libération est restée européenne, blanche et masculine, en raison de son manque de solidarité avec les mouvements sociaux post-dictatures. Comprendre le développement et le post-développement du point de vue des populations les plus pauvres d’Amérique latine impliquerait une critique plus substantielle du racisme, du sexisme et du colonialisme dans leur rapport avec la religion.
Originaire d’Argentine, le pape François – premier pape latino-américain – n’a jamais été proche de la théologie de la libération. À la différence de ses deux prédécesseurs, il a cependant apporté des changements importants dans la façon dont le Vatican évalue cette théologie.