L’idée de méditerranéisme identifie la logique historiquement et géographiquement spécifique de la vie et de la coexistence en Méditerranée et la traduit en un cadre culturel, politique et même éthique cohérent. En tant que vision, elle représente une alternative systémique ou, plus précisément, elle reprend et radicalise les supposées racines « originelles » de l’Occident, en les opposant aux dérives perverses de la civilisation occidentale actuelle.
« Qu’est-ce que la Méditerranée ? », demande Braudel (1977). « Mille choses à la fois, non pas un paysage, mais d’innombrables paysages, non pas une mer, mais une succession de mers, non pas une civilisation, mais des civilisations entassées les unes sur les autres. […] Voyager en Méditerranée […], c’est rencontrer de très vieilles choses, encore vivantes, qui côtoient l’ultramoderne. »
Cette représentation de la réalité méditerranéenne inspire immédiatement le méditerranéisme – appelé aussi « pensée méridienne » – en tant qu’idéal politique. Elle coïncide avec un monde dans lequel il est possible que de multiples cultures – même si elles appartiennent à des étapes différentes de la civilisation – vivent ensemble en s’imitant, en se chevauchant, en s’affectant et en se modifiant mutuellement. Ainsi, avant toute identité culturelle ou modèle social spécifique, le méditerranéisme fait allusion à la multiplicité comme valeur en soi. La coexistence historique accidentelle de multiples modes de vie dans un même bassin devient la conception délibérée d’un horizon politique de convivialité. L’acceptation et l’appréciation mutuelles des différences suivent une logique générale par laquelle toute culture tente de tirer ce qui lui manque des expériences menées par d’autres cultures. En ce sens, le méridianisme s’oppose à la fois à l’universalisme, comme découverte d’une humanité unique au-delà de toute « croûte » culturelle, et à la nostalgie communautaire, qui répond aux dérives anomiques de l’universalisme par l’enfermement culturel.
Alors que la région méditerranéenne a été un sujet constant d’investigation et de réflexion pour les chercheuses et chercheurs en sciences sociales – historiens, anthropologues, économistes, sociologues –, le méditerranéisme a atteint sa formulation la plus aboutie et systématique au milieu des années 1990, grâce au philosophe et sociologue italien Franco Cassano (1996). Conçu dans le climat culturel du postmodernisme, du postcolonialisme et de l’anti-utilitarisme, son livre Il pensiero meridiano est particulièrement inspiré de la critique de l’occidentalisation du monde proposée par Serge Latouche. Selon Cassano, la configuration physico-géographique de la Méditerranée s’incarne dans son étymologie de « médiation des terres » et dans l’idée du méridianisme. Se joue ici une complicité particulière entre terre et mer. La mer est une présence constante pour les gens qui vivent autour de la Méditerranée, lesquels sont en même temps conscients qu’au-delà de la mer, ils trouveront d’autres terres, d’autres gens, d’autres cultures et d’autres modes de vie. La terre devient une métaphore générale de l’identité et de l’enracinement ; la mer, quant à elle, devient une métaphore de l’émancipation, de la liberté, de l’évasion de soi et de l’ouverture à l’autre. Chacune, par elle-même, court des risques. La terre, sans la présence de la mer, connaîtra l’enfermement identitaire, le rejet de l’autre et le despotisme. Cependant, choisir uniquement la mer peut vouloir dire s’exposer au vide de l’océan, où toutes les significations sont effacées, et toutes les différences aplaties et réduites à une abstraction universaliste, relevant du domaine exclusif de la technique.
Ces deux tendances se retrouvent dans les biographies de Heidegger et de Nietzsche. Contre ces deux dérives spéculaires, le méditerranéisme se rattache à la phronesis, ou « sagesse de la mesure » – en tant qu’attitude culturelle permettant la coexistence de l’enracinement et de l’émancipation, du sentiment d’appartenance et de la liberté, de la tradition et de la modernité, du sens et de la sensibilité. Il s’agit d’une mesure sans pacification, qui n’aspire pas à une synthèse, selon la tradition rhétorique grecque des dissoi logoi, c’est-à-dire des « discours divergents » qui ne se fondent jamais dans l’unicité du logos moderne ou du discours rationnel.
Le méridianisme interprète la propagation de la radicalisation religieuse observée à notre époque comme une réaction au fondamentalisme occidental de la croissance et de la modernisation – une forme d’hybris, de démonstration de pouvoir et d’arrogance. Afin de tenir en échec toute forme de radicalisation, nous devons tirer les leçons de l’expérience historique de la cohabitation en Méditerranée. Celle-ci abrite trois religions monothéistes et de multiples cultures appartenant à trois continents différents. Le personnage homérique d’Ulysse devient le modèle anthropologique de référence du méridianisme : au cours de son incroyable circumnavigation de la Méditerranée, avec ses multiples mondes, Ulysse ne perd jamais la nostalgie de la maison, où il revient finalement. Le nostos (retour) est ainsi mis en évidence comme la vertu clé. Le désir de rencontrer l’Autre est concilié avec l’amour de la patrie.
Le méditerranéisme est né dans un contexte universitaire. Il s’est principalement répandu à travers les débats culturels en Europe du Sud, notamment en Italie et en France. L’ouvrage collectif intitulé L’alternativa mediterranea (Cassano et Zolo, 2007) représente une tentative de donner à la nouvelle koinè (langue commune) une forme cognitive et politique accomplie, en réunissant dans ce débat d’éminents intellectuels des deux rives du bassin méditerranéen.
Le méridianisme ne s’est pas traduit par un mouvement politique spécifique, mais il a sûrement inspiré de nombreuses expériences de coopération sociale et culturelle entre différentes expressions de la société civile dans les pays méditerranéens. Une conséquence politique considérable du méditerranéisme peut être observée dans le Mezzogiorno italien, où il a complètement reformulé la question du « retard de développement » du Sud, inspirant une sorte de renaissance civique, qui s’est traduite par de nombreuses expériences de gouvernement local au cours des dernières décennies.
Le méridianisme est aujourd’hui en crise. La résurgence des conflits et des turbulences en Méditerranée, après le Printemps arabe, a affecté la possibilité de reconnaître la région comme une source d’inspiration pour les alternatives sociales. En outre, les principes fondamentaux du méditerranéisme se sont révélés inefficaces pour concevoir de véritables alternatives politiques à la modernité occidentale. Néanmoins, l’espoir n’est pas perdu : l’incapacité des pays méditerranéens à répondre aux normes actuelles d’efficacité économique – ils ne peuvent être compétitifs ni sur le plan de l’innovation technologique, ni sur celui du coût de la main-d’œuvre pour des raisons structurelles – fait d’eux un lieu propice à l’expérimentation d’économies « déconnectées » et autosuffisantes.