Production néguentropique

Enrique Leff

productivité écologique, rationalité environnementale, entropie, soutenabilité

La « production néguentropique » est un concept qui synthétise la portée d’une théorie et d’une pratique alternatives pour habiter la planète ; elle vise à repenser la soutenabilité à partir des conditions écologiques et culturelles des territoires habités1. La néguentropie ou l’entropie négative peut être conçue comme le processus global qui crée, maintient et complexifie continuellement la vie sur Terre, à partir de la transformation de l’énergie solaire en biomasse par la photosynthèse, source de toute vie. La production néguentropique est ainsi une réponse au fait que la croissance économique transforme toute la matière et toute l’énergie consommées dans le processus de production en énergie dégradée et, en fin de compte, en matière non recyclable et en chaleur irréversible.

La production néguentropique vise à contrecarrer le paradigme économique dominant, fondé sur une vision mécaniste de la productivité, du travail et de la technologie, qui a nié les conditions écologiques et culturelles de la soutenabilité, entraînant la crise environnementale planétaire. La nature objectivée, donnée en pâture à la mégamachine de l’économie mondiale, se transforme, selon la loi de l’entropie, en marchandises, en pollution et en chaleur. Ce processus de dégradation se manifeste par la déforestation, la désertification, le déclin de la biodiversité et le changement climatique qui produit la mort entropique de la planète.

Les humains sont la principale force transformatrice de la base biologique du système terrestre de maintien de la vie. C’est à travers la production économique que les humains transforment la matière et l’énergie provenant de la nature. Le mode de production est le moyen par lequel l’humanité établit les conditions matérielles de son existence, affectant profondément les systèmes thermodynamiques complexes de la biosphère. Le mouvement écologiste met en cause la « dégradation entropique de la nature », telle qu’elle découle inéluctablement du processus économique qui sous-tend la rationalité productiviste dominante.

Pour opérer la transition d’une production non soutenable vers un mode soutenable, il ne suffirait pas d’une réforme de l’économie dominante qui internaliserait les « externalités environnementales », telles que la dégradation de l’environnement, la pollution, la biodiversité, le changement climatique, les gaz à effet de serre, et les biens et services environnementaux. Les processus économiques ne peuvent pas non plus être rendus soutenables en adaptant le comportement économique aux conditions écologiques requises pour la reproduction de la nature, en vue d’atteindre un régime économique « stable ». Contrairement à ces propositions dominantes, la « bioéconomie » de Georgescu-Roegen (1971) a confronté la rationalité économique au fait inéluctable que les processus économiques détruisent leur propre base écologique. Mais Georgescu-Roegen n’en a pas déduit un paradigme économique qui respecterait un principe écologique de production soutenable.

Ce qu’il faut, c’est un paradigme de productivité éco-techno-culturelle bâti sur les principes d’une rationalité écologique alternative (Leff, 2004). Dans cette conception, l’« environnement » émerge au-delà de la rationalité dominante, dont la prétendue ontologie unitaire et universelle contraint la diversité et exclut l’altérité. Ce principe guide l’écomarxisme, l’économie écologique et l’écologie politique vers la construction d’un mode de production alternatif, fondé sur la conservation et la refonte des conditions sociales et écologiques de production telles qu’elles sont incarnées dans les diverses cultures.

En matière de soutenabilité, la question ultime est celle de la soutenabilité de la vie. La question se pose néanmoins de savoir si une économie soutenable est possible – une économie qui fonctionnerait avec et par les forces créatrices de la nature ; une économie construite à partir des potentiels écologiques de la planète ; une économie humaine, respectueuse des conditions de vie des êtres humains ainsi que de la diversité culturelle. Cela impliquerait la déconstruction de l’économie qui est en place et l’édification d’un nouveau paradigme de production : celui d’une productivité éco-technologique-culturelle (ou « production néguentropique »), guidé par les principes de la rationalité environnementale.

La soutenabilité apparaîtrait à l’horizon de ces autres mondes possibles, si seulement nous parvenions à libérer les potentialités de la vie qui ont été limitées par la rationalité contre nature qui régente le « développement durable ». La soutenabilité est le résultat de l’interaction des processus néguentropiques/entropiques mis en œuvre par différentes entités culturelles dans leurs modes d’habitation, sur leurs territoires de vie. La construction d’un avenir soutenable nous invite à envisager les potentiels écologiques et les stratégies épistémologiques et sociales d’un mode de production alternatif, fondé sur les « potentiels néguentropiques de la vie ». Celui-ci se calerait sur les conditions thermodynamiques-écologiques de la biosphère et les conditions symboliques-culturelles de l’existence humaine.

Le paradigme de production néguentropique que nous proposons articule trois ordres de productivité : écologique, technologique et culturel. La productivité écologique est fondée sur le potentiel écologique des différents écosystèmes. La recherche écologique a montré que les écosystèmes les plus productifs, ceux des tropiques humides, produisent de la biomasse à des taux annuels naturels allant jusqu’à environ 8 %. Ce potentiel écologique peut être augmenté par la recherche scientifique, les technologies écologiques et des pratiques culturales innovantes (telles que la photosynthèse à haut rendement, l’agroécologie, l’agroforesterie, la gestion des reconstitutions de forêts endommagées, la régénération sélective d’espèces précieuses pour les processus écologiques, les associations de cultures multiples) pour définir et guider la valeur aussi bien culturelle qu’économique du résultat techno-écologique du processus productif (Leff, 1995).

Ce paradigme alternatif de production est élaboré depuis la perspective des imaginaires culturels non modernes et de leurs pratiques écologiques. Les espaces privilégiés pour déployer cette stratégie de « production néguentropique » sont les zones rurales du monde habitées par des peuples paysans autochtones qui, dans leurs luttes pour l’autonomie de leurs territoires, mettent en œuvre cette perspective théorique à travers la réinvention de leurs identités et l’inventivité de leurs pratiques traditionnelles.

Cette conception de la production soutenable entre en résonance avec les luttes des mouvements sociaux pour la réappropriation de leur patrimoine bioculturel – comme la revendication d’ancestralité des Afro-Colombiens de la région de la forêt tropicale du Pacifique, le sumak kawsay des peuples andins, les caracoles des zapatistes au Mexique, et les imaginaires de la soutenabilité de tant d’autres peuples traditionnels, des Mapuches et des Guaranis au sud de l’Amérique latine aux Seris ou aux Comca’acs dans le nord aride du Mexique. Les agents privilégiés d’une société néguentropique sont les paysans traditionnels et les peuples autochtones du monde entier, ainsi que les mouvements socio-environnementaux qu’ils suscitent. Un exemple emblématique est la lutte des seringueiros de l’Amazonie brésilienne, qui ont établi leurs « réserves extractives » comme stratégie de développement soutenable.

Pour aller plus loin

Georgescu-Roegen, Nicholas (1971), The Entropy Law and the Economic Process, Cambridge (États-Unis) : Harvard University Press.

Leff, Enrique (1994 [1986]), Ecología y capital: racionalidad ambiental, democracia participativa y desarrollo sustentable, Mexico : Siglo xxi Editores.

Leff, Enrique (1995), Green Production: Toward an Environmental Rationality, New York : Guilford.

Leff, Enrique (2004), Racionalidad ambiental: la reapropiación social de la naturaleza, Mexico : Siglo xxi Editores.

Enrique Leff est spécialisé en sociologie de l’environnement et en écologie politique. Il est directeur de recherche à l’Institut de recherches sociales de l’université nationale autonome du Mexique. Il a été coordinateur du réseau d’éducation à l’environnement pour l’Amérique latine et les Caraïbes au Programme des Nations unies pour l’environnement de 1986 à 2008. Il a publié récemment Ecología política: de la deconstrucción del capital a la territorialización de la vida (Siglo xxi Editores, 2020).

  1. Ce concept s’appuie sur la notion de « productivité écotechnologique », que j’avais avancée en 1975, et que j’ai approfondie en 1986 dans Ecología y capital (Leff, 1994).